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11304 décembre 2006 — Avouons-le : lisant ce titre assez ambigu de The Independent d’hier («US pressured Blair into arms bribery inquiry»), nous pensions que les “pressions US” concernaient une action britannique pour stopper l’enquête sur Yamamah, — la grande affaire de scandale d’armement, aujourd’hui à Londres. Quelle naïveté est la nôtre. C’est le contraire…
Voici quelques extraits du texte de The Independent :
«A bribery investigation threatening the future of 50,000 British jobs followed heavy pressure on Tony Blair from George Bush's administration, The Independent on Sunday can reveal. […]
«Now documents released under US freedom of information laws reveal how the probe followed arm-twisting by the Bush administration.
»They show how Britain's most senior defence civil servant was taken to task by the Pentagon over “a longstanding, widespread pattern of bribery allegations involving BAE systems” in July 2002.
»Sir Kevin Tebbit, then the top civil servant at the Ministry of Defence, had an uncomfortable meeting with the US Assistant Secretary of State for Economic and Business Affairs, E Anthony Wayne.
»Mr Wayne said that, though it had signed up to international anti-bribery agreements, “the UK was slow to take action to correct perceived deficiencies”.
»He also complained of the “consistent pattern of alleged behaviour, over time” and, in a clear accusation that the British government was aware of the problem, added that: “Press accounts reinforce material from more sensitive sources.”
»A memo, setting out his “MUST DO” items, declared: “Ask what the British government has done to investigate allegations of bribery by BAE, not only in connection with recent projects, but in connection with older contracts for which bribe payments may still be ongoing ... In the US, this volume of allegations would have triggered a Department of Justice Criminal Division investigation long ago”.»
Il faut se rendre compte du contexte de ces exigences du département d'Etat. Le marché Yamamah — sur lequel portaient les exigences d’enquête de la part du département d’Etat — avait été passé en 1985 entre le Royaume-Uni et l’Arabie saoudite (avions de combat Tornado) parce que les Saoudiens voulaient une deuxième source de fournisseurs en avions de combat (outre les avions américains qu’ils achètent). Les Américains étaient intervenus avec insistance pour que les Britanniques soient choisis, “interdisant” de facto aux Saoudiens tout autre fournisseur — en l’occurrence les Français (Marcel Dassault avait développé sur fonds propres le Mirage 4000 — un Mirage 2000 agrandi pour les missions à plus longue distance, avec deux moteurs au lieu d’un — qu’il aurait pu notamment proposer aux Saoudiens).
En juillet 2002, lorsque les Américains intervinrent comme on le lit, se profilait la possibilité d’une nouvelle commande des Saoudiens qui avaient un besoin programmé d’équipements. Il était alors évident que les Britanniques feraient des offres (avec l’Eurofighter Typhoon) reprenant le cadre du contrat Yamamah qui implique une vaste infrastructure d’ores et déjà en place en Arabie. Ce fut d’ailleurs le cas puisque le contrat Typhoon (72 avions) en négociations et désormais en danger est effectivement considéré comme un contrat de type Yamamah. Par conséquent, les Américains devaient savoir qu’en forçant les Britanniques à une enquête sur le contrat de 1985, ils compromettaient celui qui était à venir (les Typhoon) et favorisaient éventuellement leurs véritables concurrents, les Français de Dassault avec le Rafale. D’une certaine façon, c’est ce qui se passe aujourd’hui, dans des conditions dramatiques de pression.
Comment expliquer le comportement américaniste? Nous offrons trois hypothèses. Bien entendu, on peut faire son choix. Mais notre appréciation et la façon même dont nous présentons les hypothèses font que, pour nous, les trois sont valables, s’ajoutent les unes aux autres et se renforcent les unes les autres.
Cette hypothèse s’appuie sur les habitudes de cloisonnement et d’intérêt particulier des bureaucraties. Il s’agirait alors de considérer simplement que les services qui ont traité cette affaire (les services de l’Assistant Secretary of State for Economic and Business Affairs) ne sont pas avisés des possibilités de marchés d’armement ou qu’ils refusent d’en tenir compte. Ils apprécient l’affaire pour ce qu’elle est, sans aucune référence, y compris aucune référence aux pratiques et cas très nombreux de corruption qui accompagnent les marchés d’armement, — particulièrement les marchés d’armement US.
De toutes les façons qu’on le considère, le cas représente une extraordinaire incursion US dans les affaires d’un pays étranger, — à moins qu’on ne considère pas le Royaume-Uni comme un “pays étranger” mais comme une simple colonie. Cela (Royaume-Uni comme une colonie) semblerait finalement l’hypothèse à retenir. Bureaucratiquement, les affaires du Royaume-Uni sont considérées comme partie intégrante des matières intéressant la bureaucratie US. On ne peut pas dire que les special relationships n’existent pas.
Cette hypothèse dit simplement : les USA ont leurs intérêts et rien d’autre. Il n’est ni question d’allié, d’arrangement, de special relationships. Là où ils peuvent favoriser ces intérêts, ils le font.
En pressant les Britanniques dans cette enquête, les Américains handicapent un concurrent potentiel sur les marchés d’armement, notamment face à l’Arabie, et même si cela risque de favoriser un autre concurrent (le Rafale). C’est un raisonnement au premier degré (cela exprimé sans jugement de valeur), comme l’est en général tout raisonnement unilatéraliste, — puisqu’il ne tient pas compte des subtilités du marché saoudien. Mais il correspond à un aspect de la psychologie US.
Il y a dans l’attitude US une extraordinaire leçon de morale faite aux Britanniques. C’est le représentant de l’administration reconnue comme la plus corrompue de l’histoire US — ce qui est une référence — qui la donne. C’est le représentant d’un pays dont les pratiques de corruption sont connues (mais bien protégées par le gouvernement) qui l’assène. Dans ce cas, l’hypothèse de l’inculpabilité, que nous développons par ailleurs sur ce site, nous paraît bienvenue.
A la lumière de cette hypothèse, on voit l’Assistant Secretary of State for Economic and Business Affairs E Anthony Wayne parler à ses interlocuteurs britanniques comme s’il parlait d’une position objective, débarrassée de tout soupçon d’un acte ou d’une pensée qui affaiblirait la justesse et la vigueur de son rappel à l’ordre. Cette objectivation par la vertu s’appuie avec force sur la loi, puisque Wayne rappelle les Britanniques au respect de leur propre législation, et le gouvernement britannique au devoir de ses conceptions de justice et d’équité. Encore une fois, et en nous référant encore à notre analyse sur l’ “inculpabilité”, nous avançons l’hypothèse qu’il n’y a aucune duplicité dans le comportement américaniste.
Il nous paraît évident qu’il faut effectivement accepter ces trois hypothèses en les additionnant, sans qu’aucune n’interfère sur l’autre. L’attitude d’inculpabilité permet cela en cloisonnant d’une façon étanche la perception, et c’est bien sûr cette dernière hypothèse qui domine le reste.
Cette analyse sur une affaire remontant à plusieurs années (2002) a un élément d’actualité évident. Dans le tourbillon actuel autour de l’affaire Yamamah et avec les menaces saoudiennes d’abandon de la commande de 72 Typhoon, l’attitude US peut jouer un rôle. Si le gouvernement britannique parvenait à influencer le SFO (Special Fraud Office) qui mène l’enquête sur les accusations de corruption, les Américains se jugeraient sans doute fondés, voire obligés, en vertu de leur position objective de juge des comportements britanniques, d’intervenir auprès du gouvernement Blair pour lui faire les remontrances qui importent, voire faire pression sur lui pour qu’il revienne sur cette pratique coupable.
Ce facteur ne doit pas être considéré comme négligeable. L’affaire Yamamah nous révèle de multiples facettes, toutes plus fascinantes les unes que les autres.