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Il y a trois jours, nous proposions un lien pour un article du Guardian sous le titre (choisi par nous) : « L’Irak devient leur Viet-nâm ». Aujourd’hui, nous proposons un lien pour un article de l’International Herald Tribune (The New York Times) sous le titre, également choisi par nous : « L’Irak devient leur Afghanistan ». Cette différence d’approche, que nous avons ainsi voulu synthétiser, est intéressante et ressort autant de la psychologie collective que de l’expérience historique. Dans les deux cas, pour ce qui est des Américains, la perspective n’est pas enthousiasmante ; dans les deux cas l’interprétation est défendable au point où on jugerait les deux acceptables, et malheureusement complémentaires.
• L’article du Guardian se reportait à des communications de soldats américains. Il s’agit de la perception américaine : les Américains les plus concernés par les événements irakiens ont effectivement l’impression de revivre l’enlisement au Viet-nâm.
• Le deuxième article donne plutôt la parole à une interprétation du motif et du comportement de différents groupes musulmans de militants islamiques. Pour eux, certes, il s’agit d’un nouvel Afghanistan : « In much the same way as the Russian invasion of Afghanistan stirred an earlier generation of young Muslims determined to fight the infidel, the American presence in Iraq is prompting a rising tide of Muslim militants to slip into Iraq to fight the foreign occupier, Iraqi officials and others say. » (On notera d’autres échos dans le même sens, comme dans le Globe & Mail du 11 août, signalant d’autres activités, c’est-à-dire, dans ce cas, la formation d’une armée islamiste intérieure anti-US. C’est un progrès par rapport à l’Afghanistan.)
A la lecture de l’article, la thèse apparaît lumineuse et l’on se demande comment les commentateurs, nous y compris, n’y ont pas pensé plus tôt. Elle met en lumière l’extraordinaire faute stratégique des dirigeants américains et apparaît comme une version supplémentaire du “Plan Schlieffen” à la sauce américaine, — décidément la manoeuvre militaire la plus usitée, la plus courue chez les Américains. De même qu’il y a un “plan Schlieffen” nucléaire, il semblerait qu’on puisse parler d’un “plan Schlieffen” pour la guerre asymétrique, — puisque c’est de guerre asymétrique qu’il est question depuis le 11 septembre 2001. En d’autres mots : les victoires tactiques des Américains depuis 9/11 vont-elles aboutir à une défaite stratégique en Irak ?
(Rappelons rapidement la définition du “plan Schlieffen” : une série de victoires tactiques aboutissant à une défaite stratégique, comme le plan Schlieffen de 1914 a fait se succéder une série de victoires tactiques allemandes aboutissant à la défaite stratégique de la Marne, il y a 89 ans. Quant à la “guerre asymétrique”, c’est le terme appliqué à ces conflits qui opposent des armées de très haute technologie à des forces diverses, primitives, — résistances, guérillas ou terrorisme, — utilisant des moyens non conventionnels par rapport aux conceptions de leurs adversaires.)
Que se passe-t-il ? En gros, ceci : la force américaine, c’est l’impunité que lui donne sa puissance. Retranchés dans la forteresse-USA, retranchés dans les immenses bases qu’ils établissent dans les pays “visités”, les Américains sont relativement invulnérables. Leur puissance leur permet de lancer des offensives-éclair (Irak, mars 2003) dont ils tirent grande gloire et qui leur donnent des points tactiques. Le problème, c’est d’en sortir très vite (obsession du “Plan B” et de l’exit strategy chez tous les critiques lucides des expéditions outre-mer US), — parce que, dès qu’elle se trouve en terrain découvert, obligée de s’exposer, de composer avec des forces hostiles, en un mot de s’adapter à du “matériel” humain non-américain, la puissance US s’effiloche et laisse place à la plus mauvaise armée du monde.
(C’est ce qui différencie radicalement les Américains des Européens ; les Européens, les Français, les Britanniques, les Belges, etc, sont les meilleurs du monde dans cette technique militaire de l’exposition à l’ennemi, de la nécessité de s’adapter à l’ennemi, de composer avec lui, de le convertir en quelque sorte. En Irak, les pauvres Britanniques, sous la conduite de leur chef éclairé Tony Blair, sont totalement à contre-emploi.)
En Irak, l’armée US s’est déployée. Elle s’est obligée à s’exposer aux coups de l’ennemi, sans avoir la moindre capacité, le moindre génie d’amadouer et de “retourner” à son avantage cet ennemi. Jusqu’ici, l’Américain était intouchable, sauf à se payer les twin towers, type même de l’attaque “à un coup”. Désormais il est fixé, identifié, il s’est mis dans la position du canard que les chasseurs viennent tirer. Ce que nous dit ce texte, c’est que court désormais dans le monde islamique l’idée suivante : qui veut se payer son Américain n’a qu’à aller en Irak. Il y aura foule.
L’un des personnages interviewés dans l’article a une recommandation implicite pour les Américains : certes, c’est votre Afghanistan, mais ne partez pas car si vous gagnez, vous raflez la montre en or. (« “Iraq is the nexus where many issues are coming together — Islam versus democracy, the West versus the axis of evil, Arab nationalism versus some different types of political culture,” said Barham Saleh, the prime minister of a Kurdish-controlled portion of northern Iraq. ”If the Americans succeed here, this will be a monumental blow to everything the terrorists stand for.” ») On comprend Barham Saleh, il ne tient pas à ce que ses amis américains s’en aillent, laissant les Kurdes à découvert contre leurs ennemis innombrables. Par ailleurs, on peut être assuré qu’il sera entendu. Quand on parle à leur vanité, les Américains ne peuvent pas résister. On peut être sûr que les spin doctors n’y résisteront pas également, que la rhétorique “résistance = partisans de Saddam” va laisser place à la rhétorique “résistance = monde islamiste anti-US”. L’Irak deviendra l’affrontement suprême contre l’ennemi terroristo-islamiste. Les Américains s’y useront irrésistiblement. Ils perdront et leur défaite retentira à Washington même, dans une mesure de désordre certainement pire qu’au temps du Viet-nâm, — d’autant plus qu’à Washington, on se fout de l’Irak et on ne pense qu’à la prochaine élection. Effectivement, le cas irakien pourrait être le cas qui règlera le sort de l’Empire.
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