L’Irak, ou le plus court chemin vers la barbarie

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L’Irak, ou le plus court chemin vers la barbarie


9 décembre 2003 — Cette très forte parole du colonel Nathan Sassaman, commandant de bataillon de l’U.S. Army en Irak, résume la “nouvelle” philosophie de l’action militaire US en Irak : « With a heavy dose of fear and violence, and a lot of money for projects, I think we can convince these people that we are here to help them ». Parole aussitôt relayée et explicitée par celle-ci, du capitaine Todd Brown, commandant de compagnie de la 4ème division d’infanterie de l’U.S. Army, — et parole de Brown qui montre qu’en plus, ce n’est pas rien, on fait dans la psychologie, même si la finesse qu’on y met a le poids cliquetant des chenilles des chars Abrams M1 : « You have to understand the Arab mind. The only thing they understand is force — force, pride and saving face. »

L’armée américaine progresse donc. Désormais, elle pense et philosophe pour mieux faire comprendre son action, comme le montre un intéressant article du New York Times du 7 décembre. Ou bien, autre interprétation, elle ne fait que se mettre aux normes israéliennes de la guerre sous l’inspiration de Sharon. C’est ce que nous dit le Guardian du 9 décembre en nous expliquant avec beaucoup de détails que « Israel trains US assassination squads in Iraq »

Ou bien... — il y a d’autres interprétations encore. On y vient, notamment, en identifiant les inspirateurs de cette évolution. Les références de cette transformation de l’action américaine en Irak sont révélatrices, — résumons et élargissons :

• Les Israéliens, certes, comme on l’a vu, mais des Israéliens menés par Sharon sur une voie que des voix israéliennes de plus en plus nombreuses, notamment au sein de l’armée, dénoncent de plus en plus fortement. (Et embarquer Van Cleveld dans cette affaire relève de l’habituel détournement, — voir plus loin.)

• Le plus intéressant, le plus révélateur, est l’apparition du général Boykin dans cette affaire, comme “inspirateur” de la nouvelle orientation de l’action des forces armées US. Le général Boykin est un homme fameux. A cause de lui, certains observateurs soulevèrent, il y a quelques semaines, certaines questions concernant une situation où un homme (Boykin) est mis à un poste de responsabilités (au Pentagone) alors que ses thèses affichées, et proclamées publiquement concernent d’une façon générale la “guerre sainte” que l’Occident doit mener contre l’Islam, ou d’autres thèses telles celle qui nous indique que Bush n’a pas été élu mais « choisi par Dieu » pour conduire les USA. C’est Seymour Hersh, le fameux reporter du New Yorker, qui, le premier, détaille cette implication du général Boykin dans la formulation de la nouvelle “stratégie” des forces armées américaines en Irak.


« One of the key planners of the Special Forces offensive is Lieutenant General William (Jerry) Boykin, Cambone’s military assistant. After a meeting with Rumsfeld early last summer—they got along “like two old warriors,” the Pentagon consultant said—Boykin postponed his retirement, which had been planned for June, and took the Pentagon job, which brought him a third star. In that post, the Pentagon adviser told me, Boykin has been “an important piece” of the planned escalation. In October, the Los Angeles Times reported that Boykin, while giving Sunday-morning talks in uniform to church groups, had repeatedly equated the Muslim world with Satan. Last June, according to the paper, he told a congregation in Oregon that “Satan wants to destroy this nation, he wants to destroy us as a nation, and he wants to destroy us as a Christian army.” Boykin praised President Bush as a “man who prays in the Oval Office,” and declared that Bush was “not elected” President but “appointed by God.” The Muslim world hates America, he said, “because we are a nation of believers.”

» There were calls in the press and from Congress for Boykin’s dismissal, but Rumsfeld made it clear that he wanted to keep his man in the job. Initially, he responded to the Times report by praising the General’s “outstanding record” and telling journalists that he had neither seen the text of Boykin’s statements nor watched the videotape that had been made of one of his presentations. “There are a lot of things that are said by people in the military, or in civilian life, or in the Congress, or in the executive branch that are their views,” he said. “We’re a free people. And that’s the wonderful thing about our country.” He added, with regard to the tape, “I just simply can’t comment on what he said, because I haven’t seen it.” Four days later, Rumsfeld said that he had viewed the tape. “It had a lot of very difficult-to-understand words with subtitles which I was not able to verify,” he said at a news conference, according to the official transcript. “So I remain inexpert”—the transcript notes that he “chuckles” at that moment—“on precisely what he said.” Boykin’s comments are now under official review. »


• Une autre influence, moins directe certes mais certainement bien présente, est celle du colonel Peters, déjà bien connu de nos lecteurs sous les traits du visage jubilant du barbare. Peters est un ardent supporteur de la nouvelle stratégie et son commentaire montre que le barbare est capable de réalisme et qu'il a bien compris de quoi l'on parle et ce que l'on veut faire en Irak : « But I think what you're seeing is a new realism. The American tendency is to try to win all the hearts and minds. In Iraq, there are just some hearts and minds you can't win. Within the bounds of human rights, if you do make an example of certain villages it gets the attention of the others, and attacks have gone down in the area. »

Le “programme” envisagé par l’U.S. Army est comparé au programme Phoenix, de la guerre du Viet-nâm, fameux parce qu’il entraîna la liquidation physique de près de 41.000 Sud-Vietnamiens, tout cela en toute illégalité (comme on dirait : “en toute innocence”). Hersh mentionne effectivement le fait : «  But many of the officials I spoke to were skeptical of the Administration’s plans. Many of them fear that the proposed operation—called “preëmptive manhunting” by one Pentagon adviser—has the potential to turn into another Phoenix Program. Phoenix was the code name for a counter-insurgency program that the U.S. adopted during the Vietnam War, in which Special Forces teams were sent out to capture or assassinate Vietnamese believed to be working with or sympathetic to the Vietcong. In choosing targets, the Americans relied on information supplied by South Vietnamese Army officers and village chiefs. »

Assez curieusement, — et l’on a ainsi les limites de la compréhension des choses par les journalistes comme de la grossièreté de la désinformation de la part des militaires, — l’expert militaire israélien Martin Van Cleveld est cité dans l’article du New York Times d’une façon suffisamment ambiguë pour qu’il paraisse complètement appuyer la nouvelle tactique-stratégie US : « “If you do nothing, they will just get stronger,” said Martin van Creveld, professor of military history and strategy at Hebrew University in Jerusalem. He briefed American marines on Israeli tactics in urban warfare in September. » On devrait pourtant évidemment savoir, et il aurait été honnête (l’étrange mot que voilà) de le rappeler dans l’article, que Van Cleveld est loin d’être optimiste et d’approuver la stratégie US, cela dans le cadre d’une critique générale faite contre cette même stratégie.

Van Cleveld écrit notamment ceci, dans son article du 19 novembre dans l’International Herald Tribune  : «  « As the promise to advance the Iraqi elections to mid-2004 shows, the United States will lose — in fact already has lost — the war. The Americans will leave the country in the same way as the Soviets left Afghanistan: with the Iraqi guerrillas jeering at them. »

Le mot de la fin pourrait revenir, — après tout, ce ne serait que justice, si ce mot est encore convié à cette sorte de réflexion, — à un Irakien. On choisit celui-ci, un nommé Tariq, cité dans le New York Times du 7 décembre : « I see no difference between us and the Palestinians. We didn't expect anything like this after Saddam fell. »

Non, — le mot de la fin sera plutôt un constat, outre le rappel que cette nouvelle orientation stratégique américaine renvoie à un principe énoncé par un général américain au général belge Briquemont alors que celui-ci commandait les forces de l’ONU à Sarajevo (« Nous autres, en Amérique, nous ne résolvons pas les problèmes, nous les écrasons »). Ce constat est que, certes, l’Irak n’est pas le Viet-nâm. Les Américains mirent plus de dix ans à commettre toutes les erreurs qui aboutirent au désastre vietnamien. Il semble bien qu’en Irak, ils mettront dix mois au plus à commettre à nouveau les mêmes erreurs. C’est ce qu’on appelle l’accélération de l’Histoire. La formule fameuse d’un journal démocrate US, en 1933, constatant l’état de pauvreté où la crise du capitalisme avait plongé la population US (époque de la Grande Dépression), disait : « L’Amérique est le seul pays qui soit passé directement de la barbarie à la décadence. » Aujourd’hui, ils renversent la formule, passant directement de la décadence à la barbarie, avec le général Boykin comme inspirateur.