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Une décision du gouvernement suédois du 19 juin, sous une pression politicienne, — décision semble-t-il temporaire et de pure tactique politique, — illustre ce phénomène que nous qualifions d’“irresponsabilité citoyenne”. A son tour, ce phénomène illustre un autre phénomène, plus large, dans lequel il s’inscrit, que nous qualifions de “mal européen”, qui est l’incapacité européenne d’assurer sa responsabilité politique et de sécurité d’une façon autonome. Ce que nous nommons le “mal européen” se trouve évidemment être le facteur central de cet autre événement, qui paraît endémique mais qui a pris récemment des allures dramatiques, qu’il est coutume de désigner sous l’expression de “crise européenne”.
La décision suédoise est celle de retarder l’allocation d’une somme de $100 millions du budget de la défense au programme européen (lancé par la France) de véhicule aérien de combat non piloté (UCAV, selon l’acronyme anglais) Neuron. La Suède est entrée dans le programme en décembre 2003, avec une décision de SAAB. Il paraît difficile que la Suède remette en cause un engagement qui implique d’ores et déjà depuis 18 mois sa base technologique toute entière. Le cas est peut-être plus symbolique que politique. Il est d’autant plus significatif.
Voici des extraits du texte de Defense News, du 14 juillet, sur cette question.
On en aura ici les principales circonstances. Ce qui nous importe ici, d’abord, c’est de dégager l’esprit de la chose plus que d’analyser la chose elle-même. Il est important, pour le raisonnement, que cette attitude concerne un projet européen, parce que, de façon tout aussi importante, il nous étonnerait qu’on relève de telles prises de position dans cette sorte de pays européens pour un projet américain, dans les mêmes circonstances… Mais l’essentiel reste l’état d’esprit que révèle cette affaire.
« The Swedish government has postponed a decision to contribute $100 million to the Neuron Unmanned Combat Air Vehicle (UCAV) project, a prototype of which is currently being developed by Dassault and Saab Aerospace.
» “The project is innovative and was worthy of consideration, but there are certain other realities that we must consider,” Defense Minister Leni Björklund said in the Riksdag, Sweden’s legislature, on June 19. “We must ask if the need exists in Sweden for an unmanned fighter. The answer to that has to be no at the present time.”
» Swedish Prime Minister Göran Persson had indicated government support for the project on June 6, but decided to suspend a final determination under heavy criticism from the Green Party.
» The reversal signals the Green Party’s growing political confidence within Persson’s minority Social Democrat government. The Greens were supported in their objections to the $100 million allocation by left-wing parties in the Riksdag.
» The prospect of Swedish funding had already suffered a setback June 10 when Eskil Eerlandsson, chairman of the Riksdag’s Defense Committee, filed a formal complaint on what he stated was a financial proposal by Björklund to sanction funding for Neuron.
» “In my opinion, Minister Björklund violated a unanimous decision by the legislature that it be consulted before the Defense Ministry considers a funding engagement in any major defense project,” said Eerlandsson.
» Neuron is “an international project to develop a prototype for what is an unmanned fighter aircraft,” said Peter Eriksson, the Green Party’s spokesman on defense. “We gave this project due consideration, and we cannot see how it benefits Sweden’s national defense interests to provide funding. Sweden has no need for a combat drone.”
» The Greens would have regarded a government decision to proceed with funding for the project as “hugely provocative” said Eriksson.
» “Our coalition agreement with the Social Democrats requires it to always cooperate with us fully and openly on all budget and defense issues,” said Björklund. »
Cette affaire du Neuron est exemplaire, non pour l’avenir du programme (ce n’est pas ce qui est en cause ici) mais pour mettre en lumière, de façon particulièrement convaincante, l’irresponsabilité de cette “gauche citoyenne” qui s’affiche anti-establishment et usurpe évidemment les valeurs qu’elle prétend servir en confondant tactique et stratégie. Mais il faut prendre garde à écarter l’aspect partisan du débat, et de la critique: s’il s’agit d’une faction idéologique dans ce cas, cette sorte d’irresponsabilité touche, dans d’autres circonstances, d’autres domaines du spectre politique, à gauche aussi et à droite également. Plus qu’une attitude partisane, c’est une “attitude européenne”.
Plus largement considérée comme nous le notions plus haut en introduction, cette affaire illustre également ce que nous désignons comme un “mal européen”, si répandu dans nombre de milieux, “gauche citoyenne” ou autre, et à droite également pour d’autres arguments. Il s’agit de la crainte de faire assumer à l’Europe une position de puissance au nom d’une vertu morale qu’il est facile et tentant d’entretenir à force d’irresponsabilité. L’importance de l’affaire du Neuron n’est, dans ce cas, même si elle existe effectivement, ni militaire ni stratégique.
La question que suggère l’attitude des “Verts” suédois, et dans ce cas par rapport aux préoccupations naturelle de ces “Verts”, est celle-ci : comment peut-on être député, chef de parti, écologiste, et se prononcer, selon des principes à sous bassement évidemment pacifiste qui sont évidemment dans leurs logique adversaires du système washingtonien hégémoniste et prédateur, contre la participation à un programme technologique de démonstration dont l’existence elle-même est un frein à l’hégémonie de ce système?
(On sait bien que, tant qu’existeront des initiatives comme celle du Neuron, les américanistes n’auront pas tous leurs aises pour imposer leur quincaillerie militaire à des gouvernements, notamment européens, totalement incapables de la refuser, avec une opposition, y compris écologiste, également incapable de s’y opposer. Cette quincaillerie militaire américaniste, chacun sait qu’elle implique, pour ceux à qui elle est imposée, la fin de l’autonomie, de la souveraineté et, accessoirement et au bout du compte, la fin de toute vertu morale.)
Pour être plus précis par rapport aux préoccupations des écologistes, on s’interrogera sur le fait de savoir par quel étrange inattention les écologistes suédois ne s’opposent pas, en soutenant le Neuron, à un système (l’américaniste) si prédateur qu’il n’est pas loin de considérer, dans ses franges les plus radicales, qu’une éventuelle destruction de l’environnement serait une chose complètement acceptable si les dividendes d’Exxon et de Chevron continuent à grimper?
La démonstration de l’irresponsabilité d’une part, de la lâcheté intellectuelle de l’autre, est convaincante. Il n’y a rien de bien nouveau de ce côté : les écologistes, partis d’une bonne idée, ont évolué dans le sens parallèle de la réduction vers le minimalisme de cette bonne idée. Cela s’est fait à mesure de leur intégration dans le système à la place de l’opposition “hors-système” institutionnalisée paradoxalement, mais non sans habileté tactique (habileté du type marketing et virtualiste) par ce même système.
Mais l’expérience est intéressante. Elle montre le complet archaïsme du pacifisme localiste de cette frange de la vie politique européenne. Elle permet d’explorer au contraire une voie extrêmement riche, qui est l’interprétation et l’appréciation qu’il faut avoir aujourd’hui vis-à-vis des armements, à partir d’une situation de domination du système américaniste qui a fait de la prolifération des ventes d’armes aux “alliés” l’un de ses moyens favoris pour assurer ou pérenniser la soumission de ces “alliés” à ses desseins.
Dans la dernière livraison de l’édition-papier de De defensa, nous abordons ce problème en tentant une classification politico-philosophique des armements à la lumière des circonstances présentes. Nous les opposons, selon qu’ils sont américanistes ou concurrents des américanistes, en “modernes” et “antimodernes” (en prenant des éléments de classification dans le livre Les antimodernes, d’Antoine Compagnon).
Ci-dessous, nous donnons deux extraits de cette chronique du 10 juillet 2005:
• Le premier pour parfaire la définition que nous proposons des modernes et des antimodernes, attendu que les uns s’opposent aux autres de manière irrémédiable.
• Le second en proposant l’exemple de cette application antimodernes versus modernes appliqué à une catégorie d’armements bien précise : les avions de combat de la dernière génération, et précisément le Rafale antimoderne contre le JSF postmoderne.
• Pour rétablir ces deux extraits dans le courant général de notre réflexion, nous publions par ailleurs, dans la rubrique de defensa, le passage complet de la chronique publié dans l’édition du 10 juillet 2005.
Ci-dessous, le passage de De defensa, 10 juillet 2005, sur la définition de la bataille antimodernes versus modernes mise dans notre temps.
« ... D'où l'actualité formidable, incontestable, de l'antimoderne, “le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne.” Le siècle (le XXème), dans son ivresse mécanique et rationaliste, nous a privés des choix qui faisaient encore illusion. Peut-être Péguy, Bergson, Maritain pouvaient-ils encore débattre, s'ils en avaient eu l'humeur, d'un ‘bon’ et d'un ‘mauvais’ Progrès. Aujourd'hui, le débat n'est plus possible. ‘Le’ moderne est là, déchaîné, ivre de sa puissance, — et voici ce qu'il fait de la planète et comment il transforme la civilisation. Plus que jamais, l'antimoderne peut dire: “Nous, les modernes”, pouvons lancer l'anathème définitif: voyez ce que vous avez fait du moderne.
» Par conséquent, tous les conflits du XXème siècle, toutes les idéologies d'ores et déjà fossilisées, les querelles entre anciens et modernes, tout cela n'a plus la moindre force. Dans le chaos qu'est devenu le monde, c'est un théâtre d'ombres monté pour dissimuler le reste, — c'est-à-dire l'essentiel. De cette façon, nous avons gagné en netteté de l'enjeu ce que nous avons perdu en qualité des protagonistes de la bataille, dans les deux sens dans une mesure absolument radicale.
» D'autre part, le déplacement des représentations de l'antimoderne telles que nous les avons figurées, notamment des maîtres que nous n'avons plus identifiés aux mouvements populaires qui les remplacent (le référendum du 29 mai à la place de Charles Péguy), fait que ce qu'expriment ces ‘nouveaux antimodernes’ a droit à une représentation de sa propre modernité. Lorsque nous identifions dans la révolte exprimée le 29 mai (et le 1er juin en Hollande) une marque de la renaissance du concept de nation, — mais sous une forme nouvelle, comme nous l'avons précisé dans notre numéro du 25 juin, celle de “la nation anti-nationaliste”, — nous caractérisons nécessairement ce concept comme quelque chose de moderne, le ‘nous modernes’ des antimodernes. En d'autres mots, cette analyse, comme les analogies qu'elle recèle par rapport au superbe concept d'antimoderne, conduit à la réhabilitation dans le sens du vrai moderne d'idées et de concepts qui avaient été dénoncés comme archaïques, réactionnaires et autres, selon les avortons courants de l'exercice de la ‘démonisation’ affectionné par ‘le moderne’.
» C'est là tout l'immense paradoxe de notre époque, sans équivalent ni précédent à cet égard. L'extraordinaire médiocrité de ses élites, leur veulerie surréaliste, leur conformisme gargantuesque ne laissent plus de place ni au doute, ni à l'hésitation. S'il était possible que notre époque engendrasse un Péguy, un Bergson et un Maritain, et qu'ils fussent des maîtres reconnus publiquement comme ils l'étaient il y a un siècle, leurs querelles d'il y a un siècle s'effaceraient devant l'énormité de l'accomplissement maléfique du “moderne”, — et ce serait, au fond, l'union sacrée.
» Ainsi en est-il des événements populaires qui ont remplacé les maîtres qui ne sont plus ou qui sont étouffés dans la dissidence, pour attaquer ‘le moderne’ suicidaire. Entre eux, c'est l'union sacrée. Aujourd'hui, l'analyse d'un Jorge Arreaza, analyste du journal vénézuélien Temas, sur l'échec américaniste au récent sommet de l'Organisation des États Américains, conclut au “triomphe de la souveraineté”, selon une interprétation qui est celle que nous donnons du 29 mai. »
Pour éclairer la critique que nous faisons du comportement de la “gauche citoyenne” et écologiste suédoise, et de ses arguments complètement archaïques, nous proposons cet extrait de la rubrique de defensa, dans de defensa-papier du 10 juillet 2005.
Il est évident que le cas de l’avion de combat peut être complètement repris pour celui de l’UCAV Neuron contre les projets équivalents américains.
@SURTITRE = Notre raison d'être
@TITREDDE = Une machine moderniste
@SOUSTITRE = Cas étrange qui nous intéresse: comment la théorie de l'antimoderne contre le moderne pourrait-elle s'appliquer aux avions de combat?
Poursuivons notre enquête sur ce parallèle que nous tentons d'établir entre deux époques séparées d'un siècle, — le début du XXème et le début du XXIème, — du point de vue de la bataille entre les antimodernes et les modernes. Nous avons déjà vu que le référendum du 29 mai pouvait fort bien figurer comme un maître comme Charles Péguy que notre époque n'autorise plus. Essayons d'aller plus avant pour briser encore plus les barrières des préjugés qui nous empêchent de voir le vrai sens du combat en cours.
On sait l'intérêt que nous portons à la problématique des avions de combat avancés. Là aussi, c'est un des thèmes constants de De defensa, depuis le premier numéro d'il y a vingt ans. Cet intérêt est justifié par des considérations hautes, qu'il nous est arrivé de détailler maintes fois: l'avion de combat, porteur des technologies les plus avancées, instrument d'une bataille industrielle, commerciale et politique sans merci, expression aujourd'hui essentielle de la souveraineté d'une nation, — et qui peut être, selon la façon dont on le transfère et les conditions dans lesquelles on le transfère, destructeur ou consolidant de la souveraineté de l'acheteur. L'avion de combat a donc une place essentielle dans la bataille que nous tentons de décrire et il s'avère finalement un parfait candidat, un parfait exemple de cette extrapolation de la bataille de l'antimoderne contre le moderne. Nous voulons dire par là qu'il y a des avions de combat avancés dont la description pourrait répondre au mot de Compagnon sur Péguy, — « le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. »
La situation actuelle des avions de combat peut se prêter à ce jeu, jeu d'autant plus instructif qu'il justifiera d'autant plus l'attention que nous portons à cette catégorie de choses; elle s'y prête parce que les avions de combat avancés sont très peu nombreux, très clairement identifiés, très aisément définissables.
On sait qu'aujourd'hui les avions de combat avancés de la nouvelle génération disponibles ou en développement, mis à part ceux de la Russie qui présentent un cas hors de notre conflit interne de civilisation, sont au nombre de quatre (le JAS39 Gripen devant être placé en dehors de la catégorie des avions de combat avancés de nouvelle génération à cause de ses capacités limitées). Il y a les américains F/A-22 et F-35 (JSF), le Rafale français et l'Eurofighter Typhoon européen. Le F/A-22 doit être éliminé de la catégorisation que nous envisageons moins en raison de ses ennuis qu'à cause du statut qu'il a d'ores et déjà atteint d'avion impossible à vendre à cause de son prix et d'avion non-exportable, notamment à cause des restrictions absolument surréalistes qui accompagnent toutes ses technologies, surtout dans le climat américain actuel. (Des perspectives d'exportation pour des pays privilégiés, — Israël non compris, qui a écarté cette possibilité, — ont été évoquées mais c'est pure intoxication sans aucune possibilité de réalisation). L'Eurofighter Typhoon est dans une situation technique et budgétaire totalement catastrophique. Même s'il se vend ici ou là, l'avion n'a aucun avenir, il est d'ores et déjà mort.
On s'en serait douté, restent le JSF et le Rafale.
Le JSF a des caractéristiques spécifiques, techniques, opérationnelles, etc, qui font les gorges chaudes des commentateurs spécialisés. Ce n'est pas ce qui nous intéresse. Nous importent les caractéristiques politiques de l'avion, c'est-à-dire ce qu'il représente et ce qu'il a comme effet dans les grands domaines du champ politique.
Tout montre à suffisance, et chaque jour apporte de nouvelles précisions (voir notre rubrique Journal), que le JSF est un programme qui véhicule un effet politique considérable. Si Aboulafia, le commentateur-en-chef du programme, dit et redit à intervalles réguliers et quinquennaux que cet avion est à lui seul « une véritable politique industrielle » destinée à tuer l'industrie européenne, il n'en a pas dit grand'chose. La fonction essentielle du JSF, — voulue et calculée ou simplement fatale, — est d'éradiquer les souverainetés nationales. On connaît bien le processus technique et opérationnel qui y conduit, d'une part en limitant drastiquement l'accès des acheteurs aux capacités d'entretien et de fonctionnement de l'avion, d'autre part en centralisant et en monopolisant par tous les moyens possibles les capacités de contrôle et d'emploi opérationnel de l'avion. Le résultat est que le JSF est par essence un niveleur des différences, un destructeur des identités, il participe du mouvement moderniste général. Il est fondamentalement moderne, voire “démocratique” dans le sens fort méprisant où l'entendait Charles Baudelaire; même si l'avion fait “papa maman” par tous les temps, on comprend dans ce cas ce que parler veut dire. Le JSF moderniste est le globalisateur des identités, le niveleur des différences. Que certains l'appellent “un instrument de l'hégémonie US” (en plus de la définition d'Aboulafia), c'est faire bien de l'honneur à l'usine à gaz qu'est le Pentagone dans sa capacité de gérer quelque chose, fût-ce une “hégémonie US”.
Ce nivellement du JSF va jusqu'à ce qui va sans doute apparaître, chez nombre de ses apologistes, comme sa vertu ultime: l'annonce qu'il n'y aura qu'une seule version du JSF. Il n'y aura pas le JSF pour les USA et un sous-JSF pour les autres (avec différents dégradés selon la confiance qu'on accorde aux différents pays-Zoulou qui s'en seront portés acquéreurs). Cette vertu formidable (tout le monde aura le même JSF que la prestigieuse et inatteignable USAF américaniste) est en fait la chaîne ultime qui fait des acheteurs du JSF des pays dont la souveraineté sera réduite à rien à jamais, des pays plus sûrement battus que les Autrichiens à Austerlitz. Cela signifie qu'il est acquis pour toujours que les Américains ne céderont rien aux autres, qu'ils garderont son contrôle jusqu'au bout, que la souveraineté des acheteurs est niée de façon définitive, pulvérisée, renvoyée au néant d'où elle n'aurait jamais dû sortir. Cela confirme la fonction déstructurante du JSF, sa qualité de “moderne” au sens où les antimodernes ont le droit de s'élever contre lui (parce que « nous modernes ») et de le mettre en accusation. De la conception jusqu'à la fin de son existence, le JSF est conçu comme une machine à déstructurer les identités et les souverainetés. Il est bien l'enfant de son époque (années 1993-94 comme début de sa conception), lorsque l'Amérique, sortie de la Guerre froide, s'isola du reste du monde en décrétant qu'elle allait soumettre, de loin, le reste du monde, en niant ses spécificités et en les brisant par divers instruments. Le JSF en est un.
Face à lui, il n'y a donc que le Rafale français.
@TITREDDE = Un avion antimoderne?
@SOUSTITRE = La bataille à l'exportation des avions de combat se fait en termes culturels et de civilisation
Puisque, face au JSF, ne reste que le Rafale, parlons donc du Rafale. (Cette prudentissime précaution de langage renvoie aux Anglo-Saxons: dans 80% des cas. Lorsqu'ils font une “analyse du marché” des avions de combat, ils parlent, par exemple, du JSF contre l'Eurofighter [quelle dérision lorsqu'on sait ce que vaut l'avion européen], alors qu'on dirait que l'avion français n'existe pas. Nous dirions, nous, connaissant le besoin existentiel de propagande des Anglo-Saxons et de l'américanisme, que cela confirme son existence bien plus que Descartes ne prouva celle de Dieu.)
Cet avion, par la position qu'il occupe et les conceptions qu'il représente indirectement, constitue un phénomène qu'on peut effectivement qualifier d'antimoderne dans le sens où nous explorons ce concept. Il hérite par nature de la position naturelle de la France qui est elle-même, en dépit de ses troupeaux d'intellectuels bêlants et soi-disant “libéraux”, complètement antimoderne. Le fait même d'affirmer son indépendance, son identité et sa souveraineté est, en effet, aujourd'hui, dans les conditions de la bataille engagée entre la structure antimoderniste et le néant moderniste, une définition parfaite de l'“antimoderne” dans le sens que nous ne cessons de répéter dans cette rubrique (« le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. ») . Depuis que le transfert et l'exportation des armements avancés, et les avions de combat avancés à la pointe de ceux-ci, constituent un fait politique et culturel majeur, — depuis les années 1960, donc depuis la rénovation gaulliste en France, — la politique française dans ce domaine a été nécessairement une affirmation d'identité et de souveraineté de la France aussi bien que de celui qui acquiert des armements français. Ce n'est pas un argument de relations publiques, c'est une vertu de nécessité: la substance de la France étant l'identité et la souveraineté, sa politique ne peut oeuvrer, par définition, qu'au renforcement de ces concepts en général, c'est-à-dire pour elle comme pour l'Autre (dans ce cas, le client qui achète un avion de combat français). A partir du moment où la France renforce les principes d'identité et de souveraineté, ce qu'elle fait en renforçant leur application chez son client (chez l'Autre), elle se renforce elle-même. Le Rafale est nécessairement l'héritier de cette tradition vitale, que le gaullisme n'a fait que rénover (les grandes choses sont des choses humbles). Il n'est pas nécessaire d'avoir aujourd'hui un personnel dirigeant, politique et autre, assez brillant pour exprimer cela, voire pour le comprendre. Il n'est pas nécessaire que la France actuelle qui fabrique et vend cet avion comprenne le sens fondamental de ce qu'elle fait. Elle le fait, point final, et elle est, sans le savoir, antimoderne comme Maistre, Péguy et Bergson. (Elle est de la même boutique, dans un autre rayon ou à un autre étage.)
Ce qui fait la singularité exceptionnelle de la situation, c'est sa simplicité extrême: le Rafale seul contre le JSF seul, les deux clairement identifiés dans leur rôle nécessairement antagoniste, — et l'on comprend bien que l'on ne parle pas ici du simple fait commercial, du seul fait technologique, du seul fait de la politique d'exportation, — tous faits absolument dérisoires par rapport à la question fondamentale que figure l'affrontement entre antimodernes et modernes.
Nous nous attachons au cas de l'avion de combat à cause de sa netteté, de sa puissance, de son évidence dirions-nous. Il est aussitôt acquis à l'esprit que ce cas exprime un domaine plus vaste, où nous retrouvons notre logique interprétatrice. Tout cela ne fait que prendre en charge une situation où la force dominante du monde, — l'américanisme depuis 1945, soudain soumis à une interrogation depuis 1989-91, soudain mis en cause depuis le 11 septembre 2001 par l'anti-américanisme montant des pays soumis, — a effectivement imposé que ce combat fondamental entre antimodernes et modernes change de champ. Il ne se fait plus dans le champ des idées (il n'y en a plus), ni dans celui de la littérature (elle est impitoyablement censurée et contrôlée avec les moyens qu'il faut, principalement la corruption médiatique et virtualiste), mais dans le champ de la manifestation déclamatoire et ostentatoire de la force. C'est la traduction à peine policée de l'extraordinaire prépondérance qu'exerce sur les USA puis sur le monde le complexe militaro-industriel américain, né en 1935-36 en Californie au nom de théories suprématistes, pour sauver l'Amérique américaniste menacée par les effets de la Grande Dépression. (Pour information, il ne faut pas s'étonner des proximités stupéfiantes des conceptions scientifiques et de l'armement entre le complexe militaro-industriel US né en 1935-36 et l'Allemagne hitlérienne, telles que les a mises en évidence Nick Cook dans son livre The Hunt for Zero Point, telles qu'il les exprime dans une interview à The Atlantic Monthly, le 5 septembre 2002. Les savants nazis comme von Braun se sont parfaitement réintégrés dans l'américanisme après 1945.) De l'avion de combat avancé qui en est la pointe avancée,— Rafale contre JSF, — nous passons au champ de la défense (le militaire, pris dans son sens le plus large).
On a bien compris qu'en parlant défense, militaire, etc., nous ne parlons de rien de ce que nous disent d'habitude ces domaines. L'intérêt supplémentaire de notre époque est que le niveau de destruction des armements et l'exclusivité de ces armements à quelques pays rendent le concept de grande guerre conventionnelle marginal, sinon farfelu et inapplicable. La guerre, aujourd'hui, c'est la “guerre de quatrième génération” dont parle William S. Lind, dont l'actuelle guérilla de résistance en Irak est un épisode, dont le résultat du 29 mai en est un autre. C'est dans cet autre schéma d'affrontement qu'il faut placer la dimension de défense et la dimension militaire: non pour une guerre future mais pour l'actuelle bataille, qui n'est pas loin d'être ultime lorsqu'on mesure les conceptions du monde, entre antimodernes et modernes.
Mais nos lecteurs nous comprennent, d'autant que le germe de tout cela est déjà dans le mot de Tarkovski que nous publiions il y a vingt ans. Par conséquent, et pour prendre un cas précis qui nous importe, la critique d'une certaine gauche anti-globalisation et anti-américaniste contre les efforts qu'elle nomme abusivement de “militarisation de l'Europe”, c'est-à-dire de la constitution d'une Europe de la défense où l'influence de la France sera nécessairement prépondérante, montre une grave irresponsabilité intellectuelle. C'est du pacifisme dans un monde où la guerre qui justifiait le pacifisme n'existe plus. C'est le comble de l'irresponsabilité que cherchent les âmes faibles. C'est un abri complètement égoïste que se donne un esprit qui refuse d'embrasser les réalités du drame du monde.
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