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794Dans notre note précédente, nous observions à propos de la situation en Irak par rapport à celle de 1968 : «Au niveau opérationnel, la comparaison est beaucoup moins convaincante. La position militaire des USA au Viet-nâm en 1968 était bien meilleure que celle qu’ils ont aujourd’hui en Irak.»
Un lecteur (voir “ZedroS”, en commentaire du texte cité) relève cette assertion et la conteste vigoureusement. Il cite les “100.000 Vietminh” prêts à attaquer les Américains et les attaques efficaces contre les bases US au Viet-nâm, par contraste avec l’absence de telles attaques en Irak.
Extraits :
«Comment pouvez vous dire que la situation militaire US actuelle est bien pire de nos jours qu'en 68 ?
»A priori actuellement il n'y a pas le risque que 100 000 Vietminh sortent de la jungle pour attaquer les villes et les soldats US s'y trouvant.
»Certes, l'ennemi est déjà présent dans les villes mais il n'y pas la possibilité de s'en prendre aux bases US de façon conséquente ou similaire à l'offensive du Têt...»
Nous divergeons effectivement parce que nous n’avons sans doute pas la même conception de ce qu’est une “situation opérationnelle”. Peu nous chaut, pour mesurer une telle situation, de savoir combien de soldats sont disponibles ici et là, quelles sont les pertes respectives, ni même de savoir que les Américains arrivent ou non à protéger leurs bases. Pour nous, une “situation opérationnelle”, surtout dans la situation postmoderne générale où les guerres conventionnelles classiques n’ont plus de sens ni d’efficacité, se mesure par une seule notion : le contrôle de l’espace disputé, c’est-à-dire le cadre spatial et culturel caractérisé par cette situation (en général, un pays). En d’autres termes : les USA (avec leurs alliés, y compris les gouvernements nationaux “fantoches”) contrôlent-ils mieux l’Irak en 2006 qu’ils ne contrôlaient le Viet-nâm en 1968? Notre réponse est évidemment négative, et de beaucoup, — jusqu’à couper le souffle.
En Irak, les Américains ne contrôlent rien — sauf peut-être leurs bases et leur ambassade, certes, mais comme s’il s’agissait d’îlots placés dans un océan déchaîné et sans la moindre capacité de contrôle de cet océan. Les Américains ne contrôlent ni la “zone verte” à l’intérieur de Bagdad ni la route de l’aéroport de Bagdad. Ils sont incapables de fournir de l’électricité au pays, ni de garantir l’exploitation de ses richesses. L’économie irakienne est pulvérisée, ce qui était loin d’être le cas de celle du Sud Viet-nâm. L’armée du gouvernement national fantoche se dissout à mesure qu’on tente de la constituer, ce qui fut loin d’être le cas de l’armée sud-vietnamienne. La zone du pays la plus calme (le Kurdistan irakien) est sous contrôle kurde et ne fait de facto plus partie de l’Irak, et les Américains n’y ont rien à faire. C’est une caractéristique de la situation irakienne : les zones calmes du pays ne doivent rien aux Américains et sont elles-mêmes paradoxalement hors du contrôle des Américains.
Là-dessus, qu’importe le nombre d’“insurgés” ou de “résistants”, leur organisation, la sécurité de bases US transformées en forteresses sans valeur offensive ni même capacité d’influence, etc. La marque suprême de l’absence de contrôle des USA sur l’Irak est qu’ils ne peuvent quitter le pays dans l’état actuel des choses, qu’ils sont prisonniers de leur soi-disant conquête. Leur position est si mauvaise que leur présence soi-disant conquérante exerce désormais une influence négative (pour leurs intérêts) dans la région ; elle ne sert qu’à nourrir et à justifier l’agressivité et la haine anti-américanistes dans toute la région.
Les Américains ne peuvent partir sans des mesures draconiennes qui bouleverseront à leur désavantage l’équilibre géopolitique de la région, comme par exemple cette “solution” trouvée par la commission Baker de chercher un arrangement avec les Syriens et les Iraniens pour les remplacer ; le résultat serait de renforcer encore plus la puissance (l’Iran certes) que l’intervention américaniste a renforcée jusqu’à en faire un concurrent redoutable voire irrésistible pour l’hégémonie de la région. (Au contraire, au Viet-nâm, les Américains parvinrent à quitter le pays sans trop de dégâts, entre 1969 et 1972, et même la chute du Sud ne fut pas finalement catastrophique puisqu’elle aboutit à la création d’un Viet-nâm puissant agissant comme facteur d’équilibre de l’influence chinoise pendant la période intermédiaire jusqu’à la fin de la Guerre froide.)
L’Irak est tellement pire que tout ce qu’on a connu, y compris le Viet-nâm bien sûr, qu’il nous obligera à réviser la notion de “défaite”, en en faisant un phénomène négatif (pour celui qui la subit) qui dépasse largement tous les éléments impliqués dans l’engagement initial. C’est-à-dire que la “défaite” devient bien plus large, dans le sens inverse, que tous les avantages qu’on attendait d’une “victoire” complète.
Peut-être les “néocons” ont-ils inventé, grâce à leur legs trotskiste (la “révolution permanente”) une notion révolutionnaire nouvelle : la “défaite permanente”.
Mis en ligne le 19 octobre 2006 à 14H14
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