Lordon et la légitimité.

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Lordon et la légitimité

http://web.upmf-grenoble.fr/regulation/wp/document/RR_serieI_2006-1.pdf

Comme contribution au débat sur la légitimité, un article de 2006 de Frédéric Lordon intitulé «La légitimité n’existe pas», qu’on prendra au choix comme l’effort de cohérence doctrinale d’un chercheur ou, ou/et, comme abdication intellectuelle devant l’“idéal de puissance”. L’article fait un trentaine de pages et mérite la lecture in extenso.

Extrait des conclusions…

«Si la vie sous le rapport institutionnel est devenue attristante au point d’être jugée intolérable, la loi du conatus conduisant les individus à repousser “ce qu’ils jugent être un mal”, c’est-à-dire ce qu’ils imaginent cause de leur tristesse, les conduit par-là même à dénoncer leurs renoncements institutionnels passés : rupture avec l’institution et soustraction à ses rapports. Pour qu’il en soit ainsi, il faut donc que se soit produite une modification brutale dans la balance des affects, un déplacement soudain de la frontière de l’acceptable et de l’inacceptable, au terme duquel le sujet prend le risque d’affronter des puissances qu’il craignait jusqu’alors – pas seulement d’ailleurs celles de l’institution elle-même, mais aussi celles de la vie hors de l’institution et dont l’institution le protégeait : qu’on pense par exemple à la rupture d’un rapport salarial qui s’effectue toujours au prix des affects de crainte liés aux incertitudes frappant à nouveau la persévérance matérielle. Et si l’affect de colère contre l’institution est suffisamment intense, et surtout suffisamment partagé pour décider non plus seulement des fuites individuelles, mais des mises en mouvement collectives, alors peut se former une coalition de puissance séditieuse déterminée à la confrontation avec la puissance institutionnelle.

»“Il est certain que la puissance et le droit de la cité [de l’institution, c’est moi qui l’ajoute] sont amoindris dans la mesure exacte où elle offre elle-même à un plus grand nombre de sujets des raisons de se liguer” (TP, III, 9). Proposition décisive où se concentre la presque totalité de la vision spinoziste du politique, et où tous les mots comptent : “la puissance et le droit”, car, oui, puissance et droit sont ici une seule et même chose ; “amoindris”, “dans la mesure exacte”, “un plus grand nombre”, car tels sont les mots du quantitativisme universel de la puissance : les forces se mesurent, et de leur bilan d’ensemble dépendent la stabilité ou le mouvement, la reproduction de l’obsequium ou sa rupture, le maintien des rapports institutionnels ou la bifurcation d’une trajectoire séditieuse. Il n’entre aucune espèce de légitimité là-dedans, sinon au travers des idées variées que s’en font les divers droits naturels rassemblés sous l’institution, et dont les uns, affectés joyeusement, ont avantage à sa prolongation, et les autres, affectés tristement, désirent la crise. Nul intérêt à entrer dans ces idées-là – si ce n’est pour rendre compte de leur formation car, faut-il le dire, rompre avec la “légitimité” ne signifie en rien se désintéresser de l’ordre des productions symboliques, tout au contraire : les hommes ne cessant de juger d’après leurs affects, leurs fabrications imaginaires sont surabondantes… quoique l’ignorance où ils se trouvent des causes qui les déterminent les voue à ne produire que des idées “confuses et mutilées”.

»Sous ce registre que Spinoza nomme la connaissance du “premier genre”, celles de ces idées qui tentent de soutenir des revendications de légitimité sont, comme toutes leurs semblables, les idées de droits naturels particuliers et de leurs affects particuliers. On peut donc les regarder dans leur engendrement et leur circulation, et c’est même très intéressant ; mais rien ne commande d’y ajouter foi ou sérieux. Or n’est-ce pas le risque que court celui qui, n’étant censément pas partie aux conflits qu’il analyse, se hasarde à déclarer légitime ceci ou cela ? En revanche, comment sont composés les groupes en présence et quelles puissances respectives ils rassemblent : c’est la seule question qui compte en pratique. C’est pourquoi il est sans doute vain de s’épuiser à diagnostiquer le devenir des institutions par les critères de la légitimité.

»Lorsqu’une institution entre en crise, c’est qu’elle a rencontré, comme y est exposé chaque chose, une chose plus puissante qu’elle et qui l’a détruite – et cette chose, ce peut être une partie d’elle-même qui ne se reconnaît plus sous son rapport caractéristique et fait maintenant sécession. Ce n’est pas que l’institution est illégitime. C’est qu’elle est en passe de succomber.»

GEO