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14 juin 2008 — L’époque est celle de la confusion, mais nous allons essayer tout de même de comprendre, c’est-à-dire de nous faire une religion, – sans l’aide des canaux officiels, surtout pas. Il s'agit de comprendre nos éminences qui nous dirigent, ceux que nous nommions hier, dans un accès d’incivilité: «...les copies conformes et autres “copiés-collés” qui nous gouvernent.»
Un courant pressant et sans surprise est en train de se développer en Europe, c’est-à-dire dans les élites européennes. L’idée traverse aussi bien l’UE elle-même, dans le chef de ses institutions, que certains pays ambitieux. Un député de la majorité UMP, qui se dit dit proche du président de la République française, dit deux choses que nous devons avoir à l’esprit, que nous lierons plus loin paradoxalement.
• D’une part, le député expliquait, deux jours avant le scrutin, que la tendance irlandaise à se montrer très critique de l’Europe s’explique notamment par «les liens privilégiés qui existent entre l’Irlande et l’Amérique». Le même député complète sa pensée en expliquant que «les Américains ont intérêt à affaiblir l’Europe, et un vote négatif de l’Irlande affaiblirait l’Europe. Il y a là une convergence.» C’est suggérer, après tout, la “trahison” anti-europénne de l’Irlande. (Cette idée d’une sorte de “complot” américano-irlandaise anti-européen est indirectement renforcée par ce constat du Monde, du 13 juin, que la presse Murdoch a joué, en Irlande, un rôle important dans la montée du sentiment anti-européen. Murdoch, c’est les neocons, l’Amérique activiste de GW Bush. Le “complot” se précise.)
• Le même député, quelques instants plus tard, comme si, vraiment, ceci (qui vient) n’a nul rapport, même si contradictoire, avec cela (qui précède). «Maintenant, il faut que nous comprenions que cela a assez duré. L’Europe et l’Amérique doivent se rapprocher. De graves dangers menacent. Nous ne pouvons rester dans les positions distanciées où nous nous trouvons. La Chine, l’Inde deviennent des concurrents redoutables. Après tout, l’Europe et l’Amérique partagent les mêmes valeurs. Il faut lancer une grande initiative de retrouvailles.» Ainsi en est-il, aujourd’hui, de la pensée française, – texto, ou presque, dans l’esprit de la chose sans aucun doute.
Parallèlement, l’Europe (la Commission) a bien l’intention de faire une fête au nouveau président US. Des initiatives importantes sont prévues, qui accueilleront le nouveau président US comme autant de bouquets de fleurs pour le vainqueur du Tour de France. Il s’agit d’une intention bien arrêtée, destinée à mettre fin aux querelles, aux incompréhensions, et rétablir un partenariat transatlantique à pleine vapeur. Nous traduisons ainsi la pensée dans les institutions européennes, telle que nous la percevons.
L’impression est qu’il s’agit d’une vaste opération, d’une opération importante, qui doit tenter de mettre fin aux séquelles des années Bush. Cette idée européenne rejoint l’idée française exprimée plus haut (“cela a assez duré”), et elle sera sans aucun doute appuyée et renforcée par les Français. Le projet de réintégration de la France dans l’OTAN, qu’on pourrait annoncer proche d’être réalisé au sommet de Strasbourg (60ème anniversaire de l’OTAN en avril 2009), renforcerait la poussée européenne vers les bras ouverts ou tendus de l’Amérique… (Cela, d’ailleurs, qui reste à voir: seront-ils “ouverts ou tendus”, ces bras?)
De ce point de vue également (en plus du reste des affaires européennes qu’il affecte), le “non” irlandais vient comme un mauvais coup. L’attitude générale des dirigeants européens divers, après le référendum irlandais, est de passer outre et de poursuivre dans la voie de la ratification du traité, avec des arrangements avec l’Irlande au bout du compte. C’est une attitude évidemment dangereuse; quelle que soit l’importance du pays (la petite Irlande), il reste que la seule consultation populaire sur le traité (tout le reste étant ratifié par voie parlementaire) a donné un résultat négatif. Quelle légitimité aura ce traité? Quelle légitimité auront ceux qui veulent ainsi imposer ce traité? Mais l’on comprend bien qu’ils ne sont plus à ça près. La “fuite en avant” européenne à laquelle on assiste depuis plusieurs années, alors que l’“Europe” va de désaveu populaire en désaveu populaire, est la tactique naturelle d’une situation extrême. On se trouve devant une situation systémique; l’illégitimité de la classe dirigeants occidentale est une caractéristique générale du système en crise. Pour autant, rien n’est résolu, au contraire: “fuite en avant” certes, mais vers quoi? En réalité, pas de réponse, – à moins que le “rapprochement” avec les USA soit considéré comme une réponse.
Le premier éditorial du Financial Times après le “non” irlandais, le 13 juin a été pour constater un nouveau rude coup porté contre les élites européennes. L’hypothèse favorisée est, à nouveau, celle de la distance, de l’incompréhension, de la déconnexion entre les peuples et leurs dirigeants... Rengaine, rengaine, que rien ne vient troubler, qui décrit pourtant une réalité entêtée.
«The No vote not only blocks the adoption of institutional reforms, such as the creation of a full-time president and a fully fledged EU diplomatic service.
»More important, the Irish No delivers a hammer blow at the morale of the EU’s political elites, who only three years ago watched in despair as Dutch and French voters threw out a constitutional treaty that was the Lisbon treaty’s predecessor.
»Ireland’s rejection of Lisbon raises profound questions about the EU’s ability to settle its internal arrangements – if not once and for all, then for long enough to be able to project its political and economic power convincingly on a world stage dominated by the US and rising forces such as China, India and Russia.
»“The lessons are not just for Ireland, the lessons are for the whole of Europe,” said Micheal Martin, Ireland’s foreign minister. “Perhaps there is a disconnect between Europe and its people, between European Union institutions and the people.”»
Cet aspect du vote irlandais n’est pas non plus négligeable à la lumière de ce projet d’initiative de l’Europe vers les USA. La logique de cette initiative, disent les stratèges européens, doit reposer sur une position de force de l’Europe, pour que les nouvelles relations soient établies avantageusement pour l’Europe. L’hypothèse impliquerait évidemment une position légitimée des dirigeants européens, que l’on attendait d’un traité de Lisbonne ratifié partout avec éclat, – cela n’est pas précisément le cas. C’est ce point de vue implicite que propose le parlementaire UMP, en rappelant les liens entre les USA et l’Irlande et en avançant l’interprétation que le “non” est une “trahison” de l’Europe.
Il y a, dans la démarche européenne mâtinée de conceptions françaises revues Sarko, à égale répartition, une dose d’apaisement fondée sur une illusion et aboutissant à la servilité (à l’égard des USA) et une dose d’affirmation de puissance basée sur une illusion et aboutissant à l’arrogance (vis-à-vis des peuples européens). Le reproche implicite fait aux Irlandais, évidemment infondée et grossier, s’appuie néanmoins sur une conception; curieusement, cette conception elle-même s’appuie sur une contradiction potentielle. Il s’agit de dire qu’un renforcement de l’Europe peut se concevoir dans une logique d’équilibrage des USA, pour pouvoir mieux engager une négociation aboutissant à un arrangement dont tout montre dans les situations respectives et la séquence en cours qu’il serait un alignement de l’Europe sur les USA.
Ces projets européens sont donc appuyées sur autant d’interprétations faussaires qu’il y a d’illusions dans les démarches; l’interprétation que les liens entre l’Europe et les USA peuvent évoluer, avec le nouveau président, vers un véritable partenariat où l’Europe serait au moins à égalité avec les USA; l’interprétation que le “poids” spécifique de l’Europe, indiscutable par ailleurs (poids économique, importance démographique, etc.), se transcrirait en une puissance politique dynamique et identitaire.
• La première interprétation est basée sur l’appréciation que la période Bush est une aberration dans l’histoire des USA, – avant même d’avoir vu sa conclusion et mesuré ce qui vient après. Cette interprétation est celle d’une classe politique et d’une expertise européennes privées de mémoire historique et totalement fermées à la compréhension de la nature des USA. Le fait est tellement évident, démontré et encore démontré pour qui s’intéresse au contraire à l’histoire et à la nature des USA, qu’il ne nécessite aucune discussion supplémentaire. Les événements se chargeront de faire bon marché de l’interprétation européenne. (Un éclairage de la perspective, raisonnable dans ce cas et peu suspect puisque venu d’un pro-américaniste notoire, voire des USA eux-mêmes, suffira; on se reportera au commentaire de Gerard Baker, que nous présentons aujourd’hui dans notre rubrique Bloc-Notes. Il suffit, pour faire justice de l’interprétation “Bush-aberration”, de citer ceci, du commentaire de Baker: «As an adviser to Mr Obama noted recently at a transatlantic conference in Washington, the differences for Europe between a first Obama administration and the second Bush Administration will probably be smaller than the differences between the first and the second Bush terms.»)
• La seconde interprétation est basée sur une appréciation quantitative de la puissance. Nous ne mentionnons pas l’absence de puissance militaire intégrée de l’Europe, car cela n’est pas l’essentiel à notre sens. Ce qui manque à l’Europe se situe dans le domaine qualitatif, et dans la qualité de la perception des profondeurs derrière les apparences: absence d’identité, absence de souveraineté, absence de légitimité par conséquent. Les causes sont connues, notamment le refus d’une politique de puissance politique, ou l’impuissance à la faire. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce cadre déjà bien incertain que le “non” irlandais porte un coup très sévère à cette interprétation. Quelle que soit la minorisation de l’affaire irlandaise, il reste que la légitimité déjà bien contestée des élites et dirigeants européens à représenter l’Europe avec ses peuples et ses intérêts est à nouveau terriblement abaissée, jusqu’à son inexistence, au moment où s’amorce la manoeuvre transatlantique.
Pour couronner le tout, il y a une analyse stratégique faussée par son caractère sophistique. Il y a une incapacité des dirigeants occidentaux à embrasser une situation générale secouée par une crise systémique générale du système et de notre civilisation dont chaque crise spécifique est une manifestation. La seule alternative raisonnable devant cette généralisation du phénomène de crise serait, idéalement et raisonnablement à la fois, une action générale concertée (sorte d’“universalisme anti-crise”) ou des actions régionales concertées et coordonnées entre elles. Le choix de l’axe USA-Europe est fondamentalement idéologique, absurde et néfaste dans ce cas. Il contribue à pérenniser une prétention de force, une attitude de suprématisme qui n’est plus justifiée par rien par rapport au reste du monde; une attitude déstructurante pour les relations internationales en général, une attitude de rupture par rapport aux autres centres de puissance du monde. Il est accablant, avec un signe supplémentaire de l’inculture régnant dans ces élites, de voir se perpétuer la fable des “valeurs communes” pour justifier cet axe. L’infécondité de l’élite occidentale ne cesse d’alimenter l’engagement dans la même impasse idéologique.
D’un autre côté, l’évidence est que cet axe se heurtera une fois de plus aux habituels avatars de l’entreprise. Du côté US, le “repli” (voir Baker) est une hypothèse acceptable, sinon probable; du côté européen, les avatars internes, à l’image du “non” irlandais, ne pourront qu’être suscités et excités par cette orientation. Le résultat de l’entreprise, par la mise en évidence toujours plus marquée de son inaccomplissement, voire de son impossibilité ontologique, sera paradoxalement d’accélérer le désordre à l’intérieur de l’alliance occidentale.
...Après tout, c’est la meilleure chose qui puisse arriver.
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