Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
825• Un document semi-confidentiel et certaines indications officieuses annoncent une initiative britannique sur la défense européenne. • Est-ce sérieux? • Texte de la rubrique de defensa, Lettere d'Analyse dedefensa & eurostratégie, Volume 14, n°05 du 10 novembre 1998.
________________________
On soupçonne les brillants manoeuvriers diplomatiques que sont les Britanniques d'avoir toujours secrètement espéré que leur brio les dispenserait de la douleur de certains choix stratégiques, — que dit-on ? En réalité, du seul grand choix stratégique qui importe, qui concerne leurs relations avec les USA d'abord et exclusivement, et leurs relations avec l'Europe par conséquent. Certains Britanniques (comme l'historien John Charmley, voir notre rubrique Analyse) ne se font pas d'illusion là-dessus : Londres ne pourra pas faire l'économie d'une grande révision stratégique, en tout cas d'une grande interrogation stratégique, sur une voie tracée en 1941 par un Churchill dont la grandeur conformément admise reste à être fortement nuancée par les aspects irrationnels, quasiment sentimentaux, de son choix stratégique le plus important pour son pays.
Impossible, à moins de tomber dans le même travers qu'on dénonce ici chez les Britanniques, de sacrifier la stratégie au brio tactique, de ne pas placer dans ce contexte l'initiative britannique sur la “défense européenne”. Celle-ci n'éclate pas comme un coup de tonnerre, out of the blue. Elle a été annoncée, mais sur le mode du chuchotement cher à la tradition de discrétion britannique à cet égard, par de multiples interrogations durant ces deux dernières années, et surtout durant ces derniers mois depuis la fin 1997. Londres, qui connaît bien ses “cousins”, n'ignore plus qu'il se passe quelque chose de sérieux à Washington ; et les malheurs de Bill ont moins provoqué ces grandioses réflexions sur le complot de l'extrême-droite ou sur le caractère sacré de la vie privée de l'individu qu'on a entendues à Paris, que des réflexions plus terre-à-terre sur la réalité et l'état du pouvoir de la plus grande puissance du monde. On dira qu'il faut les deux, mais en l'occurrence l'important pour la politique immédiate se trouve dans le réflexe britannique, et la réflexion fondamentale ne doit pas avoir pour effet de dispenser de l'appréciation tactique, ou bien il s'agit d'impuissance pure et simple ; et l'appréciation tactique, au contraire, mène, lorsqu'elle rencontre « la force des choses », aux engagements fondamentaux.
Les Britanniques sont d'ailleurs, et cela ne peut surprendre, coutumiers du fait. Tous les soupçons nationalistes du monde (français, certes) concernant leur comportement dans la restructuration européenne de l'industrie stratégique (aérospatiale), n'empêcheront pas ce fait qui devrait apparaître aveuglant sur le terme : les Britanniques ont mené (on n'ose dire “inspiré” ?) une démarche dont le résultat principal, jugé objectivement, est moins leur position vis-à-vis des autres acteurs européens, quoiqu'on en craigne là-dessus, qu'un rapprochement qui a tout pour devenir décisif entre les intérêts britanniques et ce qu'on nommerait “les intérêts européens”. Cela est d'autant plus marquant lorsqu'on apprend, dans une remarque contenu dans un mémorandum (le document Brant, voir plus loin) sur la position britannique vis-à-vis de l'Europe, que ce sont les Britanniques qui ont suggéré l'engagement, au travers de leurs dirigeants politiques, des trois pays principaux (Allemagne, France, Royaume Uni) en faveur de cette restructuration, le 9 décembre 1997. C'est là, dans ce déplacement des intérêts britanniques vers l'Europe, que se trouve l'essentiel du contexte de l'initiative Blair. Il n'est question ni de sentimentalité type churchilien, ni de discours pompeux, mais d'intérêts bien réels.
L'initiative britannique, annoncée par des articles de journaux et des “ballons d'essai” (le mémorandum Grant, largement diffusé dans les milieux concernés à partir du début octobre, en est un), est pour l'instant marquée par l'imprécision, voire l'hésitation. C'est inhabituel chez les Britanniques, et finalement cela pourrait être interprété, dans le contexte qu'on décrit, comme un signe de plus du sérieux de l'affaire. Les Britanniques énoncent, dans leurs contacts, une de ces banalités dont sont coutumiers les Français (« il est maintenant temps que les Européens fassent quelque chose au niveau de la défense », disent les missi dominici de Blair, par exemple en s'appuyant sur le contre-exemple kosovar). C'est que rien de mieux que le lieu commun ne définit la situation européenne, tant celle-ci est aveuglante. Encore une fois, que les Britanniques y sacrifient désormais, voilà du nouveau, eux qui se trouvaient jusqu'alors fermement retranchés, sans état d'âme, sans hésitation ni imprécision, à-la-Thatcher, c'est-à-dire avec une dialectique de taureau matinée d'un brin d'hystérie, sur leurs certitudes atlantistes.
Soyons précis et dépouillons notre verbe des embarras des convenances. Que nous disent, in fine et surtout in petto, les Britanniques ? A peu près ceci : pendant cinquante ans, nous Britanniques avons manipulé à notre avantage la puissance américaine. (Ce prémisse est hautement, voire cruellement discutable [voir Charmley et Analyse], mais enfin on y a cru.) Désormais, poursuivent-ils, le pouvoir est devenu, à Washington, littéralement “incontrôlable”, et par conséquent impossible à manipuler ; ne pouvant plus effectivement le manipuler, nous nous tournons vers l'Europe. Certes, on pourrait répondre à Londres ce que dit la fourmi de la fable, si on a le goût des fins morales : « Eh bien, dansez maintenant. » Le problème est que, contrairement à la fourmi, nous n'avons aucune réserve, et pour bien faire (pour faire l'Europe, surtout celle de la défense), nous avons besoin de la cigale-Angleterre. Voilà où l'imprécision et l'hésitation le cèdent à ce qu'il y a de solide, d'impératif, derrière le lieu commun.
Comme on l'a mentionné, des documents ont été diffusés, non sur l'initiative britannique de façon formelle, mais, de façon plus informelle, sur ce que pourrait être l'initiative britannique lorsqu'elle serait explicitée. Bref, ces documents vont dans le sens de “l'esprit des choses”. C'est le cas déjà cité du mémorandum de Charles Grant (ancien journaliste de The Economist devenu directeur du Centre for European Reforms en janvier 1998).
Dans le chapitre “défense” (« Redesigning European defence ») de ce long document, on trouve deux aspects : des propositions à court terme, d'autres à long terme, les premières conjoncturelles et les secondes structurelles. On s'est bien entendu intéressé aux secondes (disparition de l'UEO, répartition de ses “compétences” [?] entre UE, pour le politique, et OTAN, pour le militaire, etc.), car on se trouve en terrain connu, cette spéculation coutumière sur l'“architecture”, sur le sort des organisations qui pullulent, le délice de la spéculation bureaucratique permettant d'écarter l'action au nom de l'analyse et de la raison, qui ont cette vertu unique, en Europe, de « donner le temps au temps ». L'intérêt, pour nous, est plutôt dans les mesures à court-terme et dans l'esprit dont elles témoignent, qui doivent être pris en compte pour mieux définir l'état d'esprit londonien ; les mesures à long terme, elles, seraient nécessairement soumises aux pressions de la réalité nouvelle qu'engendreraient les mesures à court terme si elles étaient appliquées. Ces propositions à court terme ont un aspect somme toute complètement anodin, surtout par la prudence montrée (« Much Ado for Nothing », serait-on tenté de s'exclamer sur le mode shakespearien) :
• Pour la Bosnie, les Européens (c'est-à-dire, les Français et les Britanniques, mais certes les Allemands en arrière-plan)
« devraient avoir le courage de déclarer qu'ils aimeraient que les Américains restent, mais que si les US retirent leurs forces terrestres, la France et le Royaume Uni sont capables de mener le contingent OTAN en Bosnie ».
• Le Royaume Uni devrait se charger de faire réintégrer la France dans l'OTAN, d'en être en quelque sorte le “parrain”.
• ... Car sur cette question, et notamment sur le point du commandement AFSOUTH qui synthétisa le débat aigre-doux entre France et USA, « autant la France que les États-Unis montrèrent de l'entêtement et une diplomatie inepte ».
Anodines, sans aucun doute, ces propositions. Ce qui nous intéresse n'est pas tant dans les acte éventuels que dans l'esprit qu'ils dénotent, et dans le tintamarre qu'ils déclencheraient s'ils étaient convertis en propositions officielles venant des Britanniques (point fondamental, certes), dans un paysage européano-transatlantique caractérisé par un extraordinaire conformisme, et une pensée proche de la paralysie. Nous faisons là du wishful thinking puisque le document Grant est un “ballon d'essai”, que Londres travaille toujours sur l'éventuelle concrétisation de son initiative, que rien ne dit qu'il y aura concrétisation, et ainsi de suite ; nous sommes, il faut bien le comprendre et le répéter, dans une situation diplomatique où, à un degré rarement atteint dans l'histoire, la crainte de déroger au conformisme général mène absolument toutes les réflexions. Dans ce cadre, les proverbiales prudence et habileté britanniques deviennent paradoxalement un atout dans le sens de l'audace, si effectivement les Britanniques ont décidé de faire quelque chose. Armés de leurs certitudes sur cette prudence et cette habileté (ils s'y entendent pour se reconnaître à eux-mêmes des vertus), les Britanniques sont conduits, s'ils confirment leur analyse selon laquelle il faut effectivement esquisser quelque chose qui ressemble à un réalignement stratégique dans le sens européen, à envisager avec fermeté et certitude des propositions, à la fois prudentes et habiles, qui apparaîtront pourtant, relativement au paysage complètement figé que nous connaissons, comme des actes d'une audace rare — une fois qu'ils seront dits officiellement, annoncés et claironnés. Dans ce cas, nous nous référons àl'“esprit” de l'initiative bien plus qu'à son contenu. C'est évidemment cela qui compte : l'“esprit”, qui pousse à faire penser aux Britanniques, à eux surtout, qu'il « faut faire quelque chose » ; dans leur bouche, effectivement, la platitude devient (sans qu'ils l'aient voulu) événement historique.
Avant de poursuivre dans cette voie de réflexion, un mot de la prévention qui vient à l'esprit : les Britanniques ont une réputation justifiée de rouerie et de manoeuvre. Ne risque-t-on pas, à les écouter, de donner dans un panneau quelconque ? La question n'est pas vraiment d'actualité. Les partisans d'une défense européenne, sont confrontés à deux prémisses : dans l'état actuel des choses, une défense européenne est une perspective offerte à la France, et sans le Royaume Uni elle n'a guère de sens ni d'efficacité (on ne peut demander àl'Allemagne de nouveauté plus qu'elle n'en donne aujourd'hui, et elle ne peut donner décisivement que dans un domaine autre que la défense) ; il n'y a rien, absolument rien à perdre à considérer la position britannique, puisqu'aujourd'hui la défense européenne est, d'un point de vue dynamique, à un degré plus bas que tout ce qu'elle a connu depuis que l'idée existe.
Il y a pourtant une part considérable d'illusion dans la proposition britannique. Il faut comprendre que la situation que nous décrivons lorsque nous faisons le constat de l'état de la défense européenne est totalement artificielle ; son degré d'inexistence quasiment absolue, loin d'être un apaisement, génère une très forte tension souterraine parce qu'il y a les exigences de « la force des choses » (caractère insupportable de voir une telle puissance que l'Europe abdiquer ses droits et ses devoirs dans un domaine aussi fondamental). Dans ce cadre, la prudence et l'habileté britanniques, non seulement pourraient apparaître audacieuses comme on l'a vu, mais plus encore, comme révolutionnaires.
Les “propositions” britanniques — en fait, les divers “ballons d'essai” et autres discours généraux — sont toutes habillées d'une vertueuse apparence atlantiste. Démarche très britannique : au plus on fait dans l'européen, au plus l'on affirme que le cadre atlantiste est sauf, et même qu'il est renforcé. C'est de la pure et bonne tactique, et qui serait d'ailleurs justifiée si elle se déroulait dans un cadre où s'affronteraient deux tactiques : si les règles acceptées par tous, et notamment par le partenaire transatlantique, étaient de tenter de redéfinir les relations transatlantiques en définissant de nouvelles positions (idéalement : plus grande autonomie laissée aux Européens, moindre “fardeau” pour les Américains, rééquilibrage de la relation transatlantique à la satisfaction de tous). Effectivement, les Britanniques (cela se voit dans le document Grant) semblent penser que leurs propositions satisferaient finalement les Américains, et ils affirment avoir sondé les Américains et obtenu des réactions favorables (affirmation à nuancer selon une de nos source, et la réaction US serait plutôt :
«Ni oui ni non et plutôt attentiste au NSC et au département d'État, et négative au Pentagone».
Notre appréciation sera notablement différente, à cause de la perception que nous avons du comportement américain. Celui-ci ne répond pas nécessairement à la logique. Il est marqué par une perception unilatérale, voire contradictoire (inward-looking) du monde, et totalement soumis aux avatars de la politique intérieure. C'est-à-dire qu'il peut apparaître à la fois contradictoire et irresponsable. La réaction américaine aurait de fortes chances d'être conforme à ce qu'a toujours été la politique américaine vis-à-vis de l'unification européenne depuis l'origine, avec sa contradiction fondamentale (soutien affirmé constamment au principe de l'unification européenne, manoeuvre constante pour diviser les Européens).
• Dans la situation actuelle, les Américains dénoncent les Européens qui ne veulent pas porter ce que les Américains jugent être leur part équitable du “fardeau” de la sécurité européenne (situation pourtant imposée par la politique américaine elle-même).
• Dès que des velléités d'autonomie européenne se font jour, ils dénoncent une entreprise dont ils jugent que le but est de les pousser hors d'Europe. (Se rappeler l'épisode de la formation de l'Eurocorps en 1991-92 et la réaction de l'administration Bush, intervenant très fermement, notamment auprès des Allemands, pour tenter de contrer l'initiative.)
Il n'y a aucune raison de croire qu'avec la proposition britannique nous ne passerons pas dans la “phase 2”, et toutes les raisons de croire le contraire. A cet égard, les Britanniques feront un bouc-émissaire idéal, et la réaction US sera d'autant plus vive qu'on en viendra à des accusations de “trahison” du plus fidèle allié européen de l'Amérique.
Il faut en revenir aux causes fondamentales de l'évolution britannique pour mieux comprendre les “illusions” des Britanniques à cet égard. D'une part, il y a un lent déplacement de l'analyse de la bureaucratie, soutenue d'ailleurs par une évolution dans d'autres milieux comme les milieux financiers de Londres, vers le constat que la situation politique washingtonienne impose de plus en plus d'envisager d'activer ce qui pourrait être un complément européen à une politique transatlantique; d'autre part, il y a le comportement de Blair, partisan de certaines positions de forces, qui font de lui, pour le domaine de la sécurité, un pro-américain zélé dans certaines situations (crise irakienne de janvier-février), un relatif pro-européen de facto dans d'autres (crise yougoslave, Bosnie et Kosovo). Les deux cas permettent effectivement d'alimenter les deux interprétations de l'attitude britannique : il s'agit d'une manoeuvre habituelle aux Britanniques, faussement “européens” ; il s'agit d'une réelle préoccupation des Britanniques, jugeant que la situation nécessite un certain réalignement vers l'Europe, mais surtout sans rupture transatlantique.
Ce qui est intéressant, il faut y revenir, c'est la prudence des pièces disponibles sur le changement britannique, et par conséquent l'insistance sur le lien transatlantique. Le document Grant écrit :
«La vérité est que, dans nombre de domaines, particulièrement l'économie, le Royaume Uni est et deviendra plus proche du continent [l'Europe] que des États-Unis. Mais les liens militaires vont dans l'autre sens, avec l'effet que, lorsqu'il y a des bruits de guerre, le Channel devient plus large que l'Atlantique. Par bonheur, c'est rare.»
Ce type d'affirmation forme après tout un contraste surprenant avec ce que pourrait être, ce que pourrait provoquer la proposition britannique sur la défense européenne. C'est là qu'on peut parler de certaines “illusions” britanniques ; et qu'on peut avancer que, dans la matière analysée, les Britanniques jouent “cartes sur table”. Il faut de ceci et de cela pour affirmer dans un même document qu'en matière militaire les liens USA-Londres seront toujours plus forts que les liens Londres-Europe, et, à côté, lancer une proposition sur la défense européenne. Ce n'est pas le comble de l'habileté à laquelle nous ont habitués les Britanniques. D'où l'hypothèse type-“cartes sur table”.
Car il est bien question d'illusions, qui viennent sans doute des illusions que les Britanniques se font depuis un demi-siècle sur leur capacité d'influence sur les USA (Charmley et Analyse, toujours). Croire que les Américains accepteraient des idées comme la possibilité, dite par les Européens, qu'ils ne soient plus en Bosnie, sans aussitôt dénoncer l'intention de ces mêmes Européens qu'ils partent d'Europe, c'est entretenir bien des illusions sur la situation politique à Washington et se tromper grandement sur le caractère américain. Croire que les Américains accepteraient l'idée qu'ils ont, autant que les Français, montré dans l'affaire AFSOUTH « entêtement » et attitude diplomatique « inepte », c'est encore le domaine de l'illusion.
Il y a une relative inutilité dans le débat sur les intentions britanniques. En quelque sorte, les autres Européens sont dans la position où ils peuvent “voir venir”, et où ils doivent remiser leurs susceptibilités déplacées et leur scepticisme sarcastique dont on peut se passer. L'essentiel, hors de ces considérations, est dans l'état d'esprit qui préside à la démarche britannique, qui est véritablement sans précédent historique depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale (ni les traités franco-anglais de Dunkerque, puis à cinq de Bruxelles, en 1947 et 1948, ne pouvant être tenus pour des initiatives “européennes”, mais des initiatives d'urgence en l'absence momentanée des Américains) ; en ce sens, la première fois que les Britanniques considèrent ce qui leur fut toujours une idée étrange et un anathème : une défense européenne.