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463La victoire de Narendra Modi et de son parti BJP en Inde constitue un événement qu’il est extrêmement difficile de définir, encore plus de l’appréhender selon une prospective acceptable ; ni la définition ni la prospective possible de l'événement ne permettent aux commentateurs et observateurs de s’accorder, ni à la “presse alternative” et indépendante de distinguer avec certitude des possibilités antiSystème et quelles possibilités antiSystème. Une sorte de revue de presse très sélective, selon nos appréciations concernant la signification des extraits présentés, donne une assez bonne idée de cette incertitude.
Modi est présenté comme un nationaliste, sinon un ultranationaliste. Cette étiquette a plusieurs significations et, en elle-même, elle ne donne certainement pas suffisalmment d’éléments qui permettraient de résoudre l’énigme. D’autre part, Modi est présenté comme l’homme du Big Business globalisé, du Corporate Power, prêt à sacrifier beaucoup de choses à une politique d’investissements, de capitalisme ultra-libéral, etc. Là aussi, on peut avancer plusieurs significations à un fait souvent présenté comme assuré par les milieux économiques, mais qui rencontre d’autres tendances autour du même personnage qui ne vont pas nécessairement dans ce sens. Notre revue de presse rend compte de tout cela...
• La vision la plus critique de Modi, du point de vue d’une vision qui se voudrait antiSystème mais qui se réfère également à des références idéologiques que nous pouvons juger comme obsolètes et parfois contre-productives, se reflète par exemple dans l’interview, dans Democracy Now ! du 16 mai 2014, de l’Indien Siddhartha Deb. (Cet analyste indien met également en évidence les tendances fascisantes et hyper-nationalistes qui seraient au cœur des racines du parti BJP, retrouvant ainsi la formule désormais mise “à la mode” par l’Ukraine des possibilités d’alliance entre des extrêmes-droites fascisantes sinon néo-nazies et les milieux économistes hyper-libéraux.) : «Modi is the leader of the BJP, a Hindu nationalist party. “This is the result that the corporations in India wanted,” says Siddhartha Deb, Indian author and journalist, noting that Modi “is very a pro-development politician, which basically means pro-business.”» On trouve également une critique classique de Modi, bien dans la manière du site, sur WSWS.org, le 17 mai 2014. C’est comme à l’habitude une vision des plus conformes à l’engagement trotskiste de WSWS.org, fondée sur une analyse économiste et anticapitaliste serrée et en général instructive.
«What hopes India’s workers and toilers have that the BJP will deliver on its election campaign promises of jobs and development will soon be dashed. Big business has championed the BJP and its prime ministerial candidate—the self-styled Hindu strongman, Gujarat Chief Minister Narendra Modi—as the instrument through which to impose socially incendiary “pro-market” reforms in the face of mass popular opposition.
»Modi is notorious for his role in instigating the 2002 Gujarat anti-Muslim pogrom. But he has impressed India’s corporate elite and the likes of Goldmann Sachs, which recently issued a gushing report on Modi’s potential to serve as an “agent of change,” by lavishing investors with land and tax concessions, illegalizing strikes, and otherwise doing their bidding. The Indian bourgeoisie’s enthusiasm for the arch-communalist thug Modi underscores that it is turning to reaction and authoritarian methods of rule to realize its ambitions to transform India into a hub of cheap-labor production for world capitalism.»
• Certaines plumes ne suivent pas cette pente, tout en reconnaissant l’enthousiasme du Big Business globalisé pour Modi. C’est le cas de Juan Cole (sur Truthdig.org, le 17 mai 2014). Le célèbre analyste indépendant des questions du Moyen-Orient fait une analogie très conforme à une vision américaine et américaniste à la fois : pour lui, le BJP est un Tea Party indien, et Modi une sorte de Sarah Palin dans le contexte indien, avec sans aucun doute la crudité intellectuelle en moins. Ce que Cole nous signifie, c’est que Modi est un populiste d’extrême droite, c’est-à-dire une espèce politique (que Cole n’aime pas certes, mais c’est une autre histoire) d’abord marquée par ses racines activistes et son enracinement populaire ; par conséquent, estime Cole non sans justesse, d’une espèce extrêmement incertaine pour ce qui est du soutien qu’elle serait censée apporter au Big Business, quelle que soit l’affirmation de départ. (Là encore, allusion à la “nouvelle formule” d’alliance entre extrême-droite et hyper-libéraux, mais pour en dénoncer la possibilité d’un fonctionnement adéquat. Ce scepticisme, répétons-le pour notre compte, ne nous paraît pas sans fondement.)
«The victory of the Bharatiya Janata Party (BJP) in India’s elections is being hailed in some Western media as a hopeful sign for U.S.-Indian trade and for Indian business. But like the U.S. Tea Party movement, it is rent by internal contradictions that could derail such aspirations. The BJP has many resemblances to the American Tea Party movement. It is xenophobic (especially disliking Muslims). It is imbued by religious fundamentalism and often anti-science. It is hawkish in foreign policy. It is an advocate for the business classes and critical of government programs. Despite the latter position, it may not be as good for the Indian business sector as many observers assume. [...]
»Many outsiders are celebrating the BJP victory because they assume that it will lead to better trade and economic relations between India and e.g. the U.S. They don’t seem to realize that India has just elected the equivalent of a Sarah Palin or Ted Cruz. It seems to me that the only question is whether the party, now that it is in power, will become more pragmatic and less intolerant just in order to rule. One dark cloud on that horizon is that it attained an absolute majority in parliament and so does not need more moderate coalition partners.»
• En matière de politique extérieure existe une incertitude similaire, tournant notamment autour des relations de l’Inde de Modi avec les USA. (...Et aussi avec la Russie, ces deux relations ayant entre elles un lien antinomique qu’on comprend aisément, qui n’est pas nécessairement pris en compte dans ces analyses préliminaires mais qui apparaîtra inévitablement en raison de la dégradation accélérée et centrale, avec des effets latéraux inévitables, entre les deux puissances russe et US.). Le professeur Narendra Modi, l’un des experts les plus représentatifs de l’establishment indien, d’un point de vue assez proche des milieux économiques partisans de la globalisation, donne une interprétation assez favorable à un renforcement des liens entre l’Inde et les USA, malgré des difficultés sérieuses. Là aussi, l’appréciation est fondée sur l’hypothèse centrale de l’engagement économique favorable aux normes occidentales de Modi. (Dans The Diplomat, le 16 mai 2014.)
«Restoring momentum to the relationship with the United States – damaged recently by grating diplomatic tensions and trade disputes – is another pressing challenge. But Modi’s commitment to pro-market economic policies and defense modernization is likely to yield new opportunities for US businesses and lift the bilateral relationship to a new level of engagement. America’s strategic interests will be advanced by likely new defense cooperation and trade that boosts U.S. arms sales and creates avenues for joint military coordination. The U.S. already conducts more military exercises with India than with any other country.
»Modi is the sort of leader who can help put U.S.-India ties back on track and boost cooperation. Yet there is a risk that his relations with the U.S., at least initially, could be more businesslike than warm, owing to an American slight that is hard for him to forget. In 2005, the US government revoked his visa over unproven allegations that he connived in Hindu-Muslim riots in 2002, when he was Chief Minister of Gujarat. Even after India’s Supreme Court found no evidence to link Modi to the violence, the US continued to ostracize him, reaching out to him only on the eve of the recent election. With the US having expressed no regret for its revocation of his visa, Modi is unlikely to go out of his way to befriend the U.S. by seeking a White House visit. Instead, he is expected to wait for US officials to come calling...»
• Une vision différente est celle de Rajeev Sharma, journaliste, auteur et analyste stratégique à La Nouvelle Delhi. Alors que le mot “Russie” est complètement absent de l’article de Chellaney, ce qui est surprenant en tout état de cause mais aussi proche de la vision des milieux économistes globalisants qui ont fort peu de considération pour ce pays justement en ce qu’il entend s’affirmer comme nation identitaire, il apparaît en bonne place dans l’appréciation que Sharma donne des perspectives de politique étrangère de l’Inde sous la direction de Modi. Par contre, Sharma juge que les relations avec les USA seront marquées par une extrême méfiance et sans doute plus tendues que sous l’administration précédente. On trouve deux appréciations de Sharma, dans deux articles de Russia Today. Dans le premier, datant du 14 avril 2014, Sharma relevait un point du programme du BJP : «In the entire section on foreign policy, there is one sentence in the BJP manifesto which seems to be directed at the US and gives an inkling of the BJP government’s policy towards the US. It reads: “Instead of being led by big power interests, we will engage proactively on our own with countries in the neighborhood and beyond.” Here is the decoder. The “big power” is obviously the US. The countries in the “neighborhood and beyond” are China (neighborhood) and Japan and Russia (beyond). What it means is that the BJP government will be pursuing diplomatic engagement with China, Japan and Russia in the best national interest of India rather than being guided or micro-managed by the US.»
Le 16 mai 2014, Charma confirme ce premier jugement, au travers d’une revue des relations pays par pays... «Russia, Japan: These two countries will be the most important in the entire world from the perspective of the Modi government. The Modi administration will deepen ties with both: Russia to counterbalance the United States and Japan to counterbalance China. The Modi-led India should also see a huge fillip in trade and economic ties with these two countries.
»United States: Modi will go slow with the US and wait for the Americans’ overtures before taking the first step. The US has pursued a policy of denying a visa to Modi over his alleged but unproven involvement in the Gujarat pogrom of 2002, and has foolishly stuck to this policy when the entire West has changed its stance toward Modi...»
D’une façon générale, le cas de l’incertitude (l’énigme) est largement dominant dans l’évaluation qui est ainsi faite de l’orientation de l’Inde sous la direction de Modi. Cette incertitude touche aussi bien l’aspect intérieur que l’aspect extérieur, et est fortement marqué, dans nombre de jugements, par des références idéologiques classiques. Le rejet de Modi pour cause de droite extrême ou de tendances populistes ou pire, colore tous les jugements issues des idéologies de gauche, en pronostiquant en général (sauf un Cole) la suite logique d’une alliance de Modi et du Big Business. Cette équation est extrêmement classique et remonte à la vision antifasciste des années 1930. Il ne nous paraît nullement évident, loin de là, que la situation ukrainienne qui en est la référence universelle pour la séquence présente témoigne de sa revitalisation comme d’un facteur sérieux et solide ; l’on sait bien que bien d’autres facteurs d’une importance considérable que ces appréciations idéologiques ont leur place dans la situation ukrainienne, dont le désordre déstructurant inhérent à cette situation n’est certainement pas le moindre, cela rendant difficile d’en conclure des arguments politiques décisifs.
Un point important mis en évidence de façon constante concerne les liens entre Modi et le Premier ministre japonais, le nationaliste Shinzo Abe. (C’est même le titre de l’article de Chellaney : «Narendra Modi: India's Shinzo Abe – India’s next prime minister has much in common with Japan’s nationalistic incumbent.») La conclusion indirecte qui en est tirée par certains est que cette proximité de type nationaliste entraînerait une proximité des politiques, notamment vis-à-vis des USA (Abe s’appuie sur les USA pour affirmer le nationalisme japonais contre la Chine). Mais c’est faire d’une tendance, d’une attitude, d’une façon de voir la politique, la substance même de la politique menée, et donc confondre les objets ainsi considérés. Dans le cas d’un pays comme l’Inde, qui a déjà établi des relations importantes avec la Russie et la Chine au travers de l’association des BRICS, et poursuit des relations stratégiques très profondes et anciennes avec la Russie, le nationalisme de Modi peut aussi bien le conduire à durcir son attitude vis-à-vis des USA en s’appuyant sur ses liens avec la Russie (surtout), et avec la Chine à l’intérieur de l’ensemble BRICS. Cette tendance à la neutralisation de l’antagonisme avec la Chine peut également servir à contenir d’éventuelles tensions avec le Pakistan, concerné par les tendances religieuses radicales (antimusulmanes) de Modi. Comme on le voit, les possibilités sont diverses.
L’Inde a eu plusieurs années d’un gouvernement assez passif et sans grande initiative, d’un gouvernement grandement handicapé par ses structures très vulnérables à la corruption endémique. Cette situation favorisait une influence US dont on sait combien elle fait grand usage de la corruption, avec ses relais innombrables dans l’establishment ; malgré cela, l’Inde s’est peu à peu engagée dans certaines structures générales et dans un courant politique qui s’inscrivent dans les grandes tensions entre le Système et les réactions antiSystème. Le groupe des BRICS est la référence principale à cet égard, qui n’a pas encore la vigueur attendue mais qui impose cette orientation en raison de la puissance de ses composants. L’habileté et la dynamique politiques de la Russie activées par la crise ukrainienne devraient renforcer la dynamisation du groupe et constituer pour l’Inde une incitation dans ce sens, à un moment-clef du groupe parce que la radicalisation de l’affrontement bloc BAO-Russie force de plus en plus vers une prise de position solidaire de la Russie des BRICS comme condition de la poursuite de l'expansion du groupe. En fait, les caractères assez extrêmes de Modi lui-même et du parti qu’il représente sont intéressants surtout pour envisager la façon dont l’Inde pourrait réagir aux événements en cours, aux crises qui continuent à se développer, à l’occurrence que nous signalons à propos de “BAO versus Russie”.
Notre appréciation est évidemment plus que jamais qu’il est extrêmement difficile à une puissance de cette taille qu’est l’Inde de modifier radicalement son orientation politique, alors qu’elle se trouve inscrite nécessairement dans des flux déjà existants et extrêmement puissants (le flux du Système, le flux des réactions antiSystème). (L’échec de l’OPA stratégique des USA sur l’Inde dans les années 2005-2007 [voir le 26 mars 2005 et le 8 avril 2006] à partir d’une offre de collaboration stratégique et nucléaire, alors que les USA étaient en position beaucoup plus forte de puissance, en est un témoignage à la lumière de ce qui a suivi.) Mais les réactions aux événements et circonstances ménagés par ces flux “extrêmement puissants” peuvent être, elles, très intéressantes. Pour prendre le parallèle tracé entre Modi et le Japonais Abe au niveau des caractères et des positions idéologiques, cette similitude pourrait dans le cas de l’Inde donner des résultats très différents sinon inverses parce que les événements seraient fondamentalement différents dans leurs orientations. Un Japon nationaliste mais dont les élites sont depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale complètement américanisées ne peut envisager de champ pour l’expression de son nationalisme que sa concurrence historique avec la Chine. Une Inde nationaliste, avec les tendances qu’on a vues et les proximités que lui imposent les BRICS, devrait exprimer son nationalisme plutôt par antagonisme des attitudes interventionnistes que les USA ont développées dans leurs relations avec l’Inde, et marquées par des incidents diplomatiques d’importance assez réduite mais de grande force symbolique (pour Modi, l’affaire de la suppression du visa à la suite des émeutes antimusulmanes de 2002).
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