L’offensive Gaino-Sarko

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Certains de nos lecteurs nous ont signalé des interventions décidées du conseiller de Sarkozy, Henri Guaino, prenant une attitude radicalement critique des conditions où la crise est actuellement “traitée”, n’excluant nullement de nouveaux soubresauts graves, – bref, dressant un bilan en forme de réquisitoire et de condamnation de la façon dont “la communauté internationale”, sous influence anglo-saxonne évidente, a réagi à 9/15 et le reste. On cite notamment des interventions dans des médias français, reprises, – et c’est un point important pour l’écho international de ces prises de position, – par des agences étrangères; que ce soit l’intervention dans Le Parisien Libéré, reprise par Reuters le 13 juillet 2009“Rien n'est résolu”, [dit Henri Guaino]. “Les banques américaines n'ont pas nettoyé leurs bilans et, si elles remboursent trop rapidement l'argent que le gouvernement américain leur a prêté, le moindre doute concernant leur solvabilité peut créer une situation semblable à celle de l'automne dernier.”»); que ce soit l’intervention sur Antenne 2, reprise par Bloomberg.News le 15 juillet 2009 (Gaino prend Goldman Sachs et les fabuleux bonus de Wall Street comme cibles polémiques et conclut: «Failure to act on bankers’ pay and bonuses could lead to “major political problems,” Guaino said. “On the one hand, there’s this explosion in unemployment and social disintegration, and on the other, this perfectly indecent conduct continues,” Guaino said in the interview. “It’s the job of politicians to put an end to it.”»)

Il nous apparaît évident que ces déclarations font partie d’une offensive concertée, qui s’appuierait sur deux axes bien précis. D’une part, il y a la dissipation en cours des illusions du printemps, – notamment le montage US des “green shoots”, de plus en plus confronté à la situation économique et sociale catastrophique; d’autre part, il y a la “reprise” des banques, sans changer un kopek à leur comportement d’avant la crise, exactement comme si rien ne s’était passé. Goldman Sachs, notamment, est le fanion de cette philosophie, après avoir été sauvé par le trésor public relayant l’argent du contribuable US, et l’objet de révélations diverses sur son rôle occulte et pas tellement occulte dans le fonctionnement du système depuis des décennies (formation de “bulles”). (Il y a notamment l’article, qui fait grand bruit, de Matt Taibbi, dans Rolling Stones le 2 juillet 2009, sur Goldman Sachs qualifié de «The Great American Bubble Machine».)

En d’autres mots, Sarko, qui devient le couple Sarko-Gaino (et parfois Gaino-Sarko), n’est jamais plus à l’aise qu’en temps de crise qui met en cause le “modèle” dont le même Sarko avait répété dans les deux années avant son élection qu’il faudrait bien que la France s’y adaptât. Il est intéressant, dans ce contexte, de citer quelques considérations du philosophe Marcel Gauchet, à propos de Sarko et du “modèle français”, dans les réponses qu’il donne aux deux premières questions d’une interview du journal genevois Le Temps. L’interview était signalée le 15 juillet 2009 sur Marianne2, et il est disponible sur le site de Marcel Gauchet, depuis le 3 juillet 2009.

Le Temps: «Nicolas Sarkozy a été élu, en partie, sur sa dénonciation virulente du “modèle français”. Aujourd’hui, il ne parle plus que de le “sauver”. Comment comprendre sa volte-face?»

Marcel Gauchet: «Elle s’inscrit dans un processus. Au départ, Sarkozy se présente comme le “banaliseur” en chef. Son idée, c’est d’aligner la France sur le modèle libéral standard et sur les préconisations de l’OCDE. C’est ce qu’il appelle la “rupture”. Mais la campagne présidentielle lui a ouvert les yeux. Il a découvert le problème sous l’effet de la concurrence de Dominique de Villepin qui se réclamait, lui, de la filiation gaullienne. Il va alors chercher un préposé au modèle français, si j’ose dire. Ce sera son speechwriter, Henri Guaino. Son discours de campagne mêlera la rupture libérale et l’identité nationale, le Mont-Saint-Michel, Jeanne d’Arc, le plateau des Glières, tout un méli-mélo. Son coup de génie a été de saisir instinctivement l’écho de ce discours.

»Une fois élu, il a pensé conduire la fameuse rupture à l’abri de ce paravent idéologique. Mais au bout de deux ans, le dispositif a montré ses limites. Les priorités se sont renversées. La “rupture” a disparu de l’agenda. Désormais, l’axe officiel est de sauver le modèle français, grâce à la réforme. Il ne s’agit plus de briser avec mais de le renforcer. C’est un parcours intéressant. La rupture sarkozyenne s’est enlisée dans une résistance d’ailleurs plus passive qu’active, car aucun mouvement social n’a eu beaucoup de succès. Sarkozy s’est “franchouillardise”.

»Ce qui l’a sauvé, finalement, ce sont trois choses. D’abord sa présidence européenne, qui lui a conféré une sorte de leadership médiatique international, puis son mariage, qui a été une excellente idée en termes de communication. Mais surtout, et très paradoxalement, il a été sauvé par la crise. Elle lui donne l’occasion de déployer ses qualités personnelles, son esprit de décision, son pragmatisme, son absence complète de préjugés et une capacité indéniable à secouer les inerties bureaucratiques, où qu’elles soient. Ce sont les qualités qu’à peu près tout le monde lui reconnaît.»

Le Temps: «On a souvent du mal, à l’étranger, à comprendre ce qu’est le “modèle français”. Comment le définir?»

Marcel Gauchet: «L’expression est un abus de langage. Elle évoque une cohérence qui n’existe pas, mais elle recouvre des réalités, un ensemble de traits de culture qui se sont petit à petit agrégés. Le vrai mot qu’il y a derrière, c’est “République”. Il représente une synthèse des héritages français, royaliste et étatiste, aristocratique et élitaire, clérical et intellectuel, une synthèse qui correspond à une mentalité très particulière, à base de foi dans les idées, et de croyance dans la capacité de la politique à transcrire ces idées dans la réalité. Elle se traduit dans une version de la démocratie très troublante pour un Britannique, un Allemand ou un Suisse.

»Ce qui est décisif, à mon sens, c’est la façon dont la Révolution a investi l’Ancien Régime. Cela peut se résumer en disant: “Les Français veulent un roi qu’ils veulent guillotiner.” Ils ont une image monarchique du pouvoir, mais ils sont prêts à l’insurrection. La décapitation n’est jamais très loin du sacre.

»En France, c’est connu, les gens attendent beaucoup de l’Etat, mais cette demande va bien au-delà des prestations de l’Etat providence auxquelles on la réduit trop facilement. Ils espèrent une doctrine, une direction, une vision d’avenir avec des objectifs ambitieux. D’une certaine manière, c’est ce que Sarkozy est en train d’essayer de construire, à retardement. Son projet initial de faire ce qui se faisait partout ailleurs n’était pas un projet pour la France. Il a été élu sur un malentendu, de ce point de vue. Faire comme les autres en Europe, faire comme les Pays-Bas, ou comme la Suisse, les Français ne se le formulent pas, mais au fond c’est bien ce qu’ils sentent: vous n’y pensez pas! Le seul pays avec lequel ils acceptent volontiers de se comparer, ce sont les Etats-Unis. Ils veulent faire la course en tête, montrer l’exemple. Sarkozy est obligé d’y venir à son tour.»

Effectivement, le personnage, ou disons même le “modèle” Sarko- défenseur du “modèle français” est né, essentiellement, de deux des trois événements que signale Gauchet, avec, pour nous, la considération supplémentaire importante de la simultanéité et de la connectivité: la présidence française de l'UE et la crise en même temps (“les crises”, d’ailleurs, précision importante: la Géorgie et 15/9, directement enchaînées). On observera qu’il y a eu une période de basses eaux du modèle en question, autour du G20 et depuis le G20, et que c’est à cause de l’accalmie de la crise due au montage déjà signalé. Avec la perception d’une nouvelle aggravation potentielle, que rien n’est résolu, qu’aucun changement n’a été apporté au modèle anglo-saxon cause de la catastrophe, le modèle Sarko-défenseur du “modèle français” reprend de la vigueur, avec Guaino comme éclaireur de pointe. Certains y verront avec le mépris coutumier qu’on leur connaît, la tactique vulgaire d’un vulgaire opportuniste. Il est plus aimable de laisser ces puristes à leur monde meilleur, avec dirigeants vertueux en prime; ils veillent pour nous et sauront toujours nous donner une leçon de morale au milieu de la tempête. Ce sera fort utile.

Ce qui importe est que l’évolution, “tactique” ou pas, touche à l’essentiel dans ces temps d’urgence. Il est manifeste et il ne cesse de se confirmer que Sarkozy comprend bien que c’est effectivement dans ces période de crise, ou de crise redémarrée du modèle anglo-saxon, qu’il a le rôle le plus intéressant à tenir; que c’est effectivement avec cette orientation qu’il a toutes les chances de maintenir ou de relancer sa popularité en France, – et pour cause, puisqu’ainsi il rencontre, comme on dit, la “volonté populaire”. Conviction ou pas, il est donc prêt à tenir ce rôle d’accusateur et de dynamiteur du modèle anglo-saxon, que personne d’autre dans le camp occidental n’est capable de tenir. Par ailleurs, rien ne dit que ce n’est pas aussi par ces voies fort pénétrables, au contraire des autres, que naissent les convictions; ce sont ces temps “maistriens” où il est préférable d’embrasser les courants qui vous entraînent plutôt que s’y opposer pour complaire à Wall Street et à la City.


Mis en ligne le 16 juillet 2009 à 12H14