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121318 août 2008 — On l’a vu, les Français ont joué un rôle déterminant dans la conclusion (temporaire ou pas) du conflit entre Géorgie et Russie, et ils continuent à tenir ce premier rôle. Ils le font en tant que pays assurant la présidence de l’UE, mais le fait qu’il s’agit de la France pèse de tout son poids. On doit douter justement qu’un président en exercice lituanien, polonais, portugais ou britannique aurait eu d’une part autant de liberté de manœuvre, d’autre part qu’il aurait reçu l’accueil qu’ont reçu les Français à Moscou, – bref, qu’il ait pu tenir le rôle qu’ont tenu les Français. (Même une présidence allemande, à notre sens, n’aurait pas eu ce poids et cette efficacité.) Le fait qu’il s’agisse des Français et de la France, surtout pour les Russes qui raisonnent en termes nationaux et gardent une forte mémoire historique de la position traditionnelle de la France depuis 1958, a joué un rôle déterminant; le résultat est à mettre au crédit beaucoup plus certainement de la diplomatie française que d’une hypothétique “diplomatie européenne” . (On trouve ici, confirmées, les limites d’une chose comme l’UE et la persistance de l’importance des nations.)
Nous doutons au regard des circonstances et des psychologies des acteurs que l’activisme français ait eu un but stratégique majeur ou un engagement politique construit. Au départ, il s’agissait d’une opportunité d’activisme appuyée sur la nécessité de faire cesser les hostilités, et l’action en soi avait bien des avantages du point de vue de l’influence et de l’effet de communication; on retrouve la “philosophie” de Sarko. Mais l’évolution de la crise a donné très rapidement un sens politique à ce qui pouvait et devait paraître en être dépourvu à l’origine. L’engagement de plus en plus affirmé des atlantistes (USA, “nouvelle Europe”) en faveur de la Géorgie conduit la France (et, en moins voyant, ceux qui la soutiennent) à apparaître comme prenant en compte les intérêts russes. Lavrov peut donc déclarer le 12 août que la France “comprend” «[l]es actions de l'administration russe visant à couper court à l'agression géorgienne contre l'Ossétie du Sud».
Les Russes en rajoutent à la louche. C’est leur tactique habituelle qui est “de bonne guerre”, qui est de diviser les adversaires, ou les “partenaires”. Est-ce si difficile? Il n’est pas douteux que les Russes, s’ils avaient l’intention d’acquiescer du bout des lèvres à un cessez-le-feu proposé de l’extérieur, le font plus aisément lorsqu’il s’agit des Européens, et encore plus aisément puisqu’il s’agit des Français. Ils mesurent les effets de la chose, entre l’activisme français et l’hubris autiste des USA. L’ambassadeur russe auprès de l’OTAN, Dmitri Rogozine, qui est un philosophe et un connaisseur de l’âme humaine, parle (le 13 août) de “la jalousie” des USA pour le rôle joué par la France, à propos de la demande des USA de convoquer une session extraordinaire de l’OTAN (demain): «A l'heure actuelle, l'initiative émane plutôt de la France qui assure la présidence tournante de l'Union européenne (UE), et les Américains se sentent sans doute en quelque sorte évincés. Aussi proposent-ils un format [l’OTAN] où ils dominent.»
D’autres petits bruits alimentent l’ambiguïté des relations USA-France dans cette crise, à côté des félicitations officielles des Bush-Rice pour le rôle joué par la France. Ainsi les journalistes rapportent-ils (voir et entendre Jean-Bernard Cabrier sur la chaîne TV France 24, le 14 août) l’information selon laquelle Washington avait fortement “déconseillé” à Sarko d’aller à Moscou le 12 août, «parce qu’il allait tomber dans un piège». Sarko est tout de même allé à Moscou, d’abord parce qu’il était absurde pour son rôle de n’y pas aller, ensuite parce que la pression US était, comme souvent dans ces cas où les USA n’ont pas le premier rôle mais qu’ils estiment être les seuls qualifier pour ce premier rôle, déraisonnable et peu réaliste. Le résultat est de marquer un peu plus les différences, même si personne n’y tient.
Quant aux rapports franco-US dans la crise après que les USA aient décidé de s’y impliquer, lorsqu’ils s’aperçurent qu’il se passait quelque chose entre la Géorgie et la Russie, c’est-à-dire après qu’un cessez-le-feu ait été accepté, certains y verraient aussitôt un “rappel à l’ordre” US pour la France. Ces termes sont trompeur dans leur schématisme théorique qui établit comme allant de soi un rapport de vassalité entre la France et les USA. Ces rapports sont bien mieux caractérisés par l’entame de l’article de Anne Penketh («There is only one winner, and too many casualties»), le 15 août dans The Independent:
«Condoleezza Rice, the US Secretary of State, was in the invidious position yesterday of having to thank the French President for securing the ceasefire agreement intended to halt Russia's bitter war with Georgia. For it was Ms Rice who uttered the unforgettable statement about future Bush administration policy in the spring of 2003, angered by the failure of France, Germany and Russia to support the Iraq invasion: “Punish France, ignore Germany and forgive Russia.”
»What a difference a war makes. Those words must have haunted her yesterday as she held talks with President Nicolas Sarkozy at his summer residence before heading to Tbilisi in a show of solidarity with the embattled government of Georgia.»
Finalement, la narrative de l’équipée de Sarko et de sa bande se complète dans le sens qu’on imagine, avec le brio qu’on connaît aux interprétations anglo-saxonnes, – ce que résume le Guardian du 16 août, de cette façon:
«“Don't ask us who's good and who's bad here,” said Bernard Kouchner, the French foreign minister, after shuttling between Tbilisi and Moscow to try to halt the violence. “We shouldn't make any moral judgments on this war. Stopping the war, that's what we're interested in.”
»His boss, President Nicolas Sarkozy, went to the Kremlin to negotiate a ceasefire and parade as a peacemaker. Critics said he acted as Moscow's messenger, noting Putin's terms then taking them to Tbilisi to persuade Saakashvili to capitulate. Germany also refused to take sides while Italy warned against building an “anti-Moscow coalition”.
»That contrasted with Gordon Brown's and David Milliband's talk of Russian “agression”…»
Nous continuons à privilégier notre hypothèse d’un Sarkozy efficace et bénéfique (pour les intérêts de la France) par inadvertance, mais d’autant plus efficace et bénéfique que c’est par inadvertance; simplement, cela n’est pas toujours le cas, car les circonstances ne vont pas toujours dans le bon sens, et cela peut même être catastrophique. Cette hypothèse tend également à observer que cette circonstance (“efficace et bénéfique”) se manifeste souvent dans les grandes occasions, les occasions importantes, car c’est alors que la pression de ce que nous nommerions “le poids de l’Histoire” se fait le plus sentir.
En effet, c’est le deuxième aspect de notre hypothèse: le Sarkozy “efficace et bénéfique”, mais avec une pensée politique inexistante, l’est surtout lorsque la pression des grandes tendances historiques se fait sentir. C’est l’aspect de “Sarkozy manipulé par l’Histoire” (disons, pour en faire bref et sans trop philosopher, – l’aspect
Certes, nous disons bien “depuis 1945”. C’est une profonde erreur d’opposer de Gaulle et la IVème République, l’un anti-américaniste, l’autre soumise aux USA. La IVème République fut certainement très faible, donc avec peu de moyens pour affirmer une éventuelle indépendance. Elle fut soumise à des nécessités financières humiliantes qui la liaient à Washington, notamment le poids de la guerre d’Indochine de plus en plus complètement financée par Washington à mesure qu’on approchait du terme. Sur le fond de la politique, par contre, la IVème République et la France de l’époque maintinrent une ligne de grande défiance par rapport aux USA. Dans une première phase, jusqu’en 1948-49, le courant de “la troisième voie” (ni pro-US, ni pro-URSS) était très fort en France. L’explosion de la bombe atomique russe en 1949 et la guerre de Corée en 1950, parallèlement à la signature du traité de l’Atlantique Nord en avril 1949, affaiblirent dramatiquement cette tendance. Cette phase d’un certain “alignement” doit être considérée comme l’exception confirmant la règle de la période. Dès 1951-52, avec le débat sur la CED et les critiques contre l’interventionnisme US dans la situation des colonies françaises, notamment le Maghreb, l’attitude critique de la France, jusqu’à une position clairement anti-américaniste, se réaffirma de plus belle. Le rejet de la CED sanctionna tout cela, qui fut également confirmé par la crise de Suez de novembre 1956 et ce que l’on a appelé à l’époque le “national-molletisme” (du nom du chef socialiste et Premier ministre Guy Mollet). De même, l’on sait que le développement de l’armement nucléaire français fut lancé en 1954 et que de Gaulle ne fit que poursuivre une logique qui est évidemment inhérente à la France
Ce que fit de Gaulle à partir de 1958 ne fut pas d’“imposer” un tournant des conceptions profondes qui n’avait aucune raison d’être en raison de l’orientation adéquate de ces conceptions profondes mais de donner les moyens de transformer ces conceptions en une politique. La réforme de l’Etat, la restauration de l’autorité politique, la liquidation des conflits coloniaux, la restauration de la puissance financière et la modernisation de la puissance militaire, enfin le prestige de l’homme furent les moyens employés. A partir de là fut mis en place une structure d’indépendance nationale adaptée à l’époque et aux conditions politiques. Toutes ces vicissitudes, tous les débats sur l’américanisme, même le pro-américanisme des élites (plus fort sous de Gaulle que durant la IVème République), caractérisent une vie politique courante française avec ses aléas profondément débilitants, et plutôt dans les salons que dans la réalité politique. Mais la tendance historique de la France, qui est d’avoir une politique “européiste” (et non européenne) pour affirmer une autonomie continentale et sa propre indépendance, est une constante historique tenant aussi bien à la psychologie nationale qu’à la géographie. Elle pousse la France à rechercher nécessairement des équilibres européens qui sont l’antithèse de la coupure en deux type-Guerre froide recélant un risque permanent de déséquilibre. Très curieusement, ou d’une façon très caractéristique après tout, même le moralo-humanitarisme d’un Kouchner qu’on sait très atlantiste conduit à une appréciation de la crise qui s’oppose à la vision unilatéraliste des américanistes et des atlantistes.
Dans la crise actuelle, le sentiment grandissant est de prévoir des effets extrêmement graves en Europe même (au sein de l’UE), et par conséquent dans les relations transatlantiques. Cette observation est désormais courante, comme celle que rapporte Misha Glenny dans le New Stateman du 14 août.
«The foreign implications of the [Saakashvili’s] error are graver still. Russia is placing a marker on Ukraine. Do not, Moscow says, even think of allowing Ukraine into Nato, otherwise what we have seen in Georgia will be child's play. So the west will have to think hard how to play Ukraine's application to join the military alliance.
»This in turn has accentuated the divisions within the European Union between those countries, including Germany, which remain cautious about a course of open confrontation with Russia, and Britain, which has echoed calls from Washington demanding that Russia's application to join the World Trade Organisation be reconsidered. Speaking from Tbilisi, one senior European diplomat told me that the split on this issue, which was openly on display at the Nato Bucharest summit in April, “is running deeper within the EU than was the case in the run-up to Iraq”.»
Pour identifier le camp européen atlantiste, nous nous référerions évidemment à la partie orientale de l’UE plutôt que mettre en avant une Grande-Bretagne qui est en crise profonde. Mais, cette fois, la “nouvelle Europe”, de la Pologne aux états baltes et à la Tchéquie, n’est plus dans une position qui permet l’irresponsabilité d’une critique confortable parce que sans risque. La “nouvelle Europe” est plutôt en première ligne, confrontée aux conséquences de ses engagements américanistes. Au lieu de se cantonner à la critique de la vision “européiste” au nom du pro-américanisme, elle doit prouver, dans des conditions très délicates, la validité de son pro-américanisme.
Dans ce cas si nouveau, si la déstabilisation engagée avec la crise géorgienne se poursuit, la France retrouve ses tendances historiques, y compris chez les pro-européens français jusqu’alors identifiés souvent comme des supplétifs d’une vision américaniste de l’Europe. La recherche d’un arrangement avec la Russie devient une nécessité politique et stratégique pour éviter une confrontation qui nourrit une division mortelle au sein de l’UE. Le couple Sarko-Merkel, quelles que soient la profession de foi des deux, est forcé à considérer à nouveau la logique du couple Chirac-Schroëder, mais cette fois pour un cas beaucoup plus pressant puisque la crise géorgienne a remplacé la crise irakienne. La position prise par opportunisme par Sarkozy au début de la crise devient une nécessité politique… Voilà ce que vont proposer les événements et il reste à voir comment réagiront les directions politiques impliquées. En attendant ce qui pourrait être l’heure de leur choix, leur “politique de communication” est de chercher à nous convaincre, par tous les moyens, que rien n’a vraiment changé au cœur de la certitude occidentale et transatlantique.
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