L'Iran et l'incertitude du général Dempsey

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Première question : “Pouvons-nous, si nous le devons, et sans utiliser nous-mêmes de systèmes nucléaires, éliminer leurs capacités nucléaires (de l’Iran) ?”… Réponse du général Dempsey, président du comité des chefs d’état-major US : “Eh bien, je veux sans le moindre doute qu’ils croient que c’est le cas” … Nouvelle question : “Et alors, est-ce bien le cas ?”… Réponse du général Dempsey : “Je veux absolument qu’ils croient que c’est le cas”.

Pour confirmation, sur Politico.com, ce 8 janvier 2012, d’après un échange du jour sur CBS.News.

«Joint Chiefs of Staff Chairman Gen. Martin Dempsey says he wants Iran to "believe" the U.S. had the capability to destroy their fledgling nuclear program — but declined to answer specifically whether the U.S. military possessed that capability.

»“Could we, if we had to, without using nuclear weapons ourselves, take out their nuclear capability?” CBS host Bob Schieffer asked in an interview aired Sunday on ‘Face the Nation.’

»“Well, I certainly want them to believe that that’s the case,” said Dempsey.

»“Well, is it?” asked Schieffer.

»“I absolutely want them to believe that that’s the case,” said Dempsey.»

Le général Dempsey a beaucoup moins d’entregent et de brio que son prédécesseur, l’amiral Mullen. Il n’a pas, également, avec son secrétaire à la défense Panetta, la complicité qui exista entre Mullen et le secrétaire à la défense Gates, entre 2006 et 2011. Il ne bénéficie pas, dans certaines situations opérationnelles, notamment face à l’Iran, d’une paradoxale complicité avec les Iraniens, comme il y eut entre 2006 et 2008, pour bloquer toute attaque contre l’Iran que les militaires, et surtout la Navy, jugeaient insensée. Dempsey est un peu terne, un peu taiseux et renfrogné, il représente bien les forces armées US confrontées à des démons impossibles à dompter, à des forces impossibles à contrôler, tout cela engendré par le Système lui-même… Sa préoccupation est bien là, sur le plan intérieur, et c’est pour cela que sa réponse ressemble à une prière faite aux Iraniens : “Par pitié, faites un effort et essayez de croire que nous pouvons vous mettre KO, pour ne pas risquer l’aventure contre nous, pour ne pas nous entraîner nous-mêmes dans une aventure que nous craignons...”

Les réponses de Dempsey ont une allure presque choquante, dans leur ingénuité, et notamment la réponse principale qui est de ne pas répondre du tout. En 2006 ou en 2007, un Mullen aurait répondu 1) que les forces armées US ont les capacités nécessaires pour remplir les missions qu’on leur assigne, et 2) que l’hypothèse d’une attaque contre l’Iran n’est pas une hypothèse raisonnable et souhaitable, et qu’il faut l’écarter le plus possible comme une instance d’ultime recours. S’il y avait eu insistance dans les questions sur les capacités militaires elles-mêmes, Mullen aurait précisé que cela concerne un domaine couvert par le secret militaire, mais que, effectivement, “les forces armées US ont les capacités nécessaires…”, etc. Sa réponse se serait en fait adressée aux “faucons“ de l’administration Bush (Cheney & Cie), dans une bataille d’influence qui n’avait rien de militaire, – étant entendu qu’en tout état de cause, les capacités militaires adéquates existaient puisqu’il s’agit des USA. La réponse de Dempsey, ou plutôt sa non-réponse, reflète par contre une préoccupation fondamentale concernant ces capacités, du fait de la dégradation prodigieusement rapide des capacités US, essentiellement due, en plus des effets des contraintes opérationnelles, aux blocages de processus et de production des programmes dans une structure bureaucratique (le Pentagone) absolument hors de tout contrôle, et désormais, en plus, aux contraintes budgétaires. Nul ne peut ne pas avoir à l’esprit, par exemple, l’état de décrépitude très effrayante de l’USAF, – un participant essentiel à toute engagement militaire contre l’Iran, – bloquée entre des engagements multiples et multiformes sur plusieurs théâtres ; un matériel vieillissant et de plus en plus limité et handicapé par des contraintes d’emploi à cause de vieillissement, avec une réduction continu des effectifs ; et l’attente d’un seul programme qui doit assurer sa complète modernisation, et qui ne cesse de confirmer, dans son avancement au pas de l’écrevisse, qu’il est sur la voie d’une catastrophe in the making (il s’agit, qui ne l’a deviné, du programme JSF).

On peut raisonnablement voir, sinon confirmées dans tous les cas notablement renforcées, plusieurs hypothèses concernant la posture actuelle des USA face à l’Iran, du point de vue de l’aspect militaire de la situation.

• Le pouvoir civil, et encore plus les militaires, espèrent que les mesures draconiennes (sanctions, embargo, etc.) prises contre l’Iran feront céder ce pays, et qu’il ne sera assurément pas nécessaire d’aller jusqu’à l’affrontement militaire. Au-delà, on peut être moins assuré que jamais que les USA sont prêts à risquer effectivement un affrontement ; une thèse officielle courante à Washington, pour la narrative (largement contestée par des sources sérieuses) de la crise dans le Golfe, est que les Iraniens bluffent lorsqu’ils se disent prêts à l’affrontement ; la question pourrait être renversée : les USA ne bluffent-ils lorsqu’ils affichent leur résolution de faire face à tout incident dans le Golfe, dans toutes les conditions ?

• L’essentiel de ce qu’il ressort de ces quelques mots hésitants de Dempsey, qui viennent symboliquement confirmer une situation qui a commencé à s’établir à partir d’août 2008 (lorsque les USA ne réagirent absolument pas au niveau militaire face à l’invasion de la Géorgie par la Russie), c’est que les USA ne sont désormais plus assurés eux-mêmes de leur supériorité militaire. La question ici n’est pas celle de la puissance, – la puissance militaire US existe toujours, – mais celle de la supériorité, qui est, pour les USA, l’indispensable dynamique derrière tout acte militaire. Si les USA ne sont pas assurés de leur supériorité, leur puissance devient une impuissance paralysante.

• C’est cet état psychologique qui nous paraît le plus important dans les déclarations de Dempsey. La différence est considérable avec 2006-2008, où Mullen-Gates luttaient contre un projet qu’il jugeait fou et nullement contre une mission qu’ils doutaient de pouvoir remplir. Aujourd’hui, Dempsey ne se demande même plus si une attaque ou une guerre contre l’Iran est un “projet fou”, il prie simplement pour que l’une ou l’autre n’ait pas lieu parce qu’il n’est plus sûr de rien. Ainsi prie-t-il pour que les Iraniens croient que les USA sont d’une puissance suprêmement supérieure à la leur, suffisamment pour les dissuader de tout risque d’affrontement.

• …Car, enfin, il faut savoir, ou bien entendu avoir à l’esprit, qu’une guerre éventuelle contre l’Iran n’est pas un “coup gagnant” final, l’effort qui fait basculer vers une hypothétique victoire ; que ce n’est qu’un élément, d’une considérable lourdeur, qui va être en plus dans une situation aux multiples engagements où les forces armées US sont déjà à bout de souffle ; cela dans une situation stratégique de grande tension, où les USA ont partout des points d’appui stratégique à faire tenir comme autant de verrous de leur soi-disant hégémonie militaire. Un conflit contre l’Iran peut tout déséquilibrer, tout faire basculer, tout d’un coup renverser l’édifice complet. Au contraire du “coup gagnant” final, ce peut être un coup de trop, un “coup perdant” où la puissance militaire US, cette fois hors de toute question de supériorité, peut véritablement entrer dans un processus d’effondrement. Ainsi la question est-elle moins de savoir si les USA peuvent emporter un conflit contre l’Iran que de savoir si la structure de la puissance stratégique US résisterait à un tel choc… C’est un risque, certes, mais un risque mortel, une sorte de “baiser de la mort »”…


Mis en ligne le 9 janvier 2012 à 15H49