L’OTAN en Libye, ou la stratégie de l’écrevisse des sables

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Le sous-titre de l’article est une réminiscence aujourd’hui fameuse du film de Mike Nichols (1970), d’après le roman de Joseph Heller (1961). Catch 22 était une charge caricaturale de ce que la bureaucratie, ou plutôt l’esprit de la bureaucratie appliqué aux opérations militaires peut donner en fait de désordre et d’inefficacité, – le “désordre ordonné et planifié”, ou “désordre structuré”, si vous voulez. Le sous-titre nous dit, à propos des rebelles libyens du CNT soutenus par l’Ouest et, en général, le bloc BAE : «Fighters in catch-22 as Nato instruction to pull back ahead of air strikes causes them to lose gains against Gaddafi's forces.»

L’article est du 7 juin 2011 et décrit d’abord une “offensive” un peu dans le désordre des hommes du CNT, mais présentée d’une plume sympathique, d’autant que l’offensive semble aboutir à des gains de terrain, peut-être la perspective d’une “percée”, près de Misrata. Il s’agit certes d’une opération locale, pas l’offensive décisive, mais la chose, présentée par Chris Stevens, nous est décrite d’une façon convaincante comme archétypique des opérations en Libye. Il nous est suggéré de croire que les hommes du CNT se battent bien, – mais, à un moment, voilà que ces hommes s’inquiètent du soutien de l’OTAN. Cela se passe hier et l'OTAN va intervenir.

Enchaînons avec intérêt, car nous allons voir le désordre également sympathique mais nullement inefficace des hommes du CNT, remplacé par l’imposant, ordonné et planifié désordre de l’OTAN. Celui-là, ne fait pas de cadeau, et toute la chose est irrémédiablement compromise.

«“Where are the Apaches?” said a young doctor, Mohamed Teeka, a 27-year-old medic who had been treating the victims of Gaddafi's shelling. “People are dying here.” A bearded rebel fighter arrived in an old British ambulance, blood seeping through a bandage wrapped around his head. As the doctors fought to save him, mortar bombs fell out of the sky, crashing either side of the field hospital.

»But in the late afternoon, Nato came through with an instruction to pull back to the front – the “red line” beyond which the rebels had pushed that day. The red lines are marks on the map that allow Nato jets to bomb anything that moves beyond them. They are also a source of frustration for the rebels, who had not seen a Nato jet or helicopter all morning. They had lost one man and 13 more were wounded to conquer terrain they were now ordered to vacate.

»Sraia Swehli is the commander of a brigade of rebel volunteers. He is the great-grandson of Ramadan al-Swehli, lionised in Misrata as the famous warrior who led a rebellion against Italian colonial rule, briefly setting up what townsfolk say was Libya's first ever democratic government. It did not last, but Swehli wants to do better and liberate all of Libya from Gaddafi – if Nato will let him. With exaggerated patience, Swehli explained the situation facing the Misrata rebels: “We are ready to attack, we can go forward. The Gaddafi forces are weak. They had seven strong points in front of us and now all of them are smashed.” “Of course we are grateful for Nato's help, but Nato insist we are behind the red lines. We are ready to kill the soldiers. Of course Nato helps us, but we are ready to attack, we want to go forward.”

»Swehli and his soldiers are in a double bind: Nato bombers will strike if they fall back, but the civilians of Misrata are once again in danger. But if they advance, they appear to be on their own. On Monday the ground they so expensively captured had to be given back on Nato instructions.»

Chris Stevens s’est ensuite informé auprès de l’OTAN. Non, il n’y a pas de “ligne rouge” ; simplement au-delà de cette ligne rouge qui n’existe pas, l’OTAN ignore la topographie des lieux, et notamment la présence des civils, accentuant d’une façon bureaucratiquement inacceptable, selon les règlements et instructions, la possibilité de pertes civiles. (Les pertes civiles ne peuvent avoir lieu que lorsqu’on connaît la topographie, c’est-à-dire selon le règlement, et on ne s’en prive pas.) D’autre part, les lignes de communication, même par systèmes avancés et téléphones portables, sont longues et, certes, il a fallu une demi-journée pour que les demandes de soutien des hommes du CNT approchant de Misrata parviennent à l’OTAN, via divers relais, y compris celui de Benghazi (le CNT), qui relaie alors vers l’OTAN, etc.

La description est, elle aussi, sympathique dans le genre ironique. Elle éclaire parfaitement les propos des Russes Rogozine et Lavrov, sur leurs craintes d’un engagement terrestre à cause des pesanteurs et des exigences du Système, – dont nous confirmons, pour divers bons esprits qui s’inquiètent du bon équilibre de lecteurs de cette sorte de texte, qu’il (le Système) contrôle tout, absolument tout, puisque personne d’autre ne contrôle rien, absolument rien. Nous sommes dans le temps de l’inversion, et l’adage “pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué” est lui aussi inverti ; on aboutit vertueusement à “pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple”, ce qui implique que la simplification aboutit à une centralisation de l’OTAN, qui est absolument, complètement celle d’une bureaucratie dont l’efficacité se mesure à son respect des règles et instructions internes, des équilibres des différents services et influences en son sein, etc. (Il faut être juste, les circulaires internes n’oublie jamais de préciser, d’une façon fort réaliste, que cet imbroglio kafkaïen concerne un drôle de conflit en Libye. Il s’agit bien de la même chose.) La centralisation par l’OTAN, si elle semblerait aux esprits rationnels répondre à la vertu supposée d’une centralisation opérationnelle, est en réalité marquée également du sceau de l’inversion à cet égard, montrant bien par là qu’il s’agit du Système ; il ne s’agit pas du cas de l’OTAN qui détacherait son autorité et ses capacités au cœur et au-dessus des opérations pour servir à la coopération et à la coordination de ces opérations, mais d’une extension de l’OTAN chargée de contrôler les opérations, au bénéfice et selon les normes de la bureaucratie de l’OTAN, c’est-à-dire d’un morcellement naturellement bien plus complexe que la situation opérationnelle en Libye.

Les Russes (Rogozine et Lavrov) ont raison et leurs commentaires ont le mérite de la sincérité et de l’analyse de l’évidence : l’engagement terrestre est inévitable, et il se fera de manière complexe, tourmentée, extraordinairement bien dosée et planifiée, jusqu’au point où plus personne ne saura de quoi exactement il est question, – jusqu’au jour où l’on découvrira que, oui, il y a engagement terrestre. Il ne s’agira nullement d’une avancée, d’un gain offensif, d’une invasion décisive type OverLord, etc., mais, au contraire, le signe convainquant de l’extension au sol du domaine du “désordre structuré” type-OTAN, de l’enlisement sophistiqué, de la complexité, des redondances. L’écrevisse, – un pas (important certes) en avant, deux pas (souples et prudents) en arrière, – se sera installée dans les sables, qui est son domaine de prédilection comme on sait. Il ne sera pas question de “défaite” ou de “victoire” car il s’agit d’une de ces guerres devenues la norme, où les concepts de “défaite” et de “victoire” n’existent plus. L’enjeu n’est pas une “victoire” contre Kadhafi, comme si, par antithèse, Kadhafi pouvait l’emporter contre “la plus grande alliance de tous les temps”, mais bien l’accroissement de cette situation où “les concepts de ‘défaite’ et de ‘victoire’ n’existent plus”. Les stratèges et géopoliticiens goulus pourront proclamer que l’influence du bloc BAE a encore augmenté, et leurs critiques référents du Système dénoncer l’avancée de l’impérialisme occidental. Cela sera donc le signe que nous avons un point de plus dans la vaste monde que nous tenons sous notre empire entreprenant et dynamique où nos forces font un impeccable et martial sur place en proclamant “marchons, marchons !”. Pendant ce temps, les forces aériennes continueront à pilonner avec les armes intelligentes spécialistes des “ratages de haute précision” par identification fautive qui font le maximum de pertes dites collatérales, mais à l’intérieur d’un réseau serré, type autoroutier d’une grande puissance développée, de “lignes rouges” qu’il importe impérativement de respecter et de ne jamais franchir. “Victoire” ? “Défaite” ? Impérialisme triomphant, moralisme honteusement foulé aux pieds ? Oh Seigneur, que la vérité est donc plus simple (“pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué”) : une conquête de plus du désordre du Système en phase d’effondrement, puisqu'il est dit que sa puissance en pleine expansion engendre automatiquement et instantanément son impuissance nourrissant son effondrement.

L’article se termine par ces remarques : «“Those guys are crazy,” said a doctor at the field hospital. “We captured a guy last night with a radio. When the [pro-Gaddafi forces] see we have their radio, they start to talk to us, saying: ‘We are doing to capture Misrata and kill you all. We don't worry about Nato.’”» Effectivement, Kadhafi est dingue, et ses hommes aussi ; ils ne savent pas à quoi ils s’exposent, eux qui portent le désordre local, en menaçant les porteurs du désordre du monde. Ils trouveront à qui parler.


Mis en ligne le 7 juin 2011 à 08H12

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