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17012 février 2007 — Le cas Chirac est un “cas”. Jusqu’au bout, l’homme devenu personnage ou vice-versa demeurera un mystère par rapport à ce qu’il semble paraître, par rapport à son époque… Est-il vide de sens, machiavélique, confus, corrompu, voire gâteux désormais, — ou bien, est-il un peu comme l’idiot du village des anciens temps et nous dit-il parfois des vérités révélatrices sans avoir l’air d’y toucher et sans avoir l’air de le réaliser?
Le problème est que nous posons des questions et que nous n’avons pas de réponses. Le problème est que nous n’avons pas d’avis ni d’information sur les circonstances de l’interview faite et refaite, puis largement commentée, du président français sur l’Iran. Le problème est que la “gaffe” de Chirac nous dit des choses qui sont moins éloignées de la sagesse que l’argument “boum, boum, boum !” des généraux de l’USAF, recyclés GW-Cheney.
Nos lecteurs, qui sont bien informés, connaissent le dossier. En consultant les textes de base, ils verront qu’on n’a pas chômé, entre président et journalistes, — entre la première interview du 29 janvier, la seconde du 30 janvier, avec “clarifications” du côté de l’Elysée, tout cela avec le texte du 31 janvier de commentaire des journalistes américaines (New York Times et International Herald Tribune), Elaine Sciolino et Katrin Bennhold.
Poursuivant leurs investigations, nos lecteurs seront également au courant des réactions en France… Les références en la matière peuvent, par exemple, aller au Monde. D’abord parce que ce journal signale les réactions de divers “acteurs” de la vie politique française, — assez curieusement qualifiées, ou bien qualifiées de manière significative par les mots “étonnement et prudence”.
Ensuite parce que son éditorial est un monument de conformisme qui nous indique bien comment les esprits comme il faut doivent réagir. Il apparaît évident que, pour ce commentaire, le plus grand vice de l’intervention chiraquienne, — que le journal prend pour du comptant malgré les rectifications, ce qui est une indication, — est dans le fait qu’elle va “dérouter les partenaires de la France…” et qu’elle “contredit la ligne officielle de la diplomatie française…” ; qu’elle va faire une mauvaise réputation à la France, parce qu’elle ne suit pas la “ligne officielle” de la “communauté internationale” ; qu’elle va obliger éventuellement à confirmer cette “ligne officielle”, ce qui pourrait passer par le douloureux exercice de savoir ce qu’elle vaut ; et ainsi de suite.
Citation, pour confirmation:
«Jacques Chirac va encore, avec ses commentaires estimant qu'il n'est “pas tellement dangereux (que l'Iran ait) une bombe nucléaire, et peut-être une deuxième un peu plus tard”, dérouter les partenaires de la France sur la scène internationale. “Le danger n'est pas dans la bombe qu'il va avoir, et qui ne lui servira à rien'', a estimé le chef de l'Etat. ''Il va l'envoyer où, cette bombe ? Sur Israël ? Elle n'aura pas fait 200 mètres dans l'atmosphère que Téhéran sera rasée.”
»Le propos, outre qu'il contredit la ligne officielle de la diplomatie française, incite à poser diverses questions… […]
»Ce second signal — l'idée que l'Iran va posséder l'arme nucléaire et que ce ne sera pas un danger immédiat — est un tournant plus radical encore, et qui intervient au mauvais moment. Lorsque la communauté internationale va se réunir à New York et de nouveau menacer l'Iran, on se demande quelle crédibilité la position de la France aura encore.»
Il y a également les réactions internationales. Parlons-en puisqu’elles ne sont pas inintéressantes. Il y a celle de l’âge du capitaine, qui ne rajoutera pas à la gloire du Guardian, — l’argument de l’interrogation soupçonneuse sur la santé mentale pour toute personne émettant une opinion opposée à l’opinion conforme, ou “l’opposition comme maladie mentale”, étant une création de l’Union Soviétique ; curieux argument d’ailleurs, les imbéciles, les gâteux et les vrais fous étant en général très prompts à embrasser les causes conformistes, mais en les habillant d’un vernis d’originalité par la conviction sans filets, la pompe de la fausse sagesse ou le bruit et la fureur. Au reste, la chute de l’argument fait se demander qui est le plus gâteux d’entre nous : «The French president's comments to journalists prompted speculation as to whether, aged 74 and in the waning months of his second — and probably his last term — he was losing his political touch or even his mental vigour. Some also questioned whether Mr Chirac had simply voiced a fear that a nuclear-armed Iran would be a foregone conclusion.»
D’autres réactions, tirées d’un florilège rassemblé par AP et reprises par l’International Herald Tribune, nous paraissent plus roboratives:
• De Jesus Nunez Villaverde, co-directeur de l’Institut des Etudes sur les Conflits et l’Action Humanitaire de Madrid : «It would be great if more people could think like this and stop treating Iran as if it were the only proliferator. ... It knows the rules of the game very well and those rules are that nuclear arms are important to have but not to use.»
• De Alireza Nourizadeh, chef des recherches à l’Arab-Iranbian Studies de Londres : «Chirac gave us a moment of honesty. His comment was basically what I believe to be the position of Britain, the United States and much of the West: If Israel is attacked, there will be no hesitation to bring retaliation and destruction on Iran.»
Revenons-en au début du propos. Nous n’avons pas la réponse à la question : la soi-disant “gaffe” était-elle délibérée, pour dire quelque chose sans le dire? (Par exemple, ce qui part d'un bon sentiment qui n'est pas dépourvu de sagesse, pour tenter de freiner la folie belliciste de nos alliés et amis américanistes, avec lesquels nous partageons tant de valeurs communes.)
Nous n’avons pas de réponse non plus à propos du “cas” Chirac, ce qu’il est, ce qu’il pense, etc. Nous avons aussi le sentiment que cela n’a pas grande importance, ou une importance anecdotique. Reste ce qu’il a dit et les leçons à tirer des effets que cela a provoqués ; cette formulation nous dicte notre commentaire, — en deux parties.
• Ce qu’il a dit. Il va sans dire, pour notre compte, que le président français n’a fait que rappeler quelques vérités premières sur la dissuasion et, par conséquent, qu’il a puissamment alimenté le débat sur la question de savoir si l’Iran a “le droit” d’avoir des armes nucléaires quand quelques autres en possèdent “illégalement”, au su et au vu très hypocrites de tout le monde. On connaît la chanson et l’argument. On sait qu’à part les lubies, les préjugés et les sottises incroyables des thèses américanistes alimentées par les obsessions courantes du domaine, l’affaire est prestement entendue. (On sait également que, depuis 1999 au moins, les Israéliens se préparent à la possibilité de l’installation d’une situation de dissuasion réciproque avec les Iraniens sans y voir une seconde une perspective apocalyptique.)
Que l’évolution de l’Iran vers la puissance nucléaire soit un problème, nous n’en disconvenons pas ; mais l’Iran voulant devenir nucléaire n’est pas la cause du problème, il en est la conséquence. La fermeture sclérosée (voir plus loin) de l’esprit occidental nous rend coutumiers de ce sophisme du raisonnement consistant à confondre cause et conséquence. A moins de demander aux généraux de l’USAF de changer la forme de la raison humaine et le fonctionnement de la logique à coups de “boum, boum, boum !”, nous ne sommes pas à l’aise dans le cas iranien.
Par conséquent, la “gaffe” de Chirac dérange bon nombre d’esprits éclairés qui sont à la barre pour nous indiquer l’avenir du monde. S’il pouvait être vrai, l’argument de l’âge du capitaine arrangerait tout ce beau monde. Rien que pour cela, il nous paraît si suspect que les déclarations chiraquiennes nous procurent, par réaction et par esprit de contradiction, comme un bain de Jouvence de l’esprit.
• Les leçons à tirer des effets que cela a provoqués. En fait et somme toute, il n’y en a qu’une, — une seule leçon si l’on veut aller au fond des choses. La voici : la vraie crise du monde et de notre civilisation, c’est le conformisme. La plupart des réactions à l’intervention de Chirac, c’est “l’étonnement et la prudence” ; étonnement pour ceux qui découvrent qu’il y a la possibilité d’une autre vérité que celle à laquelle ils sacrifient sans s’interroger ; la prudence pour ceux qui se doutent de quelque chose mais qui craignent l’aventure (celle de la liberté de jugement) et regardent avec une sorte d’effroi contenu l’iconoclaste, le relaps ou l’idiot du village c’est selon, qui a soulevé un coin du voile, — volontairement ou par inadvertance qu’importe.
Confirmons : la vraie crise du monde et de notre civilisation, c’est le conformisme; et un conformisme si profond qu’il ne concerne plus le jugement (je me conforme parce que c’est plus facile, plus avantageux, plus confortable, etc., — définition du conformisme social, par hypocrisie) ; un conformisme si profond qu’il concerne la psychologie (le processus de formation du jugement, processus inconscient pour beaucoup, est réalisé à l’aide d’un “matériel” de perceptions et d’expériences lui-même soumis au conformisme, — ce qui nous suggère une définition d’un “conformisme individuel”, par corruption de la psychologie, un peu comme une pathologie).
(Bien entendu, nous ne décrivons pas un processus absolu. Comme dans le cas du conformisme social, contre lequel certains jugements résistent, certaines psychologies résistent à la perception et à l’expérience selon le seul conformisme, et leur jugement formé notamment à partir des “outils” que leur fournit leur psychologie échappe au conformisme individuel.)
Extrait du Volume 22, n°10 du 10 février 2007, “de defensa & eurostratégie”. Pour illustrer ce propos, nous proposons ci-dessous un extrait de notre chronique Journal de notre Lettre d’Analyse dd&e du 10 février. L’extrait concerne effectivement le constat de la puissance du conformisme ; la chose est considérée à partir de l’exemple de Davos, et du triomphe du conformisme (voir notre F&C du 25 janvier) avec l’acceptation de deux propositions fondamentales, — la réalité de la crise climatique et l’effondrement de l’influence de l’américanisme. Il va sans dire que le processus qui intéresse notre analyse critique est bien le processus psychologique, puisque sur le fond de la chose (la crise climatique et l’effondrement de l’influence américaniste), nous serions plutôt approbateurs de cette évolution. (Nos lecteurs auront reconnu ou reconnaîtront en se référant à notre autre F&C du 25 janvier le rôle tenu par Garton-Ash et Gardels dans notre démonstration.)
«La puissance bouleversante du conformisme dans la formation du sentiment et de la perception des élites internationales: un facteur dépendant de la communication et marquant la réalité de l'“ère psychopolitique”
»…Le Forum de cette année à Davos a été un formidable exercice en conformisme; voilà le constat qui nous importe, qui est un constat différent de celui qu'on peut faire sur la réalité ou pas des deux événements concernés. Le conformisme est aujourd'hui une attitude intellectuelle qui s'exerce dans tous les sens, sans tenir compte de l'orientation idéologique des événements sur lesquels elle porte, de la justesse de l'analyse, etc. On peut donc parler d'un phénomène psychologique et, éventuellement, d'un phénomène psychologique s'apparentant à une pathologie. Analysant les travaux du psychothérapeute américain Milton Erikson, le médecin psychiatre Marc L. Bourgeois rapporte la conception qu'avait Erikson de la névrose. Bourgeois la définit comme une “rigidification de la personnalité”, fermant cette personnalité aux réalités extérieures d'une façon aussi dure que la dureté du ‘bois de fer’, “propre à certaines régions désertiques américaines, [...] si dur qu'il a la consistance du métal”. On observera combien on peut transposer cette définition à l'attitude du conformisme dans la mesure où cette attitude revient effectivement à une fermeture de l'esprit, et combien on est justifié de le faire si l'on considère que le conformisme est plus désormais un produit de la psychologie que du jugement plus ou moins conscient quoique influencé. Ce qui s'est passé à Davos est assez caractéristique à cet égard. Il n'y a, chez Gardels ou chez Garton-Ash, aucune précaution explicatoire, aucune gêne éventuelle, dans le constat qui est fait de l'effondrement de l'influence américaniste et dans l'acceptation presque consentante de ce constat; alors que ces deux auteurs célébraient la puissance américaniste, deux ou trois ans plus tôt, comme un fait indubitable, fondamental et complètement heureux. Il semble y avoir une démission du jugement, un refus de l'engagement analytique au profit d'un constat qui est la conséquence d'un entraînement conformiste de la perception. C'est à ce point qu'on comprend que le conformisme n'est plus ce phénomène social qui influait sur le jugement, — surtout, conformément à l'hypocrisie du sujet; il est devenu un phénomène psychologique qui influe d'une façon automatique sur le jugement. Il n'y a plus d'hypocrisie sinon inconsciente, — et, certes, une hypocrisie inconsciente n’est plus de l’hypocrisie au sens habituel mais un processus mécanique incontrôlé.»