L’Inde à Moscou : une commémoration stratégique

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L’Inde à Moscou : une commémoration stratégique

L’Inde est aux côtés de Moscou. Le président de la république indienne Pranab Mukherjee sera présent sur la Place Rouge au côté de Poutine, accompagné par le ministre des affaires étrangères et une équipe importante du ministère, tandis qu’un contingent de 70 soldats du 9ème régiment des Grenadiers de l’armée indienne défilera avec l’armée russe. Cette présence importante est unanimement et spécifiquement présentée, du côté indien, comme une affirmation stratégique de solidarité avec la Russie. Le président Mukherjee, un grand ami de la Russie, n’est d’ailleurs pas là simplement pour la commémoration : arrivé hier à Moscou, il y restera jusqu’à lundi, pour un séjour de cinq jours politiquement très chargé. La visite est à la fois symbolique et politique, et d’autant plus politique qu’elle se place au cœur d’un événement d’une puissance symbolique inouïe et débattu comme tel avec fureur et passion depuis plusieurs mois.

(L’absence du Premier ministre Modi est largement justifiée par son emploi du temps, qui va d’ailleurs tout aussi largement dans le sens du renforcement des liens de l’Inde avec la Russie dans le cadre des groupes BRICS et OCS [Organisation de Coopération de Shanghai]. Modi doit aller à Pékin la semaine prochaine pour une visite d’une grande importance. Il ira en Russie dans deux mois, pour les sommets des BRICS et de l’OCS, puis en Russie à nouveau en décembre pour le sommet annuel Russie-Inde. En juillet, lors du sommet de l’OCS, l’Inde doit officiellement être accueillie comme nouveau membre de cette même OCS.)

Le quotidien The Hindu du 6 juin 2015 indique clairement, à partir de sources du gouvernement, l’intention stratégique de l’Inde au travers de ces déplacements. «During his visit, Mr. Mukherjee is likely to meet President Vladimir Putin, make a public address at a Russian think-tank and attend a cultural exchange programme called “Namaste India”. He will be accompanied by Foreign Secretary S. Jaishankar and a team from the Ministry of External Affairs. “The President’s visit is a well-thought-out decision, expressing solidarity with the country and Mr. Putin for all they have done for us and continue to do,” an official told The Hindu . The Indian Army is also sending a 70-member contingent of the Nine Grenadiers to march along with the Red Army and a contingent of the Chinese Peoples Liberation Army at Moscow’s Red Square.

»“This is a message to our friends in the U.S. and EU that India will maintain its key relationship with Russia, even as it discusses new relationships and strategic convergence with them,” former Foreign Secretary and Ambassador to Russia Kanwal Sibal told The Hindu , adding that Mr. Mukherjee’s presence at the parade will affirm India’s “strategic autonomy.”»

MK Bhadrakumar commente dans un sens très positif cette participation de l’Inde aux cérémonies de commémoration de Moscou (le 6 juin 2015). Pour lui, c’est la poursuite de la “voie indienne” de la Guerre froide, cette voie du “non-alignement” entre l’Ouest et l’Est, mais adaptée aux circonstances présentes qui poussent l’Inde à s’affirmer plus vigoureusement au côté de la Russie (“Considérant que les USA poursuivent une stratégie de containment visant à isoler et à affaiblir la Russie, – et sans vice-versa, – le non-alignement de l’Inde se fait en faveur de la Russie”).

«The decision to attend the Victory celebrations in Moscow can be appreciated from several angles. It is on one plane a “personal” affair, insofar as Mukherjee has played an indelible role in fostering the relations between India and the Soviet Union. The Russians know him intimately well and regard him highly as a close friend and trusted statesman.

»On the other hand, Russian President Vladimir Putin is also highly regarded in India as a friend who places high importance on his country’s strategic understanding with India. To be sure, Russia is not the Soviet Union, but Putin has inherited the Soviet legacy of friendship with India, which is at once pragmatic and highly strategic and has proved to be mutually beneficial, and is uniquely devoid of contradictions. No matter the incessant demonizing of Putin by the western media, his esteem in India remains intact – including the “westernists” among the Indian elites who generally take the cue from Washington. No doubt, Delhi has factored in that the celebrations in Moscow in the weekend bear the personal stamp of Putin.

»Having said that, Mukherjee’s participation in the weekend celebrations in Moscow is ultimately to be viewed and understood as a foreign policy decision taken by the Narendra Modi government. Such decisions are taken after careful deliberation by the foreign-policy establishment in South Block and the political leadership. The decision underscores Modi’s determination to retain India’s “strategic autonomy” as the anchor sheet of the foreign policies and global strategies. It is by no means to be interpreted as an “anti-American” gesturing, but it implies nonetheless a vehement rejection of a crucial template of America’s world-view in the contemporary world politics in relation to Russia and the emerging powers — and all that comes with it, including, arguably, the famous “pivot to Asia”. [...}

»Therefore, those pundits who wrote off India’s non-aligned policies as having become “antediluvian” following Obama’s visit to Delhi in January, got their reading completly wrong. Indeed, Modi himself is due to visit Russia in July to attend the summit meeting of the BRICS countries. There is a strong likelihood of India being formally inducted as a member of the Shanghai Cooperation Organization, whose summit meeting is also being held in Russia at the same time, in July, during Modi’s visit. Finally, at the end of the year, the annual event of the India-Russia summit will once again see Modi traveling to Russia.

»All in all, India is making a highly significant foreign-policy statement regarding its global strategies when Mukherjee arrives in Moscow on Thursday and takes the salute on May 9 from the ramparts of the Kremlin when the Indian Army’s Grenadiers Regiment will march with the Russian troops down the Red Square. Its import will not be lost on important world capitals.»

Il s’agit bien d’un événement qui permet de mieux situer la position de l’Inde sous la direction du nouveau Premier ministre Modi, dans le cours de la crise actuellement la plus importante, entre la Russie et le bloc BAO, mais aussi dans le contexte plus large des deux organisations des BRICS et de l’OCS. La présence de l’Inde à Moscou, avec son contingent de soldats défilant avec l’armée russe, mais aussi avec un contingent de l’armée chinoise, la visite de Modi à Pékin la semaine prochaine, les sommets conjoints des BRICS et de l’OCS en Russie en juillet, tout cela replace l’évènement de la commémoration dans le cadre d’une réaffirmation spectaculaire de ces deux organisations structurant désormais ce qui commence à ressembler à un “front anti-BAO”. (Outre l’Inde, tous les pays des BRICS et de l’OCS seront évidemment présents à Moscou demain, présidents en tête.)

D’une façon assez singulière mais bien dans la manière de ces pays, notamment le triangle Chine-Russie-Inde, l’évolution actuelle est présentée comme une sorte de conséquence indirecte de la politique-Système du bloc BAO, USA en tête. Puisque l’Inde continue à se dire “non-alignée“, c’est-à-dire selon une politique d’équilibre entre les deux “blocs”, cela signifie qu’elle est amenée pour garder cet équilibre à s’aligner sur Moscou dès lors que le bloc BAO développe une politique agressive contre la Russie ; l’Inde entre les deux “blocs” conduite selon la logique du déséquilibre des politique à s’intégrer dans l’un des deux... La Chine a évolué de cette façon dans les premiers mois qui ont suivi le déclenchement de la crise ukrainienne, un peu en avance sur l’Inde parce que l’Inde se trouvait au milieu d’un important changement de direction. Mais le résultat est toujours le même au bout du compte, parce que la politique-Système du bloc BA ne laisse aucun autre choix : à l’image des vitupérations initiales de GW Bush dans l’immédiat post-9/11, c’est l’habituel “tout ou rien” ; c’est-à-dire que le “qui n’est pas avec nous est contre nous” du GW de septembre 2001 devient évidemment “qui n’est pas complètement avec nous est contre nous”. Il en sera donc de l’Inde comme il en a été de la Chine (et comme il en a été et comme il en sera pour les pays des BRICS et de l’OCS). Quelles que soient les politiques énoncées, y compris celle du “non-alignement” de l’Inde, le diktat du bloc BAO ne peut que rejeter les puissances auxquelles il est destiné dans un front d’opposition, – un peu de la même façon d’ailleurs que la Russie elle-même, qui cherchait initialement la coopération avec le bloc BAO.

La politique du bloc BAO est bien cette épouvantable politique-Système, politique du diktat et de la pression constante, qui massacre les souverainetés nationales et fait bon marché de la volonté d’“autonomie stratégique“ comme celle qu’affirme l’Inde. Les évènements allant dans le sens d’un durcissement constant et d’une agressivité permanente, essentiellement dans le chef des USA et de l’UE institutionnelle, le sort des puissances qui sont l’objet de ces pressions est couru d’avance. Elles doivent et elles devront toujours plus se regrouper entre elles, quelles que soient leurs différents régionaux, pour se constituer de plus en plus en “front” contre le bloc BAO, c’est-à-dire en “front antiSystème”. C’est une fatalité des grands courants politiques actuels, même si ces pays sont économiquement et commercialement inscrits dans le Système, parce que les évènements en cours écartent de plus en plus les données économiques d’ailleurs en pleine crise ontologique, pour amener les relations aux niveaux symboliques et politiques du fameux choix “qui n’est pas complètement avec nous est contre nous“. Le bloc BAO, sous l’empire de la politique-Système, est une machinerie politique absolument totalitaire, qui ne pense plus sa politique mais qui exécute une politique dont l’inspiration le dépasse, qui l’exécute aveuglément et sans la moindre nuance ni appréciation de son exécution et de ses effets.

Ainsi, ce qui devait être un événement symbolique de commémoration et qui aurait dû être l’occasion d’une tentative de réconciliation, devient un événement politique et symbolique marquant d’une façon éclatante la division du monde en deux. Mais cette division n’est pas du tout comme du temps de la Guerre froide même si le processus semble similaire ; elle est conforme au temps présent de l’affrontement ultime entre le Système et ce qui se constitue antiSystème.

En vieux diplomate classique, Bhadrakumar fait de tout cela une occurrence politique exactement alignée selon le cours des évènements de la Guerre froide ... «Without doubt, the West owes Russia one hell of a lot for the huge sacrifices it made and the tremendous sense of fortitude and grit showed by the Russian leadership and the people in breaking the back of the Nazi war machine so that Europe remained free. Yet, the western world is “boycotting” the seventieth anniversary of the Victory Day over Nazism, which Russia is celebrating this weekend. The New Cold War politics has crept in. [...] Of course, when the US boycotts, its allies – not only the Anglo-Saxon allies but the whole western bandwagon — obediently follows the lead. Suffice it to say, it is all very highly political — shenanigans or the petulance of the western statesmen, depending on how you look at it — when it comes to Russia and its politics.»

Nous ne sommes évidemment nullement assurés qu’il faille s’en tenir à cette seule logique de la réminiscence d’une ère politique d’un autre temps. Les “alliés” des USA suivent par couardise face aux USA, c’est évident, mais ils suivent également et peut-être plus encore par couardise teintée de panique devant la possibilité d’une rupture d’un unanimisme diabolique au sein de l’UE, diktat d’unanimisme qui rend tous les États-membres de l’UE prisonniers les uns des autres, et chacun prisonnier d’une machinerie (celle de l’UE) qui le dépasse, qui est elle-même incapable de dire pourquoi elle fait ce qu’elle fait. En un sens, les USA sont dans situation similaire, incapables également d’expliquer pourquoi ils font ce qu’ils font, d’une manière si grossière, si folle, qui finit par jeter un hésitant Modi dans les bras du couple russo-chinois ; lequel couple russo-chinois s’est formé parce qu’une Chine hésitante a été jetée par cette même violence dans les bras de la Russie ; laquelle Russie elle-même, qui n’en voulait certainement pas tant, a été conduite à la position qu’elle occupe par la politique-Système déchaînée depuis l’affaire ukrainienne.

Il y a dans cet enchaînement, évidemment, quelque chose de diabolique. On n’enseigne pas ces choses, ni dans les grandes écoles de diplomatie, ni au sein du Conseil de sécurité, ni même au sein du Conseil de l’Atlantique Nord de l’OTAN, où personne, en vérité, ne comprend ce qui se passe vraiment, – et où tout le monde s’exécute et exécute. Les USA suivent eux-mêmes ils ne savent pas très bien quoi. L’entraînement de la politique-Système, du Système, de sa fascination pour son autodestruction, est un facteur qui bien entendu dépasse les schémas politiques et les arrangements diplomatiques. Sans aucun doute, le défilé de demain sur la Place Rouge et le souvenir de la fin de cet effondrement du monde que fut la Deuxième Guerre mondiale comme héritière directe du bouleversement ontologique de la Grande Guerre sont-ils plus à même de rendre compte de cet événement.

 

Mis en ligne le 8 mai 2015 à 08H32