L’insoutenable fragilité de la NSA

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L’insoutenable fragilité de la NSA

Le général de l’USAF Michael Hayden, ancien directeur de la CIA et prédécesseur du général Alexander à la tête de la NSA, présentement dans une retraite active et bien entretenue, est l’un des commentaires appointés les plus diserts de la presse-Système sur le sort de la NSA. Il en est le défenseur acharné, certes, mais aussi, on s’en aperçoit, presque le confesseur inquiet et le psychiatre bien préoccupé ... Cela se passait lors du séminaire de l’Air Force Association, ou Hayden prenait la parole dans la matinée de mardi.

Syndney J. Freedberg, Jr., de BreakingDefense.com, assistait à cette intervention. Il en rapporte la substantifique moelle, le 17 septembre 2013 ... Il nous avertit que nous allons entendre un Hayden particulièrement plaintif et inquiet, comme s’il veillait un patient envahi de symptômes inquiétants et un croyant doutant de sa foi, et ce patient-croyant de taille considérable qui a nom NSA.

«“If you look at the psychic effect of Snowden on the American intelligence workforce,” he said this afternoon at the Air Force Association’s annual conference, “Jim [Clapper] and Keith [Alexander] will tell you they’re there and people are doing their job; they are; but they’re waking up every morning and expecting the daily indictment.” It’s not just a morale problem, either.” “The most competent organization when it comes to cyber-stuff, hands down, is Cyber Command and NSA. Well, why don’t we just let those good folks at the NSA get out on the local network and defend us?” Hayden said. “Many of us actually think that’s a good idea, but that dog will not hunt” in the post-Snowden world.

»“We certainly need more trained people and more technology, but fundamentally, fundamentally right now the long pole in the tent is policy and law,” Hayden said. “[National Security Agency director] Keith Alexander‘s got first round draft picks up there at Fort Meade who not only are not on the field, they aren’t even in the locker room suiting up. Why is that? Because we have not yet decided what it is we want our government to do to defend us on that web or what it is we will let our government do to defend us on that web — and frankly the last 90 days’ revelations have made this even worse.” “The Snowden revelations…they’re being rolled out by polemicists in a very negative and frankly confused and inaccurate way, and it’s just feeding the natural American fear of government overreach,” Hayden lamented.

»But the problem is bigger than any single incident: “It’s generational,” Hayden said. “Snowden and Manning are bad and they’re criminals, and I wish them everything they earn, but they are also representative — now, they’re bad representatives — but they’re also part of a generation whose definition of privacy and secrecy is pretty much unlike almost everyone else’s in this room,” he told the audience of military and industry officials, most in their 40s or 50s.»

Cet aspect psychologique et quasiment sociologique de la crise de la NSA dans le cadre de la crise Snowden/NSA est un aspect difficilement quantifiable et mesurable, mais c’est sans aucun doute un des aspects les plus intéressants de cette situation. Il s’agit presque d’une sorte de “divorce” entre le personnel humain du monstre NSA, et le monstre lui-même, à cause de la fragilité psychologique de l’élément humain qui est soumis à une sorte de “mise à l’index nationale”, une sorte de dénonciation publique nationale. Il est vrai qu’il ne doit pas faire bon, aujourd’hui, dans les rapports sociaux, d’être un employé ou un officier de la NSA, par rapport au sentiment général du public à cet égard, et cela en plus de la pression permanente des révélations diluviennes sur les manigances de la NSA venues de Greenwald et autres. (La promesse existe toujours de ce qui semble être l’aspect effectivement diluvien et quasiment sans limites du fonds Snowden. Russia Today donnait hier, le 17 septembre 2013, un premier reportage sur la vie quotidienne de Snowden en Russie, par l’intermédiaire d’une interview de son avocat, Anatoli Koucherena. Dans le reportage, qui est en fait un résumé de l’interview télévisée de Koucherena qui passera lundi prochain durant l’émission de talk show de Sophie Chevardnadze, Sophie & Cie, il y a cette indication pour la suite, qui recoupe les affirmations constantes de Greenwald : «One of the most crucial pieces of information Kucherena shared was that Snowden has more secrets to tell the world and that what happened before was only the beginning.» On voit qu'il n'est même plus fait mention de la restriction de toute activité anti-US exigées par Poutine pour l'octroi de l'asile politique. Cette restriction se perd dans le dédales des sources opérationnelles des révélations, – Greenwald ou Snowden, – et dans la quasi-institutionnalisation en train de se réaliser de Snowden comme un personnage dont l'action est bienfaisante, et de plus en plus acclamée dans le monde.)

Ce même aspect psychologique et sociologique reçoit un complément sous une autre forme, dans le chef d’un article de Tom Engelhardt (le 17 septembre 2013, sur son site TomDispatch.com). L’article est écrit comme une “lettre ouverte à un whistleblower inconnu”, et développant l’argument que la NSA, et avec elle l’État de Sécurité Nationale et le Système de Surveillance Globale, et le CMI en général par conséquent, bref le Système lui-même, créent par leur propre développement, leur propre arbitraire, leur prétention à l’omnipotence, toutes les conditions pour susciter des vocations de whistleblower. Qui plus est, et là le propos de Heyden est retrouvé, la NSA est obligé de recruter parmi cette population jeune, extrêmement habile dans le maniement de l’informatique, mais également dotée de cet état d’esprit quasiment socio-libertaire créée par l’individualisation de la société au nom de la globalisation et de la délégitimation de l’autorité principielle des États entraînés par l’action déstructurante du Système, de la même délégitimation des directions politiques totalement acquises au Système. (Parfait processus-boomerang de type blowback, dans le chef du Système lui-même.) Cette évolution entraîne certes la référence universelle au seul profit, mais cela surtout dans les générations déjà âgées tandis que les jeunes générations dont fait partie cette population entretient, à côté des avantages du profit, des exigences effectivement socio-libertaires de libéralisation à outrance des mœurs et des attitudes civiques, qui leur font mettre en question toute autorité du type Système (comme la NSA) camouflée sous l’argument cosmétique du patriotisme pour les USA, dès lors que cette exigence d’autorité est mise à jour et se révèle comme un abus, – ce qui a été fait avec le scandale Snowden/NSA où l’élément humain spécifique de Snowden apparaît de plus en plus comme un exemple, comme on l'a déjà noté. (Snowden, qui vient d’être désigné par le Parlement Européen pour recevoir le Prix Sakharov récompensant un individu luttant pour les droits de l’homme et la liberté civique, ou encore le même Snowden que des députés brésiliens espèrent pouvoir rencontrer à Moscou pour s’entretenir avec lui des violations de liberté du fait de la NSA contre la présidente Rousseff... Laquelle vient de postposer son voyage aux USA à cause de l'affaire d'espionnage de la NSA.)

Engelhardt, écrivant aux futurs Manning et Snowden, qui s’ignorent encore en tant que tels : «They have built their system so elaborately, so expansively, and their ambitions have been so grandiose that they have had no choice but to embed you in their developing global security state, deep in the entrails of their secret world – tens of thousands of possible you’s, in fact. You’s galore, all of whom see some part, some corner, of the world that is curtained off from the rest of us. And because they have built using the power of tomorrow, they have created a situation in which the prospective whistleblower, the leaker of tomorrow, has access not just to a few pieces of paper but to files beyond imagination. They, not you, have prepared the way for future mass document dumps, for staggering releases, of a sort that once upon time in a far more modest system based largely on paper would have been inconceivable.

»They have, that is, paved the way for everything that you are one day guaranteed to do. They have created the means by which their mania for secrecy will repeatedly come a cropper. They have created you. Worse yet (for them), they have created a world populated with tens of thousands of people, often young, often nomadic in job terms, and often with remarkable computer skills who have access to parts of their vast system, to unknown numbers of secret programs and documents, and the many things from phone calls to emails to credit card transactions to social media interactions to biometric data that they so helpfully store away...»

D’une façon générale, l’intervention du général Hayden est extrêmement remarquable et importante, autant par ce que dit l’orateur que par le fait même de son intervention. Elle est faite dans un cadre hautement sérieux et significatif : les conventions annuelles de l’Air Force Association sont l’occasion de communication privilégiée aux cadres et associés de l’USAF, concernant une mise à jour interne des grands problèmes et tendances de cet ensemble important des forces armées et du complexe militaro-industriel qu’est la force aérienne des États-Unis. Même si Hayden est un général de l’USAF, il est à la retraite et c’est en tant qu’ancien directeur de la NSA qu’il parle, ce qui brise les normes courantes du profil des intervenants à cette convention. On en déduit que l’intervention est en elle-même très significative de l’importance et de la gravité de la crise Snowden/NSA pour le CMI en général, car les conventions de l’AFA sont d’habitude effectivement réservées aux problèmes spécifiques de l’USAF, ou, à la rigueur, aux grands problèmes politiques et stratégiques nationaux qui concernent l’USAF. L’exposition d’un problème spécifique et qu’on jugerait a priori technique et sectoriel d’une agence qui n’est pas une partie spécifique de l’USAF, est l’indication de l’extrême gravité de la crise de la NSA, dans toutes ses conséquences pour tous les composants du CMI ... Car c’est bien de cela dont il s’agit, de l’affirmation de plus en plus précise et spécifique qu’il y a désormais, dans la crise générale Snowden/NSA, une dimension effectivement spécifique d’une gravité telle qu’on peut parler d’une crise spécifique de la NSA, comme on l’a fait naturellement plus haut, et d'une menace par contagion et entraînement d’une crise générale d’autodestruction du complexe-militaro-industriel dans tous ses composantes.

Outre l’aspect psycho-sociologique qu’on a évoqué, il y a aussi l’évocation d’une réelle paralysie du pouvoir politico-militaire devant les retombées de la crise Snowden/NSA. Littéralement, à côté de son état dépressif, la NSA est placée devant une autorité qu’elle a l’habitude de manipuler à son avantage d’autant plus aisément que cette autorité ne comprend rien à ce qu’est la NSA, et qui soudain devient elle-même dépressive, hésitante, pusillanime, quasiment paralysée, n’osant plus suivre l’habituel processus de soutien et d’impulsion à l’activité de la NSA. La crise paralyse le Système dont la NSA est sa créature, à peu près aussi autonome lui-même, les uns et les autres plongés dans une humeur affreusement dépressive. Le parcours de Snowden devient de plus en plus exemplaire et symbolique de ce qu’on se représente de plus en plus comme une révolte silencieuse de ceux dont la NSA a besoin (les jeunes gens habiles au maniement de l’informatique devenant d’une façon mythique des whistleblower en puissance) ; et cette révolte-là se plaçant dans le cadre d’une révolte générale, silencieuse et selon les moyens technologiques et sociaux les plus modernes, contre le Système.

La NSA est paralysée par sa propre monstruosité, sans savoir contre qui se battre sinon contre elle-même, et bientôt incapable de se battre par conséquent. Il s’agit d’un processus de dissolution, ou d’auto-dissolution comme l’autodestruction prend la place de la surpuissance. Il s’agit du processus subversif du Système contre lui-même, silencieux mais d’une puissance extrême, qui ronge les assises du monstre et le dissout littéralement, effectivement à la façon des fameuses termites. Le cas de la NSA est exemplaire du processus d’autodestruction du Système, fait à la fois d’agressions réelles venues de l’intérieur de lui-même et d’une hantise dépressive de la généralisation de cette sorte d’agressions venues de l'intérieur de lui-même. La NSA, en un peu plus de trois mois, est devenue l’ombre d’elle-même, obsédée par son effondrement, par le caractère insupportable de sa puissance qu’elle finit par ne plus supporter elle-même, par ses excès qui sont sa raison d’être mais qui deviennent une charge trop lourde pour elle-même. La NSA devient un modèle d’autodestruction où le Système trouvera une vaste inspiration pour accélérer et parachever sa crise générale d’effondrement. La fragilité mortelle ainsi mise à jour par un “freluquet de trente ans” du monstre né du “déchaînement de la Matière” est absolument exemplaire du sort fatal du Système.


Mis en ligne le 18 septembre 2013 à 05H56