L’irrésistible attrait de la force

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Il nous a semblé intéressant de reprendre intégralement le texte de George Friedman du 22 juin 2010, dans notre rubrique Ouverture libre à la date du 25 juin 2010 parce que, comme nous l’apprécions dans notre F&C du 25 juin 2010, cette analyse contient «nombre de remarques intéressantes s’inscrivant dans une vision d’ensemble marquée par une totale incompréhension de la situation européenne». C’est chargé de cette appréciation audacieuse que nous voudrions développer un commentaire concernant cette analyse de Friedman, – et d’abord, l’esprit qui y préside, par conséquent l’évaluation des événements qu’on y trouve…

@PAYANT L’analyse de Friedman est celle d’un géopoliticien. Le géopoliticien est l’homme qui se veut réaliste, brutalement réaliste, lorsqu’il prend en compte les facteurs qui déterminent la marche de la politique du monde. Il proclame la raison comme seule guide de sa pensée, même s’il se trouve que cette raison a été orientée, notamment par des facteurs psychologiques, de façon à le conduire à des analyses brutales ou, mieux, à la recommandation de politiques brutales en fonction des analyses qu’il faut. Le géopoliticien ne s’appuie pas tant sur les réalités que sur une perception brutale des réalités, en s’en tenant aux facteurs qui favorisent cette brutalité ; cela fait, il proclame qu’il ne fait que suivre la logique de sa raison. En réalité, il est sous l’empire d’une raison qu’il a chargée de sa perception brutale du monde et donc déformée à mesure. Cette perception brutale, elle, est le produit d’une psychologie bien spécifique, que nous connaissons bien, qui est la psychologie de l’américanisme tout entière baigné par le système de l’“idéal de puissance”.

L’analyse de Friedman privilégie les rapports de puissance selon sa perception de géopoliticien, certes… Mais comme il se trouve dans une époque où la définition de la puissance a quitté les eaux de la géopolitique pour celle de la psychopolitique, sa perception semble complètement dépassée, et elle l’est réellement en se portant sur des aspects très particuliers dans le sens d’un grossissement qui déforme la réalité. Là-dessus se mêlent les complications de la psychologie que “l’empire de la raison” dissimule en général sous le masque de la rationalité, et qui n’en sont que plus redoutablement faussaires pour cela. Ainsi Friedman est-il poursuivi par une obsession bien américaniste, qui est celle de la puissance militaire et technologique allemande, fondée à la fois sur le souvenir des deux Guerres mondiales (surtout la Seconde, bien entendu) et sur la complicité inhérente à l’esprit de l’“idéal de puissance” et au système du technologisme (dont la géopolitique est la projection politique), qui furent les guides des conceptions de puissance de l’Allemagne avant que ce pays ne sombrât, et qui furent repris par l’ambition géopolitique du système de l’américanisme.

Aujourd’hui, lorsqu’il est question de l'aspect strictement militaire de la “sécurité” en Europe, c’est-à-dire d’une assise de puissance militaire et de puissance technologique pouvant être intégrée dans la puissance militaire, l’Allemagne pèse fort peu et la France pèse beaucoup, – alors que Friedman donne une place exclusive à l’Allemagne et qualifie la France de “junior partner”. Plus encore, il semble constamment oublier que la France est, avec la Russie, la seule puissance nucléaire autonome en Europe, ce qui conduit nécessairement à reléguer l’Allemagne dans une autre catégorie, sans comparaison possible. (Bien évidemment, ces remarques n’ont rien à voir avec le personnel en fonction de direction, – c’est de cette façon qu’il faudrait désigner nos directions politiques, – notamment en France, où il est d’une exceptionnelle médiocrité. D’ores et déjà, les attributs de puissance, d’influence, de légitimité, de souveraineté, sont fixés dans des situations figées par les crises en cours, et l’action des directions politiques est d’une piètre importance. La puissance de la France en Europe est quelque chose qui dépasse la direction politique de ce pays et l’effondrement d'une puissance militaire US qui est basée sur une imposture générale, dépasse également l’action des directions politiques, lorsqu’elles tentent d’en avoir une.)

Ainsi, toutes ces lourdes conceptions géopolitiques et ces préjugés d’une psychologie infectée par l’esprit de la puissance conduisent-il Friedman à faire de la démarche russo-allemande une fin en soi, les autres partenaires (France et Pologne) n’étant là que comme faire valoir ou alibis. C’est le contraire, justement, qui est défendable. Si cette démarche a un sens et un avenir politique, si elle est poursuivie avec sérieux, on comprendra alors que le cas est celui où l’Allemagne aura servi de faire valoir et d’alibi à la Russie pour nouer une alliance générale où la France (et la Pologne d’ailleurs) auraient, du point de vue de la sécurité, une importance plus grande que l’Allemagne.

Encore tout cela n’est-il pas décisif, mais rectifié par rapport aux obsessions de Friedman. Ce qui serait éventuellement décisif dans la démarche en cours qu’on décrit dans notre F&C du 25 juin 2010, ce n’est pas l’aspect de la puissance ainsi constituée (qu’elle soit ou non avec l’Allemagne, et plutôt avec la France), mais l’aspect de sécurité. C’est là où nous retombons sur l’incompréhension totale de la psychologie américaniste pour la notion de “sécurité”, telle que nous l’observons dans notre “F&C”. La sécurité ne dépend nullement de la puissance mais d’un équilibre où la puissance a sa place, mais aussi la légitimité des uns et des autres, le respect des souverainetés des uns et des autres, et ainsi de suite. Les facteurs étrangers à la puissance brutale, et souvent antagonistes de la puissance brutale, y ont une place considérable, dépendant aujourd’hui de la perception, donc de la psychologie et du traitement qu’en fait le système de la communication. Dans ce conglomérat des caractères nécessaires pour imposer et renforcer la sécurité, la psychologie et la perception qui en découle jouent un rôle bien plus important que la puissance elle-même.

C’est essentiellement pour cette raison que l’initiative actuelle, si elle est développée et menée d’une façon sérieuse, conduira à des situations bien différentes de celles que prévoit Friedman. Loin d’avoir comme effet principal de reconstituer un axe de puissance au centre de l’Europe avec l’Allemagne comme pivot, et d’ainsi poser la question d’un renouveau de puissance de l’Allemagne qui est un mythe constant de la pensée géopoliticienne, elle conduirait de façon complètement différente à établir des conditions qui mettraient en question puis en cause la présence US en Europe, – celle-ci étant promise à être perçue de plus en plus comme usurpatrice, illégitime, etc. C’est l’enjeu principal de l’initiative en cours et la raison pour laquelle il faudra un “courage” considérable aux Européens impliqués, Allemands compris, pour la poursuivre lorsque surgiront les premières objections américanistes.

Quant aux Russes, notre conviction, qui est moins étayée sur des faits ou des confidences que sur une perception intuitive de la logique des événements, est que leur objectif est bien de rechercher le recul maximal de l’influence US en Europe, par tous les moyens. Là encore, il ne s’agit nullement d’une démarche d’affirmation de puissance, comme nombre d’analystes s’empresseraient de conclure, mais de la conviction russe qu’aucun équilibre de sécurité ne peut être établi dans une zone où les USA sont présents.


Mis en ligne le 25 juin 2010 à 13H19

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