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5 mai 2006 — La première question est simple et de bon ton : la presse française (parisienne) et les intellectuels français (parisiens) connaissent-ils l’existence de l’Iran? Réponse, avec des questions agacées : l’Iran, what is it? Un nouveau sur la liste Clearsteam, ce type? Comme on voit, la question en comporte plusieurs, et des compliquées, des sacrilèges. Laissons cela et tentons de collecter quelques faits.
• Hier, le Premier ministre français Dominique de Villepin tient sa conférence de presse habituelle. La déclaration liminaire est entièrement consacrée aux problèmes sociaux et autres liés à la crise socio-économique française.
• Suit une session questions-réponses dont nous n’avons pas le détail. Il semble que la question de l’Iran ait été abordée à un moment ou l’autre, puisque, peu après la conférence de presse, une nouvelle était diffusée par AP. Nous l’avons trouvée hier soir sur le site CNN.com, sous le titre « French PM rules out force on Iran — Military action not an option, Villepin says ». Voici l’essentiel du texte :
« French Prime Minister Dominique de Villepin has said that military action is not the solution to the international standoff over Iran's nuclear program.
» “My conviction is that military action is certainly not the solution,” Villepin said at a monthly news conference. “We have already lived through this type of scenario and we know that not only does it settle nothing, but it can raise risks. We have seen this in the most clear way with Iraq.”
» Villepin — who made a famed speech at the United Nations against the war in Iraq in 2003 when he was French foreign minister — urged “unity” and “firmness” within the international community in dealing with Iran.
» Saying Iranian statements about its growing nuclear capabilities were “worrying,” Villepin said Russian and Chinese support for any U.N. resolution was necessary “for the credibility of our action, the pressure on Iran.” »
• Par ailleurs, nous consultâmes divers sites à la même heure, pour avoir quelques précisions sur ces déclarations de Villepin sur l'Iran : ceux du Monde, de Libération, du Nouvel observateur, celui du Premier ministre, etc. Rien, bien sûr.
• Depuis, quasiment plus de nouvelles. L’information AP apparaît ici ou là, sans commentaire particulier, comme un bouche-trou à peine présentable. Dans certains comptes-rendus, l’affaire est expédiée par une allusion au fait que le problème de l’Iran a été abordé, etc.
• Deux jours plus tôt, Paris avait eu la visite à Paris de Nicholas Burns, n°3 du département d’État. Voici, selon nos sources internes, ce qu’avait déclaré Nicholas Burns :
« La France a été propulsée mardi au rang de “meilleur partenaire” des Etats-Unis sur de nombreux dossiers internationaux par un haut responsable américain, trois ans après les déchirements sur l'Irak qui avaient valu à Paris d'être battu froid par Washington. “Je peux vous dire qu'à Washington nous n'avons aujourd'hui pas de meilleur partenaire que le gouvernement français sur la plupart des sujets qui occupent le Conseil de sécurité” (de l'Onu), a déclaré à la presse le sous-secrétaire d'Etat chargé des Affaires politiques, Nicholas Burns, de passage à Paris. “Nous sommes très contents de voir la force de la relation entre la France et les Etats-Unis”, a ajouté le numéro trois du département d'Etat américain, en soulignant les convergences franco-américaines sur l'Iran, le dossier syro-libanais ou le Darfour. Burns fut ambassadeur à l'Otan au début de la guerre en Irak, une époque où l'administration américaine avait promis de revoir à la baisse ses contacts avec Paris afin de ‘punir’ la France pour son opposition au conflit. “Je me souviens de tous les mécontentements, de tous les désaccords par lesquels nous sommes passés en 2002 et 2003”, a-t-il dit, pour mieux souligner que cette époque était à ses yeux révolue. »
Un premier commentaire est que la contradiction entre l’appréciation de Burns (par ce qu’elle implique de l’accord des Français avec la position US) et les déclarations de Villepin telles que rapportées par l’AP est flagrante. Sur l’option militaire, les Américains disent qu’elle “est sur la table” et ont laissé entendre par divers canaux qu’elle était soit inévitable à cause de l’impossibilité de mener à terme la crise par la voie diplomatique, soit finalement préférable à toutes les autres pour apporter une solution claire et nette au problème iranien. Quant au processus onusien, la position des Etats-Unis est qu’ils espèrent obtenir l’abstention de la Chine et de la Russie et qu’ils sont décidés à agir en dehors du cadre de l’ONU s’ils ne l’obtiennent pas, empêchant le vote d’une résolution à l’ONU (veto russe et chinois dans ce cas). Dans tous les cas, bien des indications montrent que les USA, résolution ou pas, brûlent de ne pas s’en tenir aux seules sanctions.
Villepin écarte de facto l’option militaire (le titre de CNN.com résume bien le propos : « French PM rules out force on Iran — Military action not an option, Villepin says. »). Il veut le soutien de la Chine et de la Russie dans toute action de pression contre l’Iran. Il ne semble même pas évoquer la possibilité d’une action hors du cadre de l’ONU, la condition précédente l’éliminant de facto.
Les différences sont fondamentales. Elles laissent présager des jours difficiles à la “coalition occidentale” qui s’est formée pour mener la “communauté internationale” contre l’Iran.
Le cas présenté ici est à la fois intéressant et étonnant dans sa netteté. Les déclarations de Burns représentent l’interprétation virtualiste générale, acceptée par tous officiellement.
La France “meilleur partenaire” des Américains. L’idée était assez juste au départ parce que les Français s’appuyaient avec force sur des principes de respect des traités et des engagements. Les Américains, eux, s’appuyaient (et s’appuient toujours) avec force sur une idée : il faut éliminer toute possibilité que l’Iran devienne une puissance ; cette idée concerne l’élimination de toute possibilité que l’Iran devienne une puissance nucléaire mais cela va au-delà ; cette idée concerne également l’élimination du régime (“regime change”) d’un pays qui reste classé dans l’“axis of evil” mentionné dans le discours sur l’État de l’Union de 2002.
A moins que Téhéran cède, ce que rien n’indique pour l’instant, la divergence entre Américains et Français est inévitable à terme. La déclaration de Villepin le montre de façon irréfutable, comme elle montre que le terme en question est plutôt court. Croire que la France va poursuivre la course politique actuelle dans le sens maximaliste n’a pas de sens. L’état de l’establishment politique français est aujourd’hui pitoyable et la politique française repose sur les réflexes de sa politique immémoriale, réactivée par le gaullisme. Cela signifie que l’exigence formelle du respect des traités qui implique un respect de la forme juridique des relations internationales ne peut aboutir sur une situation où, par des actions unilatérales et préemptives, on réduit à rien ce respect en saccageant la forme juridique des relations internationales. Avec la déclaration de Villepin, nous approchons du moment où l’élan pour la première dynamique va le céder à la préoccupation devant la seconde.
Le commentaire le plus simple, le plus honnête, le plus modéré du monde conduit à remarquer que l’alliance occidentale actuelle est une alliance de convenance, de conformisme et d’aveuglement volontaire sur la suite. Elle éclatera en mille morceaux lorsque nous serons devant les réalités. (Les Allemands seront de la partie, quand on sait la position de Merkel sur la question. Quant aux Anglais, de défaite électorale en scandales et remaniement de gouvernement, on se demande s’ils existent encore, eux qui craignent n’avoir plus d’existence nationale.)
En attendant, comme le montre le processus observé hier, une seule “réalité” continue à compter : celle du monde virtualiste. Pour les commentateurs, à Paris, aujourd’hui, rien ne compte que l’affaire Clearsteam. L’Iran n’existe pas, sinon pour se satisfaire hautement, quoiqu’en passant, d’être le “meilleur partenaire” des USA. L’irresponsabilité des organismes d’information généraux est, en France, à un sommet. Jamais ces organismes n’ont été autant tournés vers l’information politicienne, alimentant ainsi avec une force considérable ce qu’ils reprochent à l’establishment politique. Ce dernier ne fait rien pour modifier cette tendance, avec d’ailleurs la réserve qu’il n’en a sans doute pas la force.
L’Iran bien plus grave que l’Irak pour l’alliance occidentale. Cette situation se résume à ceci : pour ce qui concerne la crise iranienne, nous vivons en plein virtualisme. La situation est bien plus grave que celle de la crise irakienne, où les positions d’antagonisme étaient connues largement avant le paroxysme de la crise. Tous les faux calculs, toutes les erreurs tactiques sont permis, voire d’ores et déjà annoncés dans cette crise. Le quiproquo établi avec la distance entre virtualisme et réalité ne fera que grandir. Lorsqu’il apparaîtra au grand jour, il sera explosif. La situation transatlantique sera alors bien plus grave qu’au moment de l’Irak.
En l’occurrence, les seuls qui jouent franc jeu aujourd’hui, — non par vertu mais par exploitation naturelle d’une situation qu’ils croient acquise, — ce sont les “semi-officiels” (pas vraiment porte-parole de l’administration mais assez proches des intérêts du système pour dire tout haut ce qu’on pense tout bas dans l’administration), — exclusivement du côté américaniste. Ce sont les Warner et les Holbrooke, qui annoncent une implication de l’OTAN (l’un des détonateurs de la crise) et prédisent un “test des relations transatlantiques”.