L’Irak, Obama et l’hypothèse JFK

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L’Irak, Obama et l’hypothèse JFK

29 novembre 2008 — Gareth Porther, journaliste d’investigation et historien de l’histoire récente de la sécurité nationale aux USA, période Vietnam (Perils of Dominance: Imbalance of Power and the Road to War in Vietnam), a montré à plusieurs reprises qu’il est bien informé des arcanes des relations à l’intérieur de la hiérarchie militaire, et entre cette hiérarchie et le pouvoir civil. Depuis 2006, il a suivi avec attention, et nous a informés à mesure, la lutte interne dans l’administration GW Bush autour de la possibilité d’une attaque contre l’Iran. Il a mis en évidence l’opposition à cette attaque d’une fraction importante de cette hiérarchie (notamment la Navy, avec les amiraux Fallon, – chef de Central Command jusqu’en mars 2008, – et Mullen, – actuel président du Joint Chiefs of Staff, ou JCS). Ce n’est pas pour autant qu’il divise fondamentalement, et qu’il faut diviser fondamentalement pour notre compte la hiérarchie militaire en fonction de ces positions; les adversaires d’une attaque contre l’Iran ont agi par opportunité, pour éviter une opération qu’ils jugeaient catastrophique, et nullement parce qu’ils sont opposés d’une façon fondamentale à la politique expansionniste et interventionniste. S’il y a quelque chose de fondamental que nous a démontrés Porther avec cet épisode, c’est la forte autonomie et la puissance des fractions au sein du Pentagone, et notamment de la hiérarchie militaire.

Aujourd’hui, avec le départ très prochain de l’administration Bush, on assiste à un regroupement général de cette hiérarchie, notamment face aux projets supposés d’Obama en Irak, – ou, plutôt, aux projets supposés d’Obama de sortir d’Irak. C’est cette question qu’aborde Porther dans une analyse publiée sur IPS le 27 novembre, où il trace un parallèle entre JFK et le Vietnam, et Obama et l’Irak. La question que pose Gareth est de savoir si Obama pourra réaliser son plan supposé de retirer les forces US d’Irak dans les 16 mois, comme il l’annonce: «The decision by President-elect Barack Obama to keep Robert M. Gates on as defence secretary has touched off a debate over whether Obama can pursue his commitment to rapid withdrawal from Iraq even though Gates has defended George W. Bush's surge policy and opposed Obama's 16-month timetable for withdrawal.»

Porther est proche d’être catégorique: Obama ne pourra pas parvenir à ses fins si, au moins, il ne remplace par l’amiral Mullen, en septembre prochain, à la fin du premier mandat de Mullen comme président du JCS, pour le remplacer par un chef militaire qui lui soit loyal. Et encore… Porther s’appuie sur le précédent de JFK, sur sa tentative de retirer les forces US du Vietnam, se proposant d’arriver au terme de l’engagement US en 1965. Si l’assassinat de Kennedy mit un terme brutal à cette tentative, il est évident que Porther doute qu’elle aurait pu être aisément conduite à son terme dans des conditions normales. (D’autre part, l’on sait combien, parmi les thèses autour de l’assassinat de Kennedy hors de la thèse officielle et naturellement mirobolante de la commission Warren, l’un des motifs les plus souvent avancés a été une volonté du complexe militaro-industriel de bloquer la tentative de retrait US du Vietnam.) Porther développe un parallèle entre cette tentative d’Obama et celle de Kennedy en 1961-63.

«Obama, like Kennedy, is an extraordinarily self-confident leader, and he may well believe that he can impose his Iraq policy on a national security team that is not sympathetic to it. He reportedly made it clear to CENTCOM commander Gen. David Petraeus in a face-to-face meeting in Baghdad last July that he would not bow to military pressures to alter his plan, based on Iraq-centred concerns.

»But the little-known story of Kennedy's timetable for U.S. withdrawal from South Vietnam underlines the critical importance to a president of having his two top national security officials on board in order to have any chance of prevailing over the resistance of commanders in the field. Kennedy was trying to present himself to the national security community as centrist by striking a strong anti-Communist posture in public. But behind the scenes, he was trying to push through a timetable for withdrawal from Vietnam.»

Porther détaille son interprétation de l’histoire de Kennedy et du Vietnam, en appuyant sur le fait que Kennedy disposait pourtant d’un atout important, avec la loyauté inconditionnelle du secrétaire à la défense McNamara et l’installation, en 1962, sur son intervention et contre les règles hiérarchiques, et aussi contre l’opposition de la hiérarchie, de “son général” (le général Maxwell Taylor, de l’U.S. Army) à la tête du JCS.

«Kennedy made a strategic political decision in October 1962 to bring in Maxwell Taylor as JCS chairman, in a move decried by the military leadership at the time as White House interference in the normal rotation among the services in that post. As Kennedy expected, Taylor was willing to help McNamara and Kennedy to turn the Joint Chiefs of Staff into an asset on the Vietnam withdrawal timetable.

»Kennedy's next step was to try to get the Joint Chiefs to endorse a plan to withdraw 1,000 troops from Vietnam before the end of 1963. But after months of maneuvering, and despite Taylor's support for the plan, the Joint Chiefs agreed in August 1963 only to accept an initial withdrawal for planning purposes subject to final JCS approval by Oct. 31, 1963. They were insisting on a “conditions-based” withdrawal, just like the U.S. command in Iraq in 2008.

»Frustrated by the military's resistance, Kennedy sent McNamara and Taylor to Vietnam with the understanding that they would return with a recommendation for the plan for withdrawal by the end of 1965 as well as an initial withdrawal of 1,000 troops. Kennedy then maneuvered to have his entire National Security Council endorse their recommendation on Oct. 3, 1963, despite the fact that key NSC officials, including National Security Adviser McGeorge Bundy, opposed the plan.

»Taylor then directed the military command to bring its planning into line with the previous McNamara proposal for withdrawal of all but 680 advisers. But six weeks later, Kennedy was assassinated in Dallas, and within weeks the military began to reverse the commitment to Kennedy's plan.»

Certaines conditions diffèrent, dans ce parallèle. D’une part, le côté irakien, contrairement au côté sud-vietnamien en 1962-63, est fortement affirmé et a nettement pris position pour un retrait US, cela étant acté par l’accord de retrait que vient de ratifier le parlement irakien. Sur ce point, la hiérarchie militaire US est moins forte qu’elle ne l’était en 1962-63, et d’autant moins que les conditions sont différentes, avec une “guerre” en Irak largement proche de son terme, et démontrée comme extrêmement dommageable à la puissance US. Tout cela n’existait en 1962-63 pour le Vietnam. De ce point de vue, la position d’Obama est plus forte que celle de Kennedy. A l’inverse, la position d’Obama vis-à-vis de la direction du Pentagone et de sa politique de sécurité nationale est beaucoup plus faible.

«Kennedy had relied heavily on his defence secretary and the JCS chairman in large part because he was not ready to campaign publicly for his timetable. If Obama is ready to go to Iraq to confront field commanders on the issue, he could still prevail. But unless Obama acts to replace Adm. Mike Mullen as chairman of the Joint Chiefs of Staff with a more supportive senior military officer after his first term ends next September, he will not have support from either of his top two national security officials on his Iraq withdrawal plan. If his national security choices are any indication, Obama, unlike Kennedy in 1962, is reluctant to risk good relations with the military leadership by making such a change.»

Exacerber les situations de tension intérieure

Le parallèle Vietnam-Irak est-il acceptable? Il est discutable pour les circonstances, il est effectivement acceptable pour l’aspect fondamental. Porther est un historien que l’establishment considère avec des pincettes et affuble du qualificatif que notre curieuse époque juge étrangement infamant de “révisionniste”, – parce qu’il n’accepte pas les versions officielles sur mesure, parce que, sur le point précis abordé, il met en cause (il “révise” après l’avoir “revisité”) un point fondamental de l’histoire de la guerre du Vietnam. Il réfute la thèse “défensive” qui est de dire que les USA se sont engagés au Vietnam par crainte de la chute du Vietnam dans les mains communistes qui aurait entraîné un effet de “dominos” (les pays voisins tombant à leur tour dans les mains communistes); il la remplace par la thèse “offensive” de l’arrogance: les USA se croyaient si forts, si puissants et si justifiés d'intervenir qu’ils entendaient imposer leur loi partout, notamment au Vietnam. Cette interprétation nous paraît acceptable, surtout de ce point de vue psychologique qui nous paraît si important, et dans tous les cas pour le problème spécifique qu’aborde Porther.

(Il faut se référer à la classification de Joe Kovel, dans Red Hunting in the Promised Land de 1994. Analysant l’historique et la situation psychologique de l’américanisme, Kovel fait la distinction entre “anti-Communism” et “anticommunism”. Le premier concept désigne la politique et la stratégie d’opposition à ce qui était perçu durant la Guerre froide comme la menace politique et stratégique du communisme et de l’URSS, – quoi qu’il en soit de la réalité de cette menace. Le second concept désigne la projection sur le mythe communiste effectivement “diabolisé” d’une angoisse exprimant un complexe psychologique originel collectif, apparu dès le XVIIème siècle, caractérisant l’américanisme dès l’origine puritaine. Les deux concepts peuvent parfaitement cohabiter dans la psychologie de l’américanisme; c’est même à notre sens l’un des aspects principaux de l’américanisme, cette dualité de l’affirmation d’une puissance hors des références historiques d’une part; de l’angoisse existentielle face à l’existence d’un “ennemi” extérieur à la conception originelle et la menaçant continuellement, cet “ennemi” extérieur à soi allant des Indiens aux communistes, et aujourd’hui aux islamistes, d’autre part. Les deux concepts se retrouvent dans l’arrogance de la puissance décrite par Porther comme cause, stratégique mais aussi psychologique, d’intervention au Vietnam, et la justification de cette intervention par une théorie des dominos de type complot communiste menaçant les USA.)

Si l’on accepte la thèse de l’“imbalance” (le déséquilibre au profit des USA), le parallèle est effectivement tout à fait acceptable. C’est la même arrogance, et la croyance dans la puissance irrésistible et suprahistorique des USA, qui conduisent les USA au Vietnam et en Irak. Pour les circonstances, le parallèle est moins acceptable puisqu’il situe l’affaire Kennedy-Vietnam au début de l’engagement, et l’éventuelle affaire Obama-Irak plutôt dans la partie terminale de l'engagement en Irak. Mais on peut alors suggérer un autre parallèle, qui compléterait le premier: celui de Nixon et du Watergate. On a rappelé récemment la thèse du livre Silent Coup qui fait du Watergate, essentiellement, un “coup” du JCS contre Nixon, à cause de sa politique de “détente” avec l’URSS et, aussi, de sa volonté de retrait du Vietnam…Nous écrivions notamment: «Il faut tout de même préciser que, fort probablement, l’establishment militaire fit payer le prix fort à Nixon en étant, selon les révélations de Len Colodny and Robert Gettlin dans ‘The Silent Coup’, de 1982, à la base du Watergate, notamment par l’intermédiaire d’un des deux enquêteurs du Washington Post Bob Woodward; Woodward, qui avait effectué un service de plusieurs années dans des postes de haute sensibilité dans l’U.S. Navy, proche de l’amiral Moorer, CNO de 1966 à 1970 puis président du Joint Chiefs of Staff de 1970 à 1974.; Moorer, anticommuniste acharné, adversaire juré de Nixon-Kissinger et instigateur de l'affaire d'espionnage interne signalée plus haut.»

On constate donc que le parallèle de Porther est acceptable, même s’il n’est que partiel dans les faits. Il est évidemment acceptable dans l’esprit parce qu’il restitue les extrêmes difficultés des rapports entre le président et ses chefs militaires, surtout lorsqu’un président a ou est supposé avoir des idées réformistes ou un tant soit peu à contre-courant de la tendance extrémiste, expansionniste et militariste, du CMI. (Dans ce cas, d’ailleurs, et quoi qu’il en soit des sensibilités et des sentimentalités politiques diverses, il faut placer Nixon paradoxalement aux côtés de Kennedy comme président peu ou prou “réformiste“, victime d’une façon ou l’autre du CMI et des chefs militaires.) Le parallèle est d’autant plus acceptable dans l’esprit si l’on considère l’hypothèse qu’Obama n’est pas complètement une créature de l’establishment de sécurité nationale, qu’il ne l’est qu’en partie comme toujours dans cette sorte de circonstances, et qu’il pourrait très vite se trouver dans une situation de conflit avec sa hiérarchie militaire, éventuellement avec son secrétaire à la défense. (Mais là, on trouve le mystère Gates: qui est-il, quelle sera sa position, combien de temps va-t-il rester?)

Dans quelle position se trouve Obama? Porther termine en spéculant sur l’attitude des deux commandants de théâtre (Odierno en Irak, Petraeus pour Central Command): «And if [Obama] becomes too distracted by his primary concern – the U.S. economy – or is reluctant to have a confrontation with his national security team over the issue, Odierno and Petraeus are likely to drag their heels just as U.S. commanders stonewalled Kennedy over Vietnam.» Cette situation n’était nullement celle de Kennedy, qui n’avait pas une telle crise intérieure urgente à affronter; on doit y ajouter la crise du Pentagone, et de la puissance militaire US en général, qui n’existait certainement pas en 1961-63, et qui a comme effet de rendre le Pentagone beaucoup moins homogène dans son attitude vis-à-vis du pouvoir civil qu’il ne l’était durant la période Kennedy. Ce contexte élargit le propos, mais pas nécessairement dans le seul sens évoqué par Porther (Obama piégé par ses militaires). Au contraire, il peut pousser Obama à certaines nécessités budgétaires par rapport au Pentagone en crise, qui rendraient un retrait d’Irak encore plus impératif; il peut même diviser l’establishment, voire le CMI, sur l’opportunité de tout faire pour prolonger l’engagement en Irak.

Une autre différence avec la situation de Kennedy tient au stade de la situation et de la publicité du projet. Du temps de Kennedy, le principe du retrait n’était pas accepté par les militaires et il n'était pas débattu publiquement, ni même connu. Aujourd’hui, le princiope est accepté et il est public, et les difficultés apparaissent surtout à propos des délais et des modalités. Dans ce contexte, la poursuite d’un affrontement feutré entre militaires et Obama sur la question du retrait aurait l’effet de constamment renvoyer Obama à son “image” publique d’engagement de retrait d’Irak, d’autant qu’il serait pressé dans ce sens par l’aile gauche, anti-guerre, de ses partisans, déjà mécontente de certaines décisions prises depuis l’élection. L’affaire irakienne agirait donc comme un ferment de tension publique (au contraire de la situation JFK-Vietnam) dans et autour de l’administration Obama et de son évolution. Elle peut également amener des tensions plus brutales encore, qui auraient des effets publics à mesure. Si le parallèle a une valeur évidente, il l’a essentiellement pour faire prévoir l'exacerbation des situations de tension intérieure, beaucoup plus que de la situation du théâtre irakien lui-même.