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6129Selon l’appréciation du bloc BAO, il y a eu “invasion” de la Crimée par l’armée russe, ou plutôt “incursion” (c’est le mot en vogue, et BHO a même employé le mot “excursion”). Dans ce contexte accepté comme hypothèse pour mieux développer notre analyse, il est intéressant d’entendre l’appréciation des chefs militaires de l’OTAN. C’est le commandant en chef suprême de l’OTAN (SACEUR), le général de l’USAF Breedlove, qui instruisait le Brussel’s Forum, très orthodoxe assemblée atlantiste annuelle organisée par le Marshall German Fund, ce week-end à Bruxelles. (Pour les extraits ci-dessous, voir le Wall Street Journal du 23 mars 2014.)
• Breedlove a été très impressionné, autant par la préparation de l’“incursion”, sous le couvert de manœuvres autorisées par les accords de sécurité, que par son exécution. «“We saw several snap exercises executed in which large formation of forces were brought to readiness and exercised and then they stood down,” [Breedlove] said. “And then…boom—into Crimea…with a highly ready, highly prepared force,” he said. [...]
»The general said it was clear that Russia had significantly improved its capabilities since the 2008 Georgia war. “The incursion of Russia into Georgia…was probably not the smoothest,” he said. “By way of comparison, the incursion into Crimea went very much like clockwork, starting with almost a complete disconnection of the Crimean forces from their command and control via jamming and cyberattacks and then a complete envelopment by the Russian forces inside of Crimea.”»
• Breedlove est resté constamment en contact avec son homologue ruse, le général Gerasimov, chef d’état major général. L’un et l’autre se sont tenus informés de la situation et Breedlove reconnaît qu’il ne peut déterminer si ces entretiens l’ont induit en erreur sur les intentions russes à un moment ou l’autre, – mais il entend dans tous les cas les poursuivre ... C’est une étrange situation puisque mêlant coopération et antagonisme, – coopération parce que l’enjeu est trop important, entre deux puissances nucléaires de cette taille, et antagonisme parce que les opérations engagées sont effectivement antagonistes : Breedlove «... defended the contacts he has developed with his Russian counterpart General Valeriy Gerasimov, chief of the general staff. He said he would seek to maintain it in future. NATO had been trying to improve high-level contacts with Russian military officials in recent months and the alliance said the two men spoke Feb. 24, right after the Crimea crisis started. They agreed to “keep one another informed” about the situation, NATO said at the time. “Was I being deceived?” Gen. Breedlove said Sunday. “I can’t make that judgment. I don’t know when and how his leadership made the decisions that they made.”»
• Breedlove estime que les Russes utilisent la pression de leurs forces armées pour envisager des “incursions” dans certaines situations de conflits larvés, de façon à décourager des projets d’entrée dans l’OTAN de certains pays sur les frontières de la Russie. Ils mélangeraient ainsi d’une façon remarquable l’utilisation soft (système de la communication, avec l’effet de pression) du hard power (système du technologisme, avec la manipulation de leurs forces armées) pour obtenir des résultats essentiellement politiques, beaucoup plus que militaires. «Gen. Breedlove said he is concerned about Russian forces sitting on the Ukraine border crossing southern Ukraine into Transnistria, a breakaway pro-Russian province in Moldova. Moscow, he warned, appeared to be actively using frozen conflicts in its neighborhood like Transnistria and Abkhazia in Georgia as a way of vetoing neighbors’ push for deeper ties with EU and NATO.
»“In other words, if Russia is worried about a country moving toward the West, a way to solve that is an incursion, a frozen conflict and now, no one wants to think about bringing that nation aboard into NATO because it might mean conflict with Russia that are very worrisome,” he said.»
Breedlove a longuement assuré son auditoire que l’OTAN allait travailler à un redéploiement substantiel de ses forces en fonction de la nouvelle situation, et, surtout, des capacités et des tactiques nouvelles mises en évidence par l’armée russe. Malgré l ‘assurance montrée par le SACEUR dans ce registre qui ressort surtout de la relation publique, il apparaît que le comportement russe en Crimée, mélangeant avec une habileté, une souplesse et une coordination extrêmes le soft power et le hard power des forces militaires, sans chars pétaradants dans des nuages de fumée ni chenilles cliquetantes, pose un problème nouveau et très délicat à l’Alliance. Ce problème tient simplement à ceci que, sous l’impulsion US qui suit aveuglément des conceptions toutes faites de classification de zones selon une vision idéologique rigide, l’OTAN a développé des capacités nouvelles pour le nouveau type de guerre postmoderne (ou G4G pour “guerre de 4ème génération”) pour des interventions extérieures, “hors-zone”, jugeant la “zone OTAN” (et la Russie) “sous contrôle”. Le problème que posent à l’OTAN les capacités et les conceptions russes, c’est la mise en évidence que cette zone soi-disant “sous contrôle” ne l’est pas du tout et est elle aussi susceptible de tactiques et de techniques complètement nouvelles. Or, cette zone est intrinsèquement d'une importance fondamentale, d'un point de vue stratégique certes, mais plus encore d'une importance unique comme champ de l'affrontement ultime entre le Système et la résistance antiSystème
Un autre compte-rendu (directement de Brussel’s Forum), donnant un autre aspect de l’intervention de Breedlove et d’autres interventions au forum, est notamment orienté pour mettre en évidence cette question des capacités militaires et de leur bon emploi dans le type de crise de plus en plus nouveau, postmoderne, caractérisé par des désordres organisés et d’autres spontanés, et une situation générale et politique fluide et marquée par la toute-puissance du système de la communication. L’action psychologique auprès de l’adversaire, même non directement impliqué, joue également un grand rôle ; il s’agit de ce que Breedlove nomme “l’ambiguïté stratégique” (des Russes durant la crise de Crimée) rappelant la fameuse technique dite de la maskirovska de l’Armée Rouge (voir le 13 août 2002), utilisée avec des succès divers durant la Guerre froide, dont l’esprit est beaucoup mieux adapté à la situation postmoderne présente, où triomphe le système de la communication, avec ses simulacres, ses narrative, etc.
«Breedlove [...] said that there was little doubt that Russia had anticipated action in Crimea for some time. “Part of the plan I believe was to create strategic ambiguity,” he said. “Russia tried to get a local face in Crimea with local militias, but there was a thin veneer of locals in the front and a lot of men in green behind,” he continued, referring to Russian troops in unmarked uniforms. [...]
»A later session on the differences between “hard” and “soft” power illuminated different approaches to conflicts between state and even non-state actors. Gitte Lillelund Bech, public affairs manager at Advice and former Danish defense minister, said that the military is changing what it sees as its role. “The military doesn't just think of itself as hard power,” she said. “They do development and diplomacy too.” General John Allen, a foreign policy fellow at the Brookings Institution and former allied commander in Afghanistan, agreed that the use of hard power alone is not sustainable. “The soft power application of resources takes the enemy off the battlefield and reduces the hard power we have to face.”»
L’observation générale qu’on peut tirer de ces quelques constats et confidences est que les chefs de l’OTAN sont extrêmement surpris par les capacités de manœuvre, la mobilité, la discipline et la discrétion d’action des forces russes. Sans aucun doute, il s’agit d’un élément nouveau d’une importance considérable pour les militaires et les experts du bloc BAO, jusqu’ici inclinés à traiter par le mépris les forces armées russes. C’est une indication précise que la réforme de l’armée russe entamée depuis quelques années, et toujours en cours, a porté ses fruits, et qu’elle va beaucoup plus loin que les simples aspects technique, matériels et de structure des forces, qu’elle porte aussi sur les conceptions psychologiques et de communication, et avec une vision politique prenant en compte des dimensions d’analyse profonde des caractères fondamentaux, y compris des caractères de l’ordre de l’esprit, caractérisant notre temps métahistorique. “Excursion” ou pas (en Crimée), il est bon que les dirigeants-Système soient convaincus de cette évolution, qui complique singulièrement l’analyse de la situation européenne, aussi bien du point de vue de l’équilibre des forces, de leur usage, que de la dimension de la communication avec ses effets sur la psychologie. Brusquement, la situation européenne apparaît à leurs yeux beaucoup moins stable dans son orientation dynamique, jusqu’alors caractérisée par la perception triomphante d’une évolution à sens unique vers l’affaiblissement et l’isolation de la Russie jusqu’à la défaite finale (le grossier “Après Kiev, Moscou” de McCain, caractéristique de l’esprit verrouillé dans une vision binaire du monde [voir le 15 mars 2014]).
On peut même avancer que le comportement russe durant cette crise a introduit une dimension nouvelle de l’usage des forces armées, qui constitue sans aucun doute une surprise pour les militaires du bloc BAO. A notre sens, l’idée centrale de cette dimension nouvelle concerne le nouveau type de “pseudo-guerre” (référence G4G) qu’a introduit la nouvelle période depuis l’attaque 9/11, nouveau type qu’on voit déployé avec plus ou moins de bonheur, essentiellement par les forces du bloc BAO, sur les théâtres extérieurs et périphériques (Afrique, Moyen-Orient, sous-continent indien), qui combine l’emploi du système de la communication dans la dimension psychologique autant que l’emploi d’unités spéciales, réduites, mobiles, etc. Ce que montreraient les Russes, du point de vue du bloc BAO, c’est que ce type de “pseudo-guerre” serait aussi adaptable en Europe, dans une zone qu’on croyait hors de ce schéma, et eux-mêmes l’activant avec beaucoup plus d’habileté et d’efficacité que ce qui a été fait jusqu’ici sur ces “théâtres extérieurs et périphériques”, avec des effets politiques beaucoup plus considérables en raison des structures de pouvoir bien établies dans la zone européenne, impliquant qu’une poussée d’influence psycho-militaire réussie permet de faire basculer des structures politiques efficaces du côté de ceux qui utilisent ces techniques. (Les diverses campagnes du bloc BAO ont été des catastrophes irakiennes et afghanes, où la formule postmoderne s’est abîmée dans un gâchis catastrophique, à d’autres campagnes moins inefficaces mais dont aucune n’a été un franc succès... La surprise russe serait qu’une armée perçue comme sans aucune expérience de cette sorte d’intervention parvienne à appliquer la formule, considérablement rénovée et améliorée, avec autant d’efficacité et de souplesse, sur un théâtre essentiel et considéré jusqu'ici comme “sécurisé” par rapport à cette sorte d'instabilité. Il s’agit peut-être d’une nouvelle évolution capitale, voire révolutionnaire, du concept G4G. La psychologie russe, nourrie d’une politique principielle au contraire des forces du bloc BAO qui subissent la pression du Système, tient sans aucun doute un rôle important dans cette évolution.)
Mis en ligne le 24 mars 2014 à 05H16
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