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7845 novembre 2008 — S’ouvre une période du “plus grand danger” pour le jugement. Notre esprit, notre perception, notre intuition vont être soumis à rude épreuve. Il nous faudra percevoir en même temps que reconnaître, appréhender en même temps que deviner, le sens des événements, leur poids, les effets possibles et probables de ces événements. Nous devons décidément écarter les normes prétentieuses de la prévision assurée. Nous parlons de l’Amérique, des USA, du phénomène américaniste à la lumière de l’événement “historique”.
Nous nous trouvons devant un phénomène général dont la complexité d’apparence est très grande, à cause d’une situation générale de rupture d’ores et déjà effectuée, alors qu’on a l’impression que cette rupture va s’effectuer ou est en train de s’effectuer, – première tromperie involontaire. A notre sens, en effet, la rupture attendue pour/par l’élection présidentielle s’est effectuée d’ores et déjà, les 15-25 septembre: entre le début tonitruant de la crise financière (faillite de Lehman Brothers le 15 septembre) et le sommet de la Maison Blanche le 25 septembre, où les deux présidents (GW Bush et les deux candidats, dont l’un serait le futur président) se rencontrèrent. A partir de ce moment, dans la réalité derrière l’apparence, il est acté que l’administration GW Bush transmet son pouvoir à son successeur; la crise économique envahit la scène électorale, donnant à la campagne un extraordinaire relief, transformant effectivement cette élection en un phénomène historique sans précédent que nous avons nommé une “campagne de situation” aboutissant à une “élection de situation”.
Pendant ce temps, notait William Pfaff le 18 octobre, «President Bush (I believe it was Gail Collins of the New York Times who said this first) popped out of the White House once a day, as from a cuckoo-clock, to make an announcement no one paid attention to.» Le pouvoir était déjà ailleurs, hors des mains de l’épisodique GW. Une marque de ce transfert de pouvoir se trouve évidemment dans les conditions de la transition, qui conduisent à cette étrange situation où l’on pourrait croire que le transfert du pouvoir officiel se fera demain, – c’est-à-dire le transfert déjà effectué officiellement confirmé dès aujourd’hui.
Comme l’on voit dans diverses nouvelles, les rumeurs et prévisions vont bon train, qui concernent des changements extraordinaires, dans tous les domaines et dans tous les sens. Qu’y a-t-il de durable, qu’y a-t-il de passager dans tout cela? Impossible de le savoir. Dans de telles conditions, il nous paraît essentiel d’avoir l’esprit ouvert, autant que les oreilles et le regard, d’autoriser à son esprit toutes les possibilités, sans restriction préjugée. Sans varier sur le fond du jugement sur la substance des choses, notamment sur la substance de ce système, il est nécessaire d’accepter l’idée que, dans cette période bien plus que dans aucune autre, des voies inattendues et extraordinaires peuvent être soudain empruntées, d'ailleurs par inadvertance ou sans en réaliser les conséquences.
L’absence de cette ouverture de l’esprit est souvent due à une vision idéologique, à une trop grande part faite à une raison qu’on fait passer de son rôle d’outil sublime à une position de référence presque spirituelle qui devient terroriste et totalitaire; cette position intellectuelle conduit à refuser toute situation qui ne soit pas guidée par la raison, et, par conséquent, à observer toute situation du parti adverse comme maîtrisée par une raison subversive, sous forme de complot, de manœuvre, de piège et de chausse-trappe. Cela conduit au contre-sens et au sophisme, dont les conclusions qu’on tire de ces tromperies de l’analyse sont entièrement imprégnées.
Un excellent exemple nous est donné par le site WSWS.org, dont nous avons souvent signalé la qualité des analyses, mais qui, particulièrement dans ces périodes de tension, cède aux aveuglements de l’idéologie et des préjugés que suscite cette forme de l’état de l’esprit. Dans ce texte du 3 novembre. WSWS.org est guidé par la certitude que le parti démocrate US est totalement complice du système, qu’Obama est totalement manipulé par ce système et ainsi de suite. C’est peut-être ou sans doute vrai mais cela peut être faux également, et poser une telle affirmation comme théorème de toute analyse et toute réflexion renvoie effectivement à une pensée absolument prisonnière de l’idéologie (trotskiste, dans ce cas) qu’elle a épousée.
Dans ce texte, on met en regard deux déclarations pour mettre en évidence que l’on se trompe absolument et dangereusement, jusqu’à s’en rendre complice, involontairement ou pas qui sait, lorsqu’on affirme que le parti démocrate et Obama pourraient, dans certaines conditions, suivre une politique radicale et nouvelle, ou radicalement nouvelle, par rapport à l’administration qui précède. Le débat tourne autour de l’hypothèse d’une “politique sociale” qui serait ou ne serait pas suivie par une éventuelle administration Obama.
«The disavowal of any political mandate in Tuesday’s voting was spelled out by the 2004 Democratic presidential candidate, Senator John Kerry, in an appearance as an Obama surrogate on the NBC Sunday interview program “Meet the Press.” Program host Tom Brokaw asked Kerry about statements from House Ways and Means Committee Chairman Charles Rangel, a New York Democrat, that Obama should move rapidly on tax cuts for middle-income and low-income families, health care reform and a substantive program to promote alternative energy.
»Asked how he would pay for such policies, Rangel had replied, “Don’t ask me where the money will come from. I’m going to go to the same place that Paulson went”—referring to the $700 billion bailout of Wall Street authored by Treasury Secretary Henry Paulson.
»Brokaw asked Kerry, “Is that responsible fiscal policy?” The senator responded, “I don’t agree with all of that and nor does Barack Obama. Barack Obama is the person running for president and he’s made it very clear we’re going to have to restore fiscal responsibility to Washington.”
»Kerry added that Obama would seek significant Republican input and involvement in his administration. “He’s going to govern in a way that brings the country together, and no matter what our majority, he’s going to seek to reach a broader consensus because that’s the only way we can govern America at this time.” The senator suggested that the Democrats would not seek to use their majority to push through policies opposed by the Republicans. “We don’t need to pass things by 51 votes or 60 votes,” he said, referring to the Senate. “We need to build 85-vote majorities.”
»This statement deserves serious consideration. Insistence on “85-vote majorities” in the Senate means giving the Republican minority veto power over government policy. It amounts to a repudiation of any conception of democracy.
»If the Democrats win on Tuesday, it will be because of broad popular sentiment for a reversal of the policies of war and social reaction pursued for the past eight years by Bush. But Kerry insists that it would be wrong for the Democrats to govern as though they had a mandate.
»The anti-democratic character of this stance was underscored as Kerry voiced his agreement with comments by former Democratic Senator Bob Kerrey, who declared recently: “By my lights, the primary threat to the success of a President Obama will come from some Democrats… emboldened by the size of their congressional majority… Obama will need to communicate the following to Congress, in no uncertain terms: The Democrats have not won a mandate for all their policies. Rather, the American people have resoundingly registered their frustration with a failed status quo, and the next president must chart a new, less partisan course.”»
La remarque que nous faisons est très simple. Pourquoi considérer l’intervention du sénateur Kerry, et celle du sénateur Kerrey, comme représentant effectivement la ligne directrice du parti démocrate, voire celle d’une éventuelle administration Obama, et considérer par conséquent les déclarations du député Rangel, et implicitement celles d’un Barney Frank, deux présidents démocrates des deux plus puissantes commissions de la Chambre (Voies & Moyens et Finance), comme accessoires ou accidentelles? Même si Kerry est très proche d’Obama (c’est lui qui l’a parrainé dans ses débuts politiques nationaux, à la convention démocrate de 2004; Obama est proche en général des démocrates du Massachusetts, sous la coupe des Kennedy), ce qu’il nous dit ressemble plus à une plaidoirie de faction qu’à l’énoncé d’une politique dont nul ne sait véritablement ce qu’elle sera, à cause des pressions diverses et contradictoires qui s’exercent aujourd’hui avec une très grande force. (“Nul ne sait”, – y compris Obama, à notre sens.)
Enfin, Kerrey nous fait toucher du doigt cette incertitude de la situation lorsqu’il remarque que, selon lui, “la plus forte menace pouvant contrarier le succès d’une présidence Obama viendra de certains démocrates, … survoltés par la puissance de leur majorité… Obama devra clairement dire au Congrès : les démocrates n’ont pas reçu un mandat pour développer leur propre politique”. Le moins qu’on puisse dire est qu’on distingue dans ces remarques un affrontement sévère de tendances au sein du parti démocrate, et rien ne nous dit qu’Obama ait choisi son camp et/ou qu’il ait l’influence et l’autorité suffisantes si son choix allait contre le courant “réformateur” démocrate. Ce que nous montre la critique de WSWS.org, c’est le contraire de ce qu’elle veut nous montrer: au lieu d’un système verrouillé dans son orientation traditionnelle, un système ouvert à des tensions internes très grandes. Ce n’est bien sûr pas par vertu démocratique que le système est “ouvert” mais parce que les événements imposent cette situation en suscitant des réactions différentes en son sein. (Autrement dit: il n’y a pas de “complot anti-système” à l’intérieur du système; il y a un système en grande crise et les acteurs du système proposent des solutions différentes pour résoudre sa crise.)
La caractéristique principale de la situation est à la mesure de la façon dont nous devons l’envisager. L’administration Obama est placée devant une très forte poussée des événements pour proposer des changements importants, et devant la nécessité de tout faire pour contrôler ces changements et faire en sorte qu’ils ne soient pas déstabilisants, éventuellement en les neutralisant complètement, – éventuellement en les prenant à son compte. La situation est très différente de celle qui conduisit à l’administration Roosevelt en 1932. Le nouvel élu n’est pas un “élu partisan”, comme l’était Roosevelt, un élu désigné pour renverser une citadelle, ou ce qui était perçu comme tel. La citadelle est déjà tombée le 15 septembre 2008, lorsque la rapidité et la puissance de la crise ont forcé l’administration en place à entamer une action contre la crise, avec le concours du futur président (les deux candidats, réunis avec le président au sommet de la Maison Blanche du 25 septembre) qui était ainsi symboliquement installé à sa nouvelle place pour lutter lui aussi contre la crise, et avec le soutien de la majorité du Congrès, qui sort renforcée de l’élection avec la promesse de pousser pour des actes réformistes importants (un “plan de sauvetage social” immédiat de $150 milliards) nécessaires pour faire oublier son soutien au plan Paulson. Autrement dit, Obama est éventuellement son propre ennemi (président déjà installé complètement engagé dans la lutte qui pourrait être réformiste contre la crise) ou bien la principale menace contre lui vient éventuellement du Congrès démocrate (Kerrey), pourtant complètement de son camp. Ce sont des possibilités qu’il est déraisonnable de ne pas considérer.
La situation est donc extrêmement ouverte. Les perceptions et les intérêts divergent à un point extraordinairement antagoniste. Il est indubitable qu’il y a autour d’Obama un “parti de la guerre” d’une très grande puissance, donc tourné vers l’extérieur, vers les dépenses guerrières; il est vrai également qu’une sorte de “parti réformiste” où l’on évoque des mesures importantes et radicales est en cours de formation, qu’il s’avère extrêmement puissant aussi, au Congrès principalement, et lui avec le soutien de l’opinion publique. Il ne s’agit nullement d’un complot ni d’un projet révolutionnaire mais du produit des nécessités et des pressions diverses, du public, des médias, ceux-ci et ceux-là relayant la poussée formidable de la crise. La chose peut ne durer qu’un court laps de temps, et le “parti de la guerre” l’emporter, avec Obama sous le bras. Ou bien, cela peut ne pas se passer de la sorte, et le “parti réformiste” poursuivre son expansion et exercer sa pression. Il suffirait que la crise redémarre ou simplement s’aggrave ou qu’une autre crise intérieure éclate, lançant une nouvelle phase de déstabilisation, renforçant la nécessité d’une bataille réformiste, etc.
Il faut admettre enfin que nombre de facteurs extérieurs, non-acteurs du système mais interférant puissamment dans la situation du système, rendent la perception de la situation très difficile et certainement trompeuse si l’on s’en tient aux seuls acteurs du système. Ce n’est pas une hypothèse mais un fait avéré. S’il n’y avait pas eu la crise du 15 septembre, la campagne aurait été très différente, l’élu serait peut-être différent, l’élection aurait été différente et, sans le moindre doute, il n’y aurait rien qui ressemblât à ce que nous désignons actuellement comme un “parti réformiste” à l'intérieur du parti démocrate.
Nous revenons à notre point de départ. La situation est simple parce que la rupture attendue par certains, niée par d’autres, pour l’élection présidentielle, existe déjà depuis le 15-25 septembre. Elle a mis en évidence, en l’accroissant considérablement, la faiblesse du système en crise, principalement en montrant que les acteurs du système n’en sont plus les maîtres. De là, la nécessité pour nous de garder notre esprit ouvert à toutes les possibilités, charge à lui de reconnaître celles qui sont sérieuses et celles qui sont futiles. Par avance, nous ne pouvons déterminer lesquelles sont sérieuses, lesquelles sont futiles. Pas plus que les acteurs du système, nous ne contrôlons ni ne comprenons tous les éléments à venir, qui interviendront et dont nous devrions alors tenir compte pour former notre jugement. Si l’événement est effectivement historique, il l’est pour une raison qui le précède et qui lui échappe, c’est-à-dire l’Histoire elle-même; pas plus que les acteurs du système, nous ne pouvons préjuger de l’Histoire qui nous dépasse. Nous ne pouvons être devins, nous ne pouvons être que chroniqueurs, – et notre devoir est alors d'être lucides et ouverts au spectacle du monde. Ce n’est déjà pas si mal de le savoir.