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18 septembre 2005 — La rencontre informelle des ministres de la défense de l’OTAN, les 13 et 14 septembre à Berlin, a mis en lumière un conflit jusqu’alors latent entre l’Union Européenne et l’OTAN. Il s’agit du conflit concernant l’allocation des ressources budgétaires des membres de l’UE qui sont également membres de l’OTAN. Ce sont évidemment les Américains qui mettent le problème sur la table de façon ouverte, eux pour qui l’OTAN est depuis des décennies le meilleur pourvoyeur de fonds européens vers l’industrie américaine. Ce problème existe potentiellement depuis longtemps, formellement depuis la fin de la Guerre froide et depuis les projets européens de sécurité et de défense mais en réalité depuis les années 1960 et l’apparition d’une logique politique européenne avec des répercussions industrielles au niveau de l’armement.
Defense News du 15 septembre résume la question, telle qu’elle est apparue à Berlin, de cette façon : « A new debate within NATO about extending the allies’ common funding to buy a wide range of assets not only bumps against the national prerogatives of its three biggest European members, but also points to a potential race for resources in the distant future with NATO’s emerging rival: the European Union.
» “It’s no coincidence that Britain, France and Germany all expressed reservations about the idea of expanded common funding for NATO,” a European defense official said Sept. 15. [...] “Those same three are heavily engaged in EDA [European Defense Agency] talks about how to rationalize the [European] defense market and to promote joint procurement programs,” the same official said. “Are they going to have to choose between [NATO and EU programs] at some point? Who knows, but logic would suggest that in the long term, the answer would be yes.” »
Le débat oppose de façon assez affirmée les Américains et les trois principales puissances militaires et productrices d’armements en Europe. Il s’appuie sur la crainte nouvelle des Américains de voir l’Agence Européenne de Défense (AED) jouer un rôle majeur de coordination, d’incitation et de production d’armements européens. D’une façon générale, les Américains s’inquiètent de l’instauration d’un “marché commun de l’armement” en Europe, avec pour compléments éventuels une protection de ce marché, voire une préférence européenne.
Effectivement, l’AED est en train de prendre une place importante dans l’ensemble bureaucratique européen. Quelles que soient les options politiques des trois pays, — on sait qu’elles sont très différentes, — il existe une dynamique bureaucratique et des intérêts industriels qui vont dans le sens du soutien à l’AED.
Le directeur de l’Agence, le Britannique Nick Witney, est perçu plutôt favorablement, même par les Français ; cette faveur est, du point de vue du directeur de l’Agence, à double tranchant. Un avis d’une source européenne indépendante présente à l’Université d’été de l’Assemblée Nationale Française, à Strasbourg les 11 et 12 septembre, où Witney participait aux débats, est que, « s’il est difficile de savoir quelles sont exactement ses intentions en tant que Britannique, il reste que Witney est dans un réseaux de nécessités, d’obligations et de pressions, aussi bien que dans la dynamique de sa propre présidence, qui le pousse à chercher l’expansion et l’affirmation de son Agence ».
Il y a notamment un point crucial dans la démarche de l’Agence : la recherche d’une formule permettant d’introduire l’idée d’une “préférence européenne” qui ne dirait pas son nom. Comme on le sait (voir notre texte F&C du 4 juin 2005), Whitney a déjà publiquement émis cette idée (dans Defense News du 3 juin): « The jury is out on whether the European Defense Agency’s (EDA’s) forthcoming plan to promote cross-border procurement within the European Union, “thus helping it create an internal market for defense, should eventually include a buy-European preference,” the EDA’s top manager said June 3.
» “We’re not going to get consensus on that concept this year and probably not next year, either,” said Nick Witney, the agency’s chief executive. “The member states are still too split on the issue.” »
... Depuis, Witney a tenté de démentir ou d'atténuer ses propres déclarations, voire simplement de les nuancer ou de les “expliquer”, lors de conversations et interventions privées. C’est le signe évident de l’effet de certaines interventions et pressions, notamment US (relayées par Londres ou pas), pour exprimer l’inquiétude et la mauvaise humeur américaines. On retrouve l’expression de cette inquiétude et de cette mauvaise humeur dans l’intervention de Rumsfeld à l’OTAN, qui ressort le vieux truc éculé de la “rationalisation” des achats d’armements (du type : “pourquoi fabriquer et acheter tel système en Europe alors que nous le fabriquons déjà aux USA et sommes bien entendu prêts à vous le vendre ?”). Rien de nouveau dans tout cela, un argument routinier déjà usé et discrédité à la fin de la Guerre froide. (On peut même dire que l’argument devient aujourd’hui spécieux jusqu’à l’outrecuidance, le ridicule et l’absurde pour qui considère la situation générale: cette proposition-exigence de ventes de systèmes avancés US à l’Europe est accompagnée d’un renforcement draconien d’accès aux technologies US pour des non-US, rendant ces ventes extrêmement complexes, et, dans certains cas, les interdisant.)
Toutes les indications disponibles montrent que, sur cette question, les Européens sont clairement réticents vis-à-vis des approches américaines, voire hostiles. Une récente rencontre entre le secrétaire général de l’OTAN, en visite à Paris, et la ministre française de la défense Alliot-Marie, a permis de fixer les choses du côté français. Bien entendu, les Français sont complètement opposés à la logique américaine.
Cet incident montre une fois encore la concurrence désormais à ciel ouvert entre l’OTAN et l’UE. Malgré la politique d’allégeance, la dialectique d’alignement, l’apaisement systématique, etc., cette concurrence est inéluctable. Elle porte sur des matières palpables (les industries, les armements) et fait partie, si l’on veut, du “premier monde”, le monde réel où le poids des choses pèse fortement. L’allégeance, la dialectique, l’apaisement font partie d’un “deuxième monde” virtualiste, où la proximité avec les USA est la règle impérative. La question des armements est un point de rencontre intéressant entre les deux mondes ; en témoigne, le rassemblement inhabituel, dans cette affaire, des Britanniques avec les Français et les Allemands contre l’Amérique. Ce qui constituera l’essentiel de l’évolution de cette affaire se fera au travers de l’affrontement entre ces deux “mondes”, — celui des réalités et celui du virtualisme, — encore plus qu’au travers de l’affrontement entre USA et Europe. Sur le terme, le poids de la bureaucratie européenne et des bureaucraties militaires nationales, et les intérêts des industries devraient faire la différence en faveur d’une orientation européenne.
Il faut suivre le sort de l'AED, pour la question des armements certes mais, encore plus, comme un des pions majeurs de l'évolution politique des rapports transatlantiques.