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29 décembre 2004 — Iouchtchenko dit qu’il a gagné. L’Occident opine du bonnet, l’air entendu, comme le Président Barroso (de la Commission) qui trouve que c’est « un grand jour pour la démocratie » ; ce résultat va bien à l’Occident et, d’ailleurs, Le Figaro avait annoncé depuis trois semaines que l’opposant empoisonné et devenu vertueux avait d’ores et déjà gagné. Mais le battu rechigne : Ianoukovich annonce qu’il refuse d’accepter sa défaite… Curieuse terminologie, bien caractéristique de ces situations nouvelles : on ne dit plus “je refuse” mais “je refuse d’accepter” (« Ukraine PM refuses to accept election defeat »).
« Ukraine's bitter presidential election took a new twist last night when the vanquished government candidate, Viktor Yanukovich, refused to accept defeat and vowed to challenge the victory of opposition leader Viktor Yushchenko.
» With all but the last few votes counted, preliminary results gave Mr Yushchenko an unassailable lead, with 52% of the vote to Mr Yanukovich's 44%. The decisive win, acknowledged by international leaders and election observers, had seemingly ended a remarkable three-month struggle for power in Europe's largest country.
» But Mr Yanukovich told reporters: “I will never recognise such a defeat, because the constitution and human rights were violated in our country and people died.”
» In reference to eight reported deaths at polling stations, mostly from natural causes, he added: ''Who will take responsibility for these lives?'' He said he would take almost 5,000 complaints to the supreme court. Asked if he would consider going into opposition, he replied: ''In the first place, I didn't lose.'' »
On ne va pas s’attarder sur le destin des candidats, et qui a gagné, et qui est mauvais perdant, etc; les vertus comparées des deux candidats nous sont également indifférentes, tant il est évident que c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Quant à la vertu occidentale là-dessus, bardée de ses milliers de vérificateurs, — l’hypocrisie et le mensonge finissant par épuiser son monde, — parlons d’autre chose. Parlons de l’extraordinaire relativité que la pratique effrénée de la vertu démocratique et la façon dont chacun, à commencer par les plus forts, l’interprète, ont fini par donner à la démocratie.
Notre hypothèse est que c’est un produit de plus du virtualisme. Premier point : le virtualisme implique que le mensonge n’existe plus (nous sommes à une époque du type : “à chacun sa vérité”). Deuxième point : il s’ensuit (virtualisme + mort du mensonge) que chacun cultive son propre monde. Troisième point : tout devient relatif, y compris le décompte des voix, la loi de la majorité, la souveraineté d’une nation et ainsi de suite. Ainsi, à la remarque que Ianoukovich “refuse d’accepter” fait écho ce constat du Figaro, dans son titre du jour : « Iouchtchenko doit faire accepter sa victoire. » Le quotidien français explique donc très rationnellement :
« Sur la route de sa nouvelle Ukraine, Viktor Iouchtchenko rencontrera de nombreuses difficultés. Dont la première n'est pas la moindre : il va lui falloir faire accepter sa victoire. Le score est certes sans appel, puisque, sur un dépouillement officiel de 99% des bulletins, il emporte 52,44% des voix contre 43,77% à son adversaire. Mais, derrière les chiffres, se masque une réalité : la carte électorale est littéralement scindée en deux, l'Est prorusse ayant massivement voté en dépit de tous les efforts pour son rival Viktor Ianoukovitch, toujours considéré par une partie importante du pays comme le garant des droits d'une population se sentant exclue de la révolution orange.
» Et, justement, celui-ci a prévenu : il ne fera aucun cadeau. Après avoir refusé de reconnaître sa défaite, Viktor Ianoukovitch - adoubé comme chef de l'Etat par Moscou voici un mois — a affirmé qu'il entrerait dans “une opposition très dure”. Il en a les moyens. Et ils risquent d'être nombreux à tenter de s'appuyer sur lui pour négocier leur avenir au sein du pouvoir en voie de constitution.
» Car, c'est là le second défi de Viktor Iouchtchenko, il va lui falloir maintenant constituer une nouvelle équipe tout en menant en parallèle des discussions avec les piliers de l'ancien pouvoir. Au premier rang, bien sûr, Léonid Koutchma qui, à 66 ans et après dix années de présidence, entend vraisemblablement en “Don Corleone” ukrainien, se retirer avec dignité. Mais, et là le bât risque de blesser, Viktor Iouchtchenko s'est engagé à faire la lumière sur le meurtre, en novembre 2000, du journaliste Gongadze, un meurtre impliquant directement la présidence ukrainienne. »
… Et ainsi de suite. Nous sommes dans l’univers impitoyable du virtualisme. Les dirigeants ukrainiens, les battus et les gagnants, ont bien appris des Occidentaux. Ils savent désormais que la démocratie est une pratique complètement relative. Après tout, on ne voit guère ce qui différencie les étranges “trois tours” ukrainiens avec intervention extérieure garantie du bordel de Floride en 2000 ou du hold-up de l’Ohio en 2004, cette fois sans intervention extérieure. Le virtualisme a codifié tout cela. lls ont vite compris, tous ces anciens apparatchiks (y compris les vertueux), que le système occidental est une réplique sophistiquée et très postmoderne du système soviétique.
Désormais, nous savons, non que les civilisations sont mortelles (c’était déjà connu), mais que la démocratie, ça se discute, ça se négocie et ça se conclut selon les tendances du jour. Une sorte d’indice Dow Jones ou de CAC40, selon l’humeur. En attendant, nous avons l’Ukraine que nous voulions, et la démocratie que nous avons bâtie, appuyée sur les rapports de force. Si Ianoukovich “refuse d’accepter”, c’est parce qu’il sait qu’il représente un bloc solide, les “bleus” Ukrainiens qui refusent les “oranges”. Les “bleus” sont d’ailleurs prêts à se battre, voire à faire sécession : c’est leur conception de la démocratie, et puisque chacun a celle qui lui convient, à commencer par l’Ouest intervenant pour faire faire un troisième tour, pourquoi pas eux?
« Voters in eastern Ukraine warned yesterday that they might mount a challenge to the country's new leadership if, as expected, their favourite son, Viktor Yanukovich, is defeated in the run-off presidential election.
» A month after orange-clad opposition protesters forced a repeat vote because of fraud in the first ballot, the eastern industrial heartland signalled that it would not accept defeat lying down, amid ominous murmurs of a blue-and-white ''revolution'' of its own. »
Bref, la démocratie étant effectivement installée, selon les conceptions occidentales, l’Ukraine est devenu un point de déstabilisation durable en Europe.