Lindsay Graham, ou l’amour des drones

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Lindsay Graham, ou l’amour des drones

Est-ce volontaire ou pas ? Lors d’une conférence assez anodine, devant une assemblée locale du Rotary Club, à Easley, en Caroline du Sud, le sénateur de cet État, Lindsey Graham, a révélé le nombre de tués par l’action des drones US, selon le décompte officiel en général tenu secret ou évoqué en termes pudiques et largement minorisés, – comme on s’en aperçoit aujourd’hui, par la voix du sénateur républicain. Ce décompte précis donné par Lindsay Graham donne 4.700 personnes tuées, dans des circonstances qui en font nécessairement des assassinats, ou des “liquidations” en termes de pratique des organisations dites de “crime organisé”.

C’est le site du Council of Foreign Relations qui a, le premier, débusqué l’information essentielle de la conférence de Lindsay Graham et l’a mise en exergue. C’était le 20 février 2013 et l’auteur du blog, Micah Zenko, a pris la précaution louable de ne parler, pour désigner les victimes, que de “terroristes” suivis d'un point d'interrogation («How Many Terrorists Have Been Killed by Drones?»). Graham lui-même, dans un effort de type humanitaire, a admis qu’il y avait sans doute, peut-être, des victimes civiles et innocentes (la phrase est la suivante : «The drone program has been very effective… We've killed 4,700… Sometimes you hit innocent people, and I hate that, but we're at war, and we've taken out some very senior members of Al-Qaeda.»).

Selon le CFR, c’est lors de la séance questions-réponses que Graham a donné le chiffre des victimes de la guerre unilatérale des drones définie comme une campagne permanente de liquidation, qui est devenue une politique officielle du gouvernement Obama. On note aussitôt que ce chiffre équivaut aux plus hautes estimations faites par des organisations privées et dissidents, notamment les 4.756 tués recensés par le Bureau of Investigative Journalism (TBIJ), jusqu’alors considéré par les milieux indépendants comme une excellente source à cet égard, et ainsi confirmée d'une façon quasi-officielle dans cette position.

«…Graham then added: “We’ve killed 4,700. Sometimes you hit innocent people, and I hate that, but we’re at war, and we’ve taken out some very senior members of Al-Qaeda.” His estimate of the death toll of suspected terrorists and militants by U.S. nonbattlefield targeted killings is higher than any other reported. My report, Reforming U.S. Drone Strike Policies, compiled the averages found within the ranges provided by New America Foundation, Long War Journal, and The Bureau of Investigative Journalism (TBIJ) and produced a number about 1,200 fewer.

»It is notable that Graham’s estimate nearly matches the TBIJ’s highest estimated range for “total reported killed” in Pakistan, Yemen, and Somalia: 4,756. Either Graham is a big fan of TBIJ’s work, or perhaps he inadvertently revealed the U.S. government’s body count for nonbattlefield targeted killings.»

Russia Today reprend l’information le 20 février 2013 et développe l’aspect controversé du nombre de victimes “civiles et innocentes” dans ce bilan. (Voir aussi le texte de Antiwar.com du 21 février 2013, renforçant encore le sujet de cette évolution de la situation de la communication de la guerre des drones.)

«When researchers at Stanford University and New York University published their ‘Living Under Drones’ report last September, they found that only about 2 percent of drone casualties are top militant leaders, and the Pakistani Interior Minister has said that around 80 percent of drone deaths in his country were suffered by civilians. Meanwhile, the United Nations special rapporteur on counter-terror operations had claimed that the UN has started “an investigation unit within the special procedures of the [UN] Human Rights Council to inquire into individual drone attacks,” but independent research, when coupled with Sen. Graham’s statement, suggests that America’s drone wars have killed more than just a handful of civilians.

»For now, though, the senator’s remarks are perhaps the only ones the American people have been provided with by a Washington official who may actually be able to provide insight into the real toll of the wars abroad. President Barack Obama has defended his drone wars and said last year that the program is kept on “a very tight leash” and his administration does not conduct "a whole bunch of strikes willy-nilly.”»

Il est précisé que Lindsay a déclaré qu’il était nécessaire d’utiliser des drones sur la frontière mexicaine des USA pour contrôler l’immigration, ce qui confirme implicitement l’emploi de drones à l’intérieur des USA (dans cette zone-frontière et certainement dans d’autres zones). Graham précise pourtant qu’il ne faut pas que ces drones utilisés à l’intérieur de l’espace aérien des USA soient armés, et l’on comprend cette précision alors qu’il s’adresse à des électeurs potentiels, citoyens des USA, qui n’apprécieraient pas nécessairement une telle initiative pour leur propre sécurité.

Quoi qu’il en soit, il semblerait logique de considérer que la révélation d’un nombre de 4.700 personnes tuées par la “guerre des drones” l’ait été par inadvertance, de la part d’un sénateur qui est nécessairement au courant des évaluations officielles au travers de ses fonctions dans diverses commissions spécialisées dans les questions de sécurité nationale. Comme on connaît Lindsay Graham, homme emporté dans certains moments comme il est calculateur et machiavélique à d’autres, mais de toutes les façons affecté à l’extrême de cette psychologie guerrière si courante dans la direction washingtonienne, et lui-même sans doute plus qu’aucun autre, cette révélation du chiffre des estimations officielles peut aisément apparaître comme le résultat de l’emportement. On ne peut pas dire que cela aide précisément la tactique de communication de l’administration Obama à cet égard. Les chiffres évoqués jusqu’ici, ou bien disons suggérés, se situaient clairement à un niveau en-dessous, tandis qu’au contraire le chiffre de Graham rend un signalé service à un organisme clairement indépendant sinon dissident comme le TBIJ, – désormais en position pour être considérée comme une source infiniment plus fiable que l’administration Obama et ses innombrables branches, plus ou moins secrètes, de sécurité nationale connectées à la guerre des drones.

Par conséquent, la révélation de Lindsay Graham pourrait avoir des effets importants, et si elle est le résultat de l’emportement d’une psychologie enfiévrée elle pourrait également apparaître comme une gaffe politiques avec des conséquences. D’une certaine façon, elle “officialise” la guerre des drones dans sa plénitude, c’est-à-dire avec tout un appareil désormais reconnu d’affirmations officielles sur les pertes causées, dont les variations initiales d’extrême minorisation de ces pertes qui se trouvent complètement démenties, de contestations désormais possibles de ces affirmations dont certaines d’ores et déjà conformées, de quasi-institutionnalisation de sources privées (TBIJ) comme sources d’information largement supérieures aux sources officielles, etc. Elle officialise une “guerre” que Lindsay Graham semble reconnaître comme pleinement justifiée de toutes les façons, mais qui est et reste absolument illégale et criminelle selon toutes les législations en cours ; cela renforcera par conséquent, ou contraindra à renforcer sous la pression de l’opinion publique, la position de critique de la guerre des drones par nombre de gouvernements. Enfin, la révélation de Graham tend à valider encore plus l’enquête lancée par l’ONU sur la guerre des drones, et les pertes civiles qu’elle cause. L’impopularité des USA et la politique de défiance de cette puissance qu’on trouve désormais d’une façon assez courante, vont s’en trouver notablement renforcées.

“A la guerre comme à la guerre” semble nous dire Lindsay Graham, pour justifier l’emploi des drones, l’assassinat, la guerre complètement illégale et hors de tout contrôle, etc., – «Sometimes you hit innocent people, and I hate that, but we’re at war… […] I can't imagine in World War II for Roosevelt to have gone to a bunch of judges and said, “I need your permission before we can attack the enemy”». Le problème est que tout le monde ne partage pas nécessairement cet avis et que, dans ce cas, le contrôle de la communication devient vital, et singulièrement dans notre époque où la communication, justement, domine tout. Avec sa révélation du type-gaffe d’une psychologie énervée, Lindsay Graham vient peut-être de porter un coup fameux à la cause de son gouvernement qu’il chérit tant pour cette occasion (il a proposé une motion au Sénat pour féliciter le gouvernement Obama, pourtant démocrate, pour son emploi des drones), et notamment au crédit de la communication de ce gouvernement dans ce domaine. Cela est un fameux handicap qu’il a imposé au gouvernement Obama et au Système en général. Le discrédit complet de l’information officielle, chose admise et courante, se double désormais d’un crédit accordé à des sources non-officielles et même dissidentes, et d’un crédit nouveau accordé aux simples témoignages qui rapportent en général des images de massacres de civils dans des situations peu glorieuses pour les USA. Du point de vue de la communication (dans ce cas, de l’influence des USA), ce n’est pas la meilleure opération du monde. On sait maintenant que les tueurs, et notamment le Tueur-en-chef en attente d’être canonisé, sont vraiment ce que leurs adversaires les plus acharnés disent qu’ils sont.


Mis en ligne le 22 février 2013 à 10H42