L’Ohio et le Rest Of the World, le Guardian et Ralph Nader

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L’Ohio et le Rest Of the World, le Guardian et Ralph Nader


20 octobre 2004 — L’initiative du Guardian peut nous sembler chaleureuse, inquiète, responsable, civique, etc. Pour les Américains, elle apparaît déplacée, pour le moins, voire complètement arrogante ou affreusement absurde, et rien de moins qu’une ingérence, une violation de la souveraineté. On peut comprendre les deux points de vue et admettre qu’ils sont justifiés, et aussitôt conclure que ce sont bien deux mondes complètement étrangers que sépare l’Atlantique, — entre le Royaume-Uni comme partie intégrante de l’Europe, pour cette fois aucun doute, et les Etats-Unis.

Les Américains ont très, très mal réagi à l’initiative du Guardian, disant à ses lecteurs : écrivez aux gens de Clark County, pour faire battre GW Bush en leur demandant de voter Kerry. Pour les Américains, cette initiative est une ingérence dans un scrutin national. L’attitude est imparable, la réaction complètement compréhensible.

Le Herald Tribune de ce matin reprend un article du New York Times :


« A letter-writing campaign sponsored by Britain's left-leaning Guardian newspaper that supports the Democratic presidential candidate, John Kerry, and targets undecided U.S. voters has provoked outrage across the Atlantic. The newspaper has encouraged its readers to express their opinions on the coming U.S. election to voters in the key state of Ohio, a move that has prompted a deluge of indignant reactions.

» One e-mail the newspaper printed read, ''Hey England, Scotland and Wales, mind your own business. We don't need weenie-spined Limeys meddling in our presidential election.'' The conservative Fox television network has criticized The Guardian and even Democrats have expressed horror at the campaign. ''We all feel it is not a good idea,'' said Sharon Manitta, spokeswoman for Democrats Abroad in Britain. ''I think it was unwise. It is so poorly thought out.''

(...)

» As of Monday night, more than 14,000 people had registered with the Guardian to write to voters in Clark County, which has a population of 143,000. The Guardian, which simply bought a list of registered voters and extracted those names that were listed as undecided, pledged that it would give out the name of each voter only once, to avoid swamping voters in Clark County with unsolicited mail from strangers on the other side of the ocean. »


Les Britanniques du quotidien londonien défendent sans la moindre hésitation leur initiative. « But the newspaper, whose cartoons regularly portray President George W. Bush unfavorably, was unrepentant. ‘We did consult a number of opinions and made our decision accordingly,’ said Paul MacInnes, assistant features editor. ‘It has been an operation to give our readers an opportunity to express their opinions.’ »

La position américaine dans cette étrange affaire, à la fois dérisoire et significative, apparaît à première vue comme la plus cohérente dans la mesure où elle implique un refus de l’ingérence étrangère dans un processus fondamental de la démocratie américaine. Alors, pourquoi les Britanniques sont-ils sans le moindre regret, et justifient-ils leur initiative ? Mais plus encore…

Ce matin, un éditorial du Guardian apparaît comme un message, volontaire ou pas, qui nous dit que le Guardian, non seulement ne regrette rien, mais en plus s’estime tout à fait fondé dans cette affaire, jusqu’à continuer... Message indirect, peut-être, mais d’une signification évidente, sans aucun doute. L’édito est un appel à Ralph Nader à se désister en faveur de John Kerry. Le New York Times n’aurait pas fait différemment…


« In state after state, polls now show that Nader voters could provide the margin of victory for the Democrats. A second Bush term would lead to ''tort reform'', shorthand for reining in the one effective means for holding corporate America to account through litigation. It would complete the destruction of the income tax system, replacing it with a national value added tax that would fall most heavily on the poor. It would silence the few remaining watchdogs, turning America into a closed theocracy at war with all who differ with the administration. In such a reactionary tide, what remains of Mr Nader's progressive citadels would simply wash away.

» Mr Nader owes it to his supporters, his principles and himself to withdraw from the race and throw his weight behind John Kerry. In Florida, Ohio, Pennsylvania and elsewhere, his action could make a world of difference. »


Réponse volontaire ou pas ? Peu importe, parce que l’essentiel est bien que le dilemme présent, l’affrontement essentiel aujourd’hui est bien mis en évidence. L’édito demandant à Ralph Nader de partir, c’est une façon de dire : contrairement à ce que nous disent les Américains, oui, cette élection est bien notre affaire, à nous, non-Américains. On ignore si le Guardian l’a voulu ainsi, mais si non è vero, è ben trovato.

Aux Américains qui reprochent (justement) au Guardian de ne pas respecter leur souveraineté en s’ingérant dans leurs affaires intérieures, le Guardian répond (justement) : mais qui nous dit depuis dix ans et plus que l’Amérique domine le monde, que le monde est ‘américanisé’, que l’Amérique, au nom de la démocratie, a le droit de s’ingérer dans les affaires des autres, que tous les autres ne sont rien d’autre que des citoyens de l’Empire ? We are the world? Nous sommes dans l’Empire américain ? OK, alors les citoyens de l’Empire, même des terres extérieures, et surtout si elles sont démocratiques (et parlant la même langue, en plus !) ont le droit d’exprimer leur avis lorsqu’il s’agit d’élire l’Empereur.

Les deux raisonnements contradictoires sont imparables. Qui a permis qu’ils soient tous deux acceptables, sinon l’Amérique qui ne veut pas qu’on lui dise comment voter et qui dit aux Irakiens comment voter ? (En d’autres termes, plus lestes et plus exotiques : ‘Si vous avez le droit d’intervenir en Irak parce que Saddam est un danger pour le monde, nous avons le droit d’intervenir en Ohio et auprès de Nader parce que GW est un danger pour le monde’.)

Le Guardian place, volontairement ou pas, l’Amérique devant ses responsabilités. (A propos, si Bush est élu, l’évolution des relations USA-UK vaudra le déplacement.)