L’irrésistible et inévitable évolution française

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L’irrésistible et inévitable évolution française


17 novembre 2006 — Depuis les élections du 7 novembre et la perspective envisagée (parmi d’autres, certes) que les réflexions de l’ISG (Iraq Study Group) de James Baker soient effectivement adoptées comme nouvelle politique américaniste en Irak, les Français (notamment et surtout) ont le sentiment que Washington pourrait faire pression pour un engagement non-US (c’est-à-dire un engagement européen, c’est-à-dire français si l’on tient compte de ceux qui ont déjà été en Irak, s’en retirent, sont capables d’y aller, etc.). Washington demanderait aux ‘alliés’ (bis : c’est-à-dire à la France) d’assurer des tâches de ‘reconstruction’ de l’Irak après un éventuel retrait US.

Dans la situation actuelle, nul ne peut ni ne veut ignorer ce que cela signifie. Il s’agit d’une pression sur la France pour qu’elle prenne ‘sa part du fardeau’. La réponse est donnée dans le mode ‘préemptif’, aussi bien par un discours du Premier ministre Villepin le 15 novembre, lorsqu’il dresse un tableau sans aucune complaisance de la catastrophe qu’a engendrée l’intervention des USA ; aussi bien par des fuites calculées, comme par exemple ces déclarations de divers “diplomates” très à-propos dans Le Figaro du 15 novembre, qui suivent le constat d’une satisfaction diplomatique (dans les deux sens du qualificatif) française de la possibilité d’un retrait US d’Irak :

«Dans le même temps, on ne manque pas de s’interroger à Paris sur les implications d’un désengagement américain, que l’on souhaite voir effectué sans précipitation. “Une Amérique plus multilatéraliste pourrait presser les Européens d’accroître leurs effectifs militaires en Afghanistan et de s’engager en Irak”, souligne un diplomate. Cette dernière hypothèse est catégoriquement récusée par Paris.

»“Qui voudrait aller en Irak ?”, s’interroge un autre diplomate, en soulignant qu’il serait irréaliste “d’échanger dans ce pays une force internationale contre une autre force internationale”. La tentative d’impliquer l’Otan, envisagée en 2004, a fait long feu rappelle-t-on également à Paris.»

En réalité, la situation française nouvelle à l’égard de l’Irak, et à l’égard de l’aventure américaniste en Irak, est à la fois tactique et fondamentale. La tactique ne fait désormais, dans le cas envisagé et au contraire de ce qui a précédé, qu’exprimer le fondamental. Le refus d’engagement des Français est devenu fondamental. A notre sens, l’ISG et ses sollicitations implicites vers les Français vont précipiter en une politique nouvelle un sentiment de plus en plus fort. Cette évolution instituera de facto un deuxième tournant de la politique irakienne de la France (de l’Irak post-avril 2003).

• Après une opposition initiale à l’invasion de l’Irak par les USA (les Anglo-Saxons) qui portait plus sur les principes de l’intervention elle-même (‘campagne’ de l’ONU automne-hiver 2002-2003) …

• ... La politique française évolua vers un repli (que nous jugeons inutile et improductif) de cette position pour se rapprocher des USA. Il y eut notamment l’abandon de l’observation critique de cette politique et un ‘soutien’ politique de facto — mais sans engagement, certes. Il s’agit de ce type de raisonnement : “puisque les Américains y sont, faisons tout pour les aider, sans nous engager, parce que nous sommes partisans de la stabilisation, sinon de la stabilité des choses”. Ces bons sentiments étaient tactiques car la politique concernait plus un rapprochement des USA qu’un intérêt pour l’Irak. Certains voient dans cette phase un succès, puisque les relations USA-France se seraient ‘améliorées’. C’est une affirmation gratuite. Il reste à démontrer que cette ‘amélioration’ est autre chose qu’une rhétorique de convenance et que l’attitude tactiquement contraire (maintien vigilant mais sans excès de l’opposition) n’aurait pas apporté plus ; on aurait eu également une stabilisation approximative des relations de la France avec les USA (les USA, en complète déroute, ne peuvent s’offrir autre chose vu le nombre de chats qu’ils ont à fouetter) en ayant un renforcement de la position française à l’égard/avec d’autres pays et groupes de pays.

• Quoi qu’il en soit, les événements (les élections du 7 novembre et l’ISG de Baker) obligent à une correction très nette de la politique française. Devant ce qu’ils jugent être de possibles sollicitations à venir dont ils ont déjà un avant-goût officieux (divers coups de sonde US), les Français affirment préventivement leur refus d’un engagement en Irak au nom d’une condamnation de la politique US. Le cartésianisme français a du bon. Un refus de circonstance conduit la raison française à exiger pour elle-même une rationalisation de ce refus, et cela est aisément accompli par un changement assez évident d’analyse politique. Ce changement n’est autre que la prise en compte de l’évidence (la catastrophe américaniste en Irak).

• Un autre point à noter, s’il est moins glorieux et essentiel, tiendra son rôle dans la consolidation de ce qui pourrait être un tournant majeur de la diplomatie française (retour à 2002-2003, moins à cause des principes que de la politique US). Il s’agit de la campagne électorale (présidentielle). L’évolution de la position française rend encore plus fragiles et dérisoires les prises de position de l’un ou l’autre candidat ‘médiatique’ (Sarko, Royal) concernant une politique de ‘rupture’ dans les questions de relations internationales conduisant à une politique plus favorable aux USA. Du moment que Sarko est dans la ligne de mire, Chirac pousse encore un peu plus dans ce sens. L’annonce pressante, par Villepin le 16 novembre devant l’UMP, que la politique étrangère française doit être au cœur de la campagne électorale, va dans ce sens. Chirac et son camp n’ont pas de meilleure arme contre Sarko (et le couple médiatique et antagoniste Sarko-Royal) que de réclamer un débat sur la politique étrangère.

Les nécessités de la raison critique

La description de ce qui pourrait être réduit à une péripétie mais qui, analysé plus sérieusement, apparaîtra très vite comme une incurvation sérieuse de la politique française (car c’est déjà cela) rend compte d’une attitude française très profonde. Nous pourrions aussi bien constater que nous sommes en train de découvrir qu’il existe un très profond sentiment de rupture (là, parlons de “rupture”, effectivement) entre les Français et les Américains, notamment à cause d’un sentiment profond des Français à l’encontre de la politique américaniste. (“Sentiment profond des Français à l’encontre de la politique américaniste” mais pas seulement : cela va plus loin.)

Nous pouvons expliciter cette analyse intuitive par la citation de cet extrait du livre American Parano, de Jean-Philippe Immarigeon (Bourin Editeur), dont la parution en septembre 2006 témoigne de l’actualité du sentiment qu’il décrit ici.

(American Parano est à lire avec le plus grand intérêt et la plus grande attention pour la critique profonde et radicale du phénomène américaniste que fait l’auteur. American Parano fait partie d’une nouvelle approche critique française de l’américanisme, où la critique des USA dépasse le cadre jusqu’alors convenu de l’anti-américanisme de circonstance, pour aller à l’analyse fondamentale, et à la condamnation historique sans retour, comme il convient.)

Ce passage pourrait aussi bien être intitulé “Le désenchantement français de l’Amérique”… Ce désenchantement pourrait être également celui de la diplomatie française.

«L’heure est à la réconciliation et au pardon des offenses, nous dit-on depuis une visite en 2005 de la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, celle-là même qui voulait punir la France d’avoir eu raison contre l’Amérique, visite durant laquelle les bornes de l’obscène furent franchies par les atlantistes français. Il fallait s’émerveiller de ses dons pianistiques certains et oublier les menaces proférées, quoiqu’on n’ait jamais vu un offenseur siffler lui-même la fin de la partie. Les tombereaux d’injures déversées sur la France et l’absence totale d’excuses de la part des responsables américains resteront comme une tache indélébile, et c’est une erreur de nos gouvernants de ne pas prendre la mesure de la rupture profonde qui s’est imprimée dans l’opinion publique française. Un Américain me disait qu’il avait été frappé, n’étant pas venu en France depuis cinq ans, de la disparition de tout symbole américain de la signalétique publicitaire ou vestimentaire, dans la rue comme dans la presse, comme de toute référence à la bannière étoilée. Les choses sont très timidement en train d’évoluer depuis le printemps 2006, mais je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’une bonne idée en termes de marketing. Cet Américain était surtout surpris de l’indifférence de ses hôtes ; il pensa qu’on ne lui parlait pas de la guerre en Irak pour ne pas aborder les sujets qui fâchent, à tel point qu’il se crut obligé, pour éviter les non-dits, d’aborder lui-même la question. Sa surprise fut totale lorsqu’il ne reçut en réplique que quelques paroles fort désagréables mais très convenues sur George W. Bush, avec surtout le souci visible d’éluder toute polémique, non pour ne pas manquer aux règles de l’hospitalité, mais parce que l’Amérique semble ne plus avoir de réelle importance aux yeux des Français. Non seulement le dossier irakien est quasiment devenu pour eux une affaire de politique intérieure américaine, mais que les Etats-Unis y perdent ou non leur armée leur est devenu indifférent.»

«[…E]t c’est une erreur de nos gouvernants de ne pas prendre la mesure de la rupture profonde qui s’est imprimée dans l’opinion publique française», écrit Immarigeon. Sans aucun doute. Les circonstances, essentiellement le chaos washingtonien et ses conséquences populaires (le vote du 7 novembre), et la représentation outrancière mais dans ce cas bienvenue qu’on s’en fait, conduisent à la réparation de cette erreur. La chose est en cours et nous paraît irrésistible. Les diplomates français ne l’ont pas encore mesuré mais cela se fera rapidement.

Les erreurs américanistes ne laissent de choix à personne. Expliquons ce constat et cette prévision de façon plus précise : entre les nécessités de la raison critique et les exigences passagères (accessoires) de la raison diplomatique qui caractérisent conjointement l’esprit même de la diplomatie française, les erreurs catastrophiques et l’effondrement politique de Washington ne laissent guère de choix sur le terme. Le nécessaire prendra le pas sur l’accessoire.