L’inéluctabilité de “passer à l’Est”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’inéluctabilité de “passer à l’Est”

21 janvier 2016 – Les Polonais ont beaucoup parlé ces derniers jours. Après les attaques lancées contre le nouveau gouvernement polonais par l’UE, la Commission, etc., et les décisions de mettre la Pologne “sous surveillance”, le thème général de leurs discours, je dirais du point de vue symbolique, c’est ceci : “L’UE d’une manière générale, la Commission, se conduisent vis-à-vis de nous exactement comme l’URSS se conduisait vis-à-vis de la Pologne durant les années où l’Europe de l’Est vécut sous le contrôle de cette puissance”. Laughland va même plus loin, et fort justement : « La Commission de Bruxelles a donc moins de légitimité démocratique que ses presqu'homonymes, les fameux Comités centraux des partis communistes qui jadis faisait la pluie et le beau temps en Europe de l'Est. »

C’était le temps où régnait la “doctrine Brejnev”, dite de “souveraineté limitée”, qui triomphait déjà en 1953 (Berlin-Est), en 1956 (Budapest) avant même qu’elle eût été baptisée comme on la connaît, et enfin en 1968 (Prague) où elle nous fut clairement exposée, par la dialectique des dirigeants soviétiques conduits par Brejnev et de leurs acolytes du Pacte de Varsovie (les Tusk d’alors), et par les chars entrant en Tchécoslovaquie le 21 août 1968. (“Souveraineté limitée”, c’était un de ces charmants oxymores, plutôt involontaires que poétiques, comme on en voit tant aujourd’hui au gré des narrative : comment la souveraineté, qui est un principe et comme tel quelque chose d’irréfragable dans sa nature et sa composition, pourrait-elle se concevoir comme “limitée” ? On est souverain entièrement ou on ne l’est pas du tout.) Il est maintenant avéré que le sentiment des dirigeants polonais, qui s’est imposé dans leurs esprits en quelques semaines, est de plus en plus largement partagé, au moins par leurs complices du “Groupe de Visegrad” (outre la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la Tchéquie) qui formaient du temps de l’URSS l’axe central et la voie stratégique principale d’une Europe de l’Est contrôlée par l’URSS.

Méditez et mesurez cette appréciation et tirez-en la force et la puissance symbolique. Pendant un demi-siècle et peut-être plus pour les nostalgiques du progressisme libéral occidentaliste qui ont gardé toute leur vertu antisoviétique transmutée en hyper-vertu antirusse, l’on a dénoncé l’emprise de cette oppression venue de leur Est sur ces pauvres pays centre-européens qui dépendaient jusqu’en 1985-1989 de la chaîne des Politburos jusqu’à celui de Moscou. On a même jugé évident, sinon habile, de retrouver cette tendance impériale et oppressive à l’occasion de la crise ukrainienne, et les Polonais eux-mêmes, y compris les dirigeants du PiS, s’y sont laissés prendre. Et que découvrent-ils aujourd’hui ? Le vrai Politburo se trouve à l’Ouest, et plus du tout à l’Est. La Commission européenne, sous la direction éclairée mais titubante 24 heures sur 24 de Juncker, s’impose comme le bras armé de la nouvelle URSS de l’Europe de l’Est, comme elle s’est imposée comme une émanation à peine fardée de ce que fut l'Allemagne du temps du Reich pour la Grèce.

Laissez les arguties politiques, les analyses métahistoriques, les considérations structurées au reste du site dedefensa.org, et concentrez-vous sur la force du symbole pour ces pays qui ont subi ce qu’ils ont subi. Imaginez leur stupéfaction, la puissance du choc qu’ils sont en train de subir alors qu’ils s’étaient tant réjouis de leur entrée dans l’UE, autour de 2004, comme de l’achèvement de leur grande entreprise de libération. Je soupçonne que la surenchère pro-ukrainienne et antirusse, pendant la crise ukrainienne, de certains de ceux que l’on entend aujourd’hui sur un registre si différent constituait une tentative désespérée de se dissimuler à soi-même la vérité-de-situation qui commençait à se manifester quant à leur véritable situation au sein de l’UE : des vassaux asservis, des colonies à la sauce postmoderne et une “souveraineté super-limitée” selon les canons de Bruxelles.

Ne vous y trompez pas, c’est une révolution psychologique qui est en cours dans ces pays, un formidable renversement imposé à la psychologie déclenché par la force de l’aspect symbolique de l’épisode que nous sommes en train de vivre. L’événement est énorme, souterrainement, au-delà des échanges convenus et des manœuvres doucereuses de couloir dans les arcanes de la bureaucratie. Bien sûr, il y a beaucoup d’autres crise pour l’UE aujourd’hui, par bonheur puisque cela signifie que le modèle est en train d’être pulvérisé par toutes ses contradictions, ses prétentions, ses iniquités et son illégitimité. Mais celle-là est vraiment très importante, notamment par sa dimension symbolique engageant plus d’un demi-siècle d’affirmation libératrice proclamée et brandie par le suprémacisme occidentaliste-américaniste, et anglo-saxon particulièrement, et européen-institutionnel pour notre affaire.

Mon sentiment est qu’un événement de rupture d’une réelle importance et d’une force symbolique inouïe est en cours de formation au sein de l’Europe telle qu’elle a été bidouillée par le gang bruxellois, les “Orques” de “la Secte” comme on désignait fort peu aimablement sur ce site les dirigeants de l’UE lors du paroxysme de la crise grecque, en juillet dernier. La dynamique se déroule encore à fleurets mouchetés, avec une volonté de ne rien dramatiser, ni d’un côté ni de l’autre, mais elle d’une puissance considérable qui ne tardera pas à donner à plein. Je crois bien que, dans cette partie, la disproportion des forces structurelles (en faveur de l’UE) est largement compensée par la faiblesse conjoncturelle extraordinaire d’une UE frappée de nombre de crises, de toutes les sortes et de tous les côtés possibles, que sa nature invertie et déstructurante a créées.

Certes, les Polonais et leurs compères du “Groupe de Visegrad” vont subir des assauts frontaux et répétés. Pour l’UE aux abois confrontée à ces crises totalement insolubles où elle est totalement impuissante (notamment les migrants-réfugiés et la saga de la mise à mort de Schengen), et parce que l’UE vit dans un monde délirant où elle croit pouvoir soumettre le monde dès lors qu’elle peut asseoir sa petite vertu sur les “principes” sacrés de notre contre-civilisation, la crise de l’Europe de l’Est paraît à son esprit court une façon à assez bon compte de tenter de rétablir ce pouvoir jugé extraordinaire, et qui pourtant se délite à grande vitesse. Il en résultera une aggravation de la querelle, et cela très, très vite, parce que, bis repetitat, l’UE est aux abois, et la voie très-grande ouverte à la rupture. On en saura un peu plus, assez rapidement à mon sens, par exemple lorsque monsieur Poutine débarquera à Varsovie, invité pour une visite d’État chaleureuse et si prometteuse. C’est normal : l’Europe de l’Est, si  elle veut “choisir la liberté” comme au temps de la Guerre froide, n’a plus qu’à se tourner vers son Est.

Le fantôme du passé, – la Guerre froide et la “souveraineté limitée”, – a donc resurgi effectivement. Cela ne se passait pas en Ukraine. Cela se passe aujourd’hui, sur notre Est doublement apprécié, et le fantôme est celui de l’inversion achevée et de la mise à nu de la vérité-de-situation de notre contre-civilisation. En 1956 ou en 1968, ou “passait à l’Ouest”, et c’était la liberté (on le croyait, certes oui, et moi-même y ait cru) ; aujourd’hui, “on passe à l’Est”.