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2520L’article de monsieur Hédi Doukhar, publié sur son blog le 24 juin 2012, nous a paru du plus grand intérêt pour les lecteurs de dedefensa.org. Il est repris dans cette rubrique Ouverture libre, bien sûr avec l’autorisation de son auteur. Nous l’en remercions chaleureusement.
dedefensa.org
«Car on ne peut voir le monde sans se voir soi-même et on se voit soi-même comme on voit le monde ; il faut pour cela un assez grand courage.
[…] »L'image du monde peut changer à tout moment, de même que peut aussi changer l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Chaque nouvelle découverte, chaque nouvelle idée peuvent donner au monde un visage nouveau.»
Carl Gustav Jung
Parmi les vigiles infatigables de l'actualité qui maintiennent sur la toile une information alternative aux médias officiels, l'historien Philippe Grasset occupe une place à part : celle d'un analyste exigeant qui scrute, depuis le site de defensa un objet bien particulier qu'il appelle le bloc B.A.O, (Bloc américaniste-occidental). Ce Bloc a un corps bien vivant, une psychologie, et donc un caractère, développe une eschatologie qui déploie une vision métaphysique du monde issue de cet être si particulier, le Bloc, et s'exprime à travers le rituel des media qui font inlassablement sa publicité et par les élites politiques qui le servent.
Ce bloc, Philippe Grasset le qualifie de Système, devenu anti-Système, ou de civilisation, devenue contre-civilisation, soulignant ainsi le passage de ce Système d'un état relativement structuré vers un état en cours de déstructuration ; et d'une croissance techno-scientifique devenue folle vers l'entropie inévitable.
Le Système est le produit de ce que M. Grasset nomme le déchaînement de la matière, et il remonte à la naissance, entre 1776 et 1825, de la révolution américaine, laquelle a été aussi «la révolution du choix de la thermodynamique comme moteur du progrès industriel et technologique» (*). Soit dit en passant, le directeur du site a fait de l'étude de la société états-unienne, et de sa machine techno-militaire, son sujet de prédilection. L'un des intérêts principaux de de defensa consiste d'ailleurs à scruter l'actualité par le biais d' un accès direct aux sources d'expression anglaise.
Pour se représenter ce que cette notion de déchaînement de la matière développe comme idée extrêmement féconde (au contraire du concept de “matérialisme” aux connotations idéologiques et philosophiques marquées), il faut imaginer le Système comme une machine aux dimension incommensurables, mue par la thermodynamique et son besoin dévorant d'énergies, composée d'innombrables usines en production aux quatre coins du monde – gérées en réalité par des multinationales – et dont les produits inondent la terre entière par tous les moyens de transport possibles; le tout emploie des milliards de salariés, consommateurs de ces produits, qui alimentent les banques et les assurances. Des rangs des travailleurs de tous les secteurs de production viennent aussi des malades et des blessés, des soldats et des policiers, qui fournissent du travail aux hôpitaux et aux industries pharmaceutiques devenus à leur tour des usines à profits. Cette machine monstrueuse en est arrivée au point prédit par Yvan Illich depuis les années soixante; celui où, pour le plus grand nombre, tout bascule vers son contraire : le positif en négatif. Le système de santé produit des malades, celui de l'éducation, des ignorants, celui de la communication davantage d'isolement; la sécurité, l'insécurité; la paix, la guerre, etc.
Pour affiner plus encore l'image, il faut concevoir cette machine faite du déchaînement de la matière, comme un corps dont presque toutes les activités mécaniques et dynamiques, à tous les niveaux et dans tous les domaines, sont les cellules et dont le travail humain est le sang. Cette machine a atteint une telle puissance qu'elle s'est imposée à tous comme une espèce de fatalité devant laquelle on ne peut que se soumettre, et qu'il est impossible d'arrêter car elle contrôle tous ceux qui la servent et qui dépendent d'elle pour vivre, depuis le plus humble ouvrier jusqu'au plus gros banquier, en passant par le chef d'État du pays le plus puissant et le directeur du medium qui a la plus grande audience. Tous sont ses esclaves, et même s'il leur arrive de réaliser qu'ils sont au service d'un corps devenu monstrueux et dont la voracité irrépressible menace même l'espèce humaine, voire la vie sur terre et dans tout l'univers connu, ils ne peuvent qu'être terrorisés à cette pensée. Ils la refouleront avec effroi, sans pouvoir l'exclure de leur inconscient. Ce qui ne manque pas d'avoir des retombées psychiques.
Si, comme chacun peut le constater, cette machine fait vivre immanquablement dans la proximité du Mal, par les ravages qu'elle occasionne à tous les niveaux de la vie, c'est parce qu'elle est devenue, pour Philippe Grasset, l'incarnation du Mal issu du déchaînement de la matière. Cette donnée nouvelle du travail du Mal dans l'Histoire confère à celle-ci une dimension métaphysique : celle d'une fatalité du Mal impossible à dissocier de cette machine qui nous enserre et nous serre de près, nous déstabilise, dérégule et nous fait perdre tous nos repères. On pense à La peste d'Albert Camus, et l'on imagine les gens comme Philippe Grasset dans le rôle du docteur Rieux qui continue à soigner, à faire ce qu'il sait faire, ce pour quoi il est fait, en dépit de l'issue qu'il sait fatale.
Ce Mal refoulé dans l'inconscient, vécu intérieurement comme une malédiction systémique contre laquelle on ne peut rien, débouche sur une psychologie que l'animateur de de defensa décrit comme une psychologie maniaco-dépressive, comme une psychologie terrorisée et hallucinée qui s'extériorise notamment à travers un comportement dominé par l'hystérie. Elle se donne à voir à travers un sous-système du Système, le système politico-médiatique, par la pratique des narratives qui reconstruisent la réalité à travers des fables séduisantes bâties sur un déni de la réalité et sur les mensonges qui vont inévitablement avec ; «de refus de preuves et d'évidences contraires» on est conduit à «une constante aggravation des événements qu'on veut résoudre». «L'effroyable labyrinthe de mensonges non perçus comme tels, ce déséquilibre entre l'affirmation de la réalité faussaire et la vérité des situations, crée une violence sans précédent».
Une telle psychologie qui prétend être “morale” (1), ne peut être perçue que par les consciences qui ont réussi à se dégager de son emprise. Celles qui y demeurent plongées, qui n'arrivent pas à s'en détacher, et qui sont donc aliénées, partagent avec le sous-système représenté par la machine politico-médiatique, la même psychologie maniaco-dépressive, terrorisée et hystérique. L'opinion est transformée en mouton de Panurge.
C'est ainsi que l'approche de Philippe Grasset commence à montrer son utilité : elle aide à discerner notamment les raisons pour lesquelles des gens occupant de très hautes responsabilités, apparemment en pleine possession de leurs moyens, mentent au grand jour et parviennent à convaincre, en persistant dans le mensonge, des gens “bien”, des hommes politiques et des journalistes, des médecins, des avocats, des professeurs, des militants associatifs… Même quand le mensonge est démenti par les faits, on continue comme si de rien n'était —les cas sont nombreux de l'ex-Yougouslavie à l'Irak (les armes de destructions massives introuvables) en passant par la Libye (le massacre non prouvé de 6000 libyens par Kadhafi et ses militaires "violeurs" dopés au viagra dont on n'a pas trouvé une seule victime), mais aussi concernant la campagne injustifiée de vaccination contre la grippe aviaire, avec la complicité de l'OMS, etc.
C'est cela l'attitude hallucinée qui rend le mensonge aussi nécessaire qu'une drogue!
Si un tel comportement est possible — l'ex-président Sarkozy prétendant publiquement que les Afghans coupent les doigts des petites filles qui utilisent du vernis à ongles; l'ONU accusant à chaud le régime syrien d'un horrible massacre à Houla avant toute enquête, Hillary Clinton accusant sans preuves la Russie de fournir des hélicoptères d'attaque à la Syrie contre l'avis même du renseignement militaire du Pentagone; Laurent Fabius accusant l'armée syrienne d'utiliser les enfants comme “boucliers humains”, le chef du gouvernement britannique, David Cameron, mentant sur ce que Poutine lui aurait confié, ainsi qu'à Obama, à propos du sort de Bachar al-Assad lors du dernier G.20. etc. — La classe politique (toutes tendances confondues), les institutions internationales et les média de ce qu'on appelle indûment "la communauté internationale" et qui représentent en fait le fameux bloc BAO, développent bien la même pathologie. Ils sont atteints par ce Mal qu'ils servent, le déchaînement de la matière, qui les «réduit à l'état de robots et de clones».
Un nouvel élément intéressant de cette grille de lecture de Philippe Grasset apparaît en imaginant avec lui que, inconsciemment, les serviteurs de ce Système, de cette Contre-civilisation, ressentent la nécessité de détruire ce qu'ils servent, qui les a si totalement asservis, et qui ne peut être maintenu sans déboucher sur un désastre. Ne pouvant s'opposer à lui, la seule solution viendrait des tréfonds de l'inconscient, et consisterait à accélérer l'auto-destruction du Système en hâtant sa course démente.
Une telle logique d'auto-destruction du Système produirait des esprits terrorisés par l'étendue du Mal dont ils sont les serviteurs obligés. La terreur que leur inspire inconsciemment le Système les pousse à répandre autour d'eux cette terreur, à terroriser les masses pour leur ouvrir les yeux sur les graves dangers qu'elles courent, qui ne sont pas liés au terrorisme, mais au Système lui-même qui les produit fatalement et nécessairement, comme, par exemple, après l'effondrement de l'URSS, le besoin de créer un ennemi de rechange : le terrorisme islamiste! Ce faisant, les serviteurs du Système contribuent inconsciemment à accélérer sa destruction en multipliant les crises qui, restant sans solution, finissent par constituer une chaîne crisique dont tous les maillons sont solidaires : guerres sans fin, terrorisme spasmodique, crises financières à rebondissements, crise économique sans fond, crise sécuritaire, tension sur plusieurs fronts : Iran, Venezuela, Syrie, Russie, Chine; crise du système démocratique (mis en échec en Europe par l'appareil bureaucratique; aux Etats-Unis et au Canada par des lois anticonstitutionnelles ). Objectivement, cette chaîne crisique pourrait s'interpréter comme un interminable S.O.S.: faites quelque chose, sortez-nous de là, sinon ce chapelet de crises va conduire à des crises hautes, susceptibles de déboucher sur une conflagration dont personne n'ose imaginer les répercussions.
Tout ce qui précède projette un éclairage nouveau sur le comportement du bloc BAO.
L'hypothèse d'une logique d'autodestruction du Système peut expliquer le comportement irrationnel et contreproductif de l'autoproclamée "communauté internationale". Son recours aux sanctions, quand elle ne peut pas faire la guerre, conduit à des résultats contraires. Au lieu d'affaiblir la cible, il contribue à la rendre plus forte. C'est le cas de Cuba, sous embargo depuis un demi-siècle, et qui n'a jamais été aussi forte. C'est au point que toute l'Amérique Latine, en tout cas les États qui comptent, ont pris fait et cause pour l'île assiégée et ont décidé d'exclure… les USA (2)! Les sanctions contre l'Iran ont accéléré son développement scientifique et technologique et l'ont poussé à développer ses liens économiques avec la Chine, la Russie et l'Inde, c'est-à-dire avec les puissances de l'avenir, rendant par là impossible toute guerre contre ce pays! La pratique de "gel des avoirs" fait fuir les capitaux des banques occidentales (le Venezuela a rapatrié tout son or, notamment de la Banque d'Angleterre) et toutes les puissances qui le peuvent, y compris le Japon, tentent de limiter l'usage du dollar dans le commerce international, en réponse aux sanctions contre l'Iran.
Quand la guerre et les sanctions échouent, le bloc BAO passe à la guerre de la communication à coups, là encore, de mensonges et de fabrication de fausses réalités, ou de réalités virtuelles. Mais même ce procédé commence à se retourner contre lui, comme on le voit après les évènements de Libye et ceux qui se déroulent en Syrie; quand les cris d'orfraie des “humanitaires” n'arrivent plus à masquer le chaos libyen, la purification ethnique en cours où l'on mène impitoyablement la chasse aux Noirs, la dégradation de la situation dans tout le Sahel africain, pendant que les drones d'Obama tuent tous les jours des innocents au Pakistan et au Yémen, et qu'à Guantanamo on torture toujours!
Si l'on se fie à l'hypothèse de l'inconscient, avec toutes les précautions qui s'imposent — on y reviendra — et que l'on considère le résultat d'une action comme le résultat véritablement recherché en dépit des apparences, on sera bien forcé de considérer qu'il y a bel et bien un inconscient à l'œuvre qui veut un Iran fort, une Russie forte, une Chine capable de prendre sa relève, bref, des contrepoids!
Le cas libyen, toujours lui, apparaîtrait alors comme une sorte d'acte manqué produit par cette psychologie mue par la logique d'autodestruction. “Plus jamais la Libye” crient en chœur les Russes et les Chinois et la majorité des pays émergents! Si on voulait se mettre à dos toute l'Afrique, la grande victime collatérale de ce crime, ainsi que toutes les puissances qui viennent d'être citées, on n'aurait pas fait autrement!
Tout se passe comme si l'agressivité du bloc B.A.O. se retournait contre lui-même.
Sur tous les fronts, le même constat d'échec s'impose. Le plus puissant système économique, technologique et militaire de l'histoire ne peut plus avancer! Cette situation nouvelle d'un ensemble gigantesque réduit à l'impuissance – faute de pouvoir extérioriser sa terrible puissance – est un phénomène paradoxal. Il explique la raison pour laquelle pratiquement tout le spectre politique occidental (gauche et droite confondues) s'exprime en faveur de la guerre, alors qu'elle est devenue ingagnable, en faveur de la croissance économique, alors que les ressources de la planète sont en voie d'épuisement, de la croissance financière, alors que les dettes creusent des déficits abyssaux … Aucune alternative basée sur la paix ne paraît envisageable. La reconnaissance de la réalité telle qu'elle est est ressentie comme une insupportable concession. Un tel Système ne peut dès lors s'en sortir que par son autodestruction, seule alternative à une destruction totale et finale.
Cette approche de Philippe Grasset paraît particulièrement adaptée à son objet, le monde occidental ressenti comme un bloc et obéissant à un système généré par une histoire commune et un ensemble de choix philosophiques et culturels également communs; le tout reposant, qu'on veuille le reconnaître ou pas, sur un socle chrétien dont même le communisme est un avatar. C'est comme cela qu'il se perçoit, et c'est bien comme cela qu'il est perçu par les autres ensembles culturels.
L'idée du Mal proposée par Philippe Grasset n'est pas étrangère à cette culture occidentale. Elle a été à maintes reprises formulée avec des connotations religieuses par George Bush, Tony Blair, etc. C'est elle que l'on retrouve à la base du mouvement des sionistes chrétiens qui a fait basculer les États-Unis en faveur des présidents Bush, père et fils, partisans de la “Croisade” du “Bien” contre le “Mal”. Mais on la retrouve aussi derrière la théorie du “chaos constructeur”, chère aux néoconservateurs dont les idées sont aux commandes aux États-Unis comme en Europe. Or, l'imaginaire des chrétiens sionistes comme celui des néoconservateurs, repose, en dernière analyse, sur l'autodestruction. Les premiers veulent hâter l'Apocalypse et le Jugement dernier, les seconds, se référant à Nietzsche, veulent le chaos car «il faut le chaos pour que naissent de nouvelles étoiles»!
Il y a donc déjà, au niveau de l'imaginaire, un désir à peine inconscient d'une destruction totale nécessaire. Mieux, encore, pour ceux qui connaissent le récit de l'Apocalypse, fait par Jean de Patmos au 1er siècle de notre ère, ce désir de destruction s'alimente du besoin d'échapper à la “Bête”, qui pourrait s'appeler de nos jour “déchaînement de la matière”, à en juger par l'extrait suivant où il est question de “riches” et de “pauvres”, d'hommes “libres” et d’“esclaves”, et de marché, derrière les termes d’“acheter” et de “vendre”. Il n'y a pas jusqu'au “chiffre de la bête” qui ne fasse penser à nos précieux codes de cartes bleus :
«Et il lui fut donné d’animer l’image de la bête, afin que l’image de la bête parlât, et qu’elle fît que tous ceux qui n’adoreraient pas l’image de la bête fussent tués. Et elle fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçussent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que personne ne pût acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom» (traduction de Louis Segond, 1910, source Wikipédia).
Pour finir, il faut noter que l'inconscient dont il est question ici, qui serait à l'œuvre derrière cette logique d'autodestruction, ne saurait être en aucun cas l'inconscient du Moi individuel, qui reste accessible quand on prend la peine de s'y intéresser. Il s'agit plutôt de l'inconscient collectif, découverte principale de Carl Gustav Jung, qui est une sorte d'inconscient de l'espèce; l'expression de l'instinct de l'espèce enfoui en nous très profondément, totalement inaccessible, mais qui s'exprime à travers les symboles et les mythes qui, à travers le temps et l'espace et toutes les cultures humaines, maintiennent éveillée, en nous, l'implacable réalité de la Lutte du Bien contre le Mal et perpétue en nous l'espoir de voir le premier l'emporter toujours sur le second et de partager, avec le poète, la certitude que, «là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve».
Hédi Doukhar
(*) Toutes les citations sont extraites du supplément papier, dde.crisis du 10 juin 2012, volume 27 —n°9, édité par Philippe Grasset, téléchargeable gratuitement depuis son site.
(1) À ce propos, lire absolument cet article sur le sort de Julian Assange : http://www.info-palestine.net/article.php3?id_article=12326
(2) Voir article du 16 avril 2012.