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2108John Laughland, à qui nous avons fait appel très récemment, pour son commentaire sur les évènements du Jour de l’An à Cologne et ailleurs, est un intellectuel qui a affirmé depuis longtemps ses opinions radicalement eurosceptiques en même temps que sa propre position de conservateur britannique au sens ouvert (nous voulons dire “encore plus conservateur, sinon traditionnaliste, que britannique”, donc largement ouvert sur l’aspect international des problèmes qu’il traite et nullement cantonné sur un isolationnisme britannique bien connu). En 1997, il publia un essai qui fit grand scandale dans la bienpensance générale et la vertu européenne, où il jugeait que certaines racines de ce qui est aujourd’hui l’UE se confondaient avec celles du fascisme, du nazisme et du communisme (The Tainted Source: The Undemocratic Origins of the European Idea). Il faut avoir cela à l’esprit, comme un préliminaire de la réflexion, avant de lire son article sur l’actuelle “question polonaise”, ou “crise polonaise” au sein de l’UE, qui touche en fait nombre de pays de l’ancienne Europe de l’Est/l’ancienne Europe communiste.
Laughland détaille les attendus de cette crise et met bien entendu en évidence la complète illégitimité de l’UE, à la fois dans son intervention dans les affaire polonaises et les règlements de surveillance intrusive qui la “justifierait”, à la fois dans ses prétentions générales de “gouvernance” qu’il relie aux tendances et aux racines de l’UE qu’il a identifiées et toujours dénoncées. Sur les circonstances de la crise, et notamment les décisions du nouveau gouvernement polonais, Laughland dit son avis plutôt favorable en les reliant à d’autres évolutions dans le même sens dans d’autres pays de la même zone, notamment la Hongrie de Viktor Orban, et certains aspects révélateurs en Tchéquie et en Slovaquie. (Ces quatre pays cités forment le Groupe de Visegrad, rassemblement politique informel affichant la proximité générale de ces quatre pays de l’axe central de l’ex-Europe communiste, – laquelle proximité est ainsi largement démontrée.)
Pour Laughland, il ne s’agit de rien moins que d’une révolte des pays, notamment centre-européens, qui ont vécu sous le joug marxiste de l’URSS, contre un organisme (l’UE) qui s’avère absolument illégitime, qui est par conséquent dictatorial dans l’exerce de son pouvoir, qui est de tendance néo-marxiste pour l’influence qui y prévaut. (« La construction européenne depuis la chute du rideau de fer est basée sur une vision déterministe et néo-marxiste de l'histoire, selon laquelle les nations ont inévitablement tendance à se fondre les unes dans les autres et à disparaître. ») Ce verdict de néo-marxisme à propos de l’UE n’est pas une exception exotique de fait de Laughland. Ce jugement sur le néo-marxisme de l’UE est partagé notamment dans la démarche critique des libertariens aux USA, qui sont aujourd’hui très affirmés dans la dissidence antiSystème, avec les plus virulents considérant que le “centre washingtonien” et les grands centres de pouvoir US s’inscrivent également eux-mêmes, sinon dans un cadre marxiste, au moins dans un cadre “socialiste”. (Par exemple, l’intervention massive de Washington pour sauver les banques de Wall Street de la crise de 2008 qu’elles avaient elles-mêmes provoquée représente un néo-capitalisme extrême qui ne peut être qualifié que de “socialiste” à cause de l’intervention statiste massive dupliquant la politique économique des pays communistes du XXème siècle.)
L’argument du néo-marxisme peut être discuté, mais un tel débat n’aboutira sans doute à rien de décisif ; l’argument est à la fois fondé et satisfaisant dans les limites qu’il se donne lui-même et qui sont relativement contraignantes, à la fois partiel et insatisfaisant dans l’environnement général où il s’inscrit qui est celui de la Grande Crise d’effondrement du Système. De ce point de vue, il ne fait qu’ajouter au désordre général, d’une façon d’ailleurs assez logique puisque toute tentative de classement selon les références anciennes met en évidence l’ambiguïté totale des “étiquettes” idéologiques avec les contradictions en cascade qui en découlent.
On sait l’incontestabilité des origines trotskistes, et donc marxistes dans son aspect le plus internationaliste, des neocons US, qui sont pourtant l’aiguillon activiste le plus actif, depuis l’origine, de la phase de surpuissance actuelle du Système dans son aspect le plus déstructurant et le plus dissolvant, représentant sans aucun doute une expression plus brutale de la poussée fondamentale de l’hypercapitalisme et du Corporate-Power. On dirait alors : mais l’hypercapitalisme et le Corporate-Power (et le système par conséquent ?) sont effectivement des forces qui puisent largement dans l’idéologie trotskiste/marxiste ; et l’on poursuivrait aussitôt : que faire alors, dans ce cas, de l’opposition radicale et sans la moindre concession à l’hypercapitalisme/Corporate-Power/Système du mouvement actuel des marxistes (néo- ou pas) ou proches du marxisme type-Wallerstein, ou des trotskistes classiques de la IVème Internationale (voir WSWS.org), s’inscrivant dans l’aspect anti-expansionniste et anti-belliciste du mouvement ? On trouve chez les uns et les autres des arguments dans tous les sens, qui témoignent effectivement des ambiguïtés signalées plus haut, mais qui ont surtout pour effet, pour conséquence, etc., d’accentuer le désordre général des situations et des esprits au point que l’on pourrait en revenir à l’idée que l’idéologie dominatrice, celle du Système, est le désordre en soi, jusqu’à l’entropisation. (Et à ce point justement, l’on est convié, si l’on a l’esprit peu embarrassé des chaînes et contraintes du Système, à examiner la question générale ainsi élargie, du point de vue métahistorique, et l’on sait dans quel sens pour notre compte.)
Si l’on en revient au cas polonais tel que nous l’expose Laughland, on retrouve d’autres sortes de contradictions, qu’on a déjà signalées succinctement ou selon une autre approche. Le PiS depuis qu’il compte puis arrivant au pouvoir, et les jumeaux Kaczynski réduits au seul Jaroslaw depuis 2010, représentent évidemment une tendance ultra-nationaliste ou plutôt ultra-patriotique, traditionniste, catholique, etc., qu’il est évidemment complètement logique de placer dans le camp eurosceptique très-proche de la Hongrie d’Orban (les contacts entre les deux pays se multiplient et sont considérables depuis décembre), et cela effectivement contre l’“UE néo-marxiste” de John Laughland. Pourtant, le même PiS s’est trouvé complètement au côté de l’UE, notamment en 2008 lors de la guerre entre la Géorgie et la Russie, et surtout lors de la crise ukrainienne dans sa phase paroxystique, entre février 2014 et le début de l’automne 2015, – et, dans ce dernier cas, contre la Hongrie d’Orban.
Le débat s’élargit de lui-même, bien entendu, puisqu’on en vient aux relations avec la Russie. Le PiS est naturellement et viscéralement antirusse ; pourtant de quelle nation est-il le plus proche, lorsqu’il énonce son credo (patriotisme, traditionalisme, respect de la religion d’origine), sinon de la Russie de Poutine ? Il n’est pas nécessaire d’argumenter longuement à ce propos, et plutôt qu’affirmer une orientation idéologique quelconque, l’on fait à nouveau le constat du désordre. Pour notre compte, on ne peut alors se sortir de ce cercle vicieux de la confusion des jugements et du désordre des situations qu’en se cantonnant au plus simple, qui est aussi le plus fondamental : la bataille de l’antiSystème contre le Système, où la riposte structurante contre la déstructuration-dissolution, etc. C’est en ces termes qu’il faut juger des diverses situations, et alors les changements, les voltefaces, les orientations brutalement modifiées ne constituent plus ni un signe de désordre ni une force de confusion des esprits et des jugements.
Il est effectivement acquis que la bataille antiSystème contre Système, c’est-à-dire la course surpuissance-autodestruction du Système, se fait dans une situation de désordre général mais il faut accepter ce désordre comme étant le fondement même de la bataille, sa logique, on dira paradoxalement (mais logiquement selon la domination du courant de l’inversion) “son rangement et son ordre” ; et alors, selon cette considération, le désordre général de la situation n’entraîne nullement la confusion dans les esprits mais au contraire il devrait les nourrit de sa logique paradoxale et alimenter leur jugement bien ordonné. Simplement, il faut l’avoir souple, le jugement, pour procéder selon les références choisies (antiSystème et Système) et rudement dénoncer dans un cas le Pis polonais, puis l’applaudir avec chaleur dans l’autre. Les antiSystème, car bien entendu nous parlons dans ce sens puisque nous en sommes, doivent accepter les mêmes contradictions, notamment du point de vue des étiquettes-idéologiques, que les zombies-Système assument aveuglément et bien entendu sans s’interroger et sans le moindre jugement. L’antiSystème assume tout cela, en toute lucidité et en toute satisfaction de sa logique, à la différence complète du zombie bien sûr.
Voici donc le texte de John Laughland, du 14 janvier sur RT. Nous avons pris sur nous de faire une correction de ce qui est manifestement un contresens de traduction. Le texte original disait, après l’exposé par le ministre polonais des affaires étrangères de ce qui est la vision de l’UE que repousse la Pologne : « A cette vision, digne d'un Vladimir Poutine, le ministre polonais opposait “ce que veut la majorité des Polonais : les traditions, la conscience de son histoire, l'amour de la patrie, la foi en Dieu, en une vie de famille normale entre un homme et une femme”... ». La “vision” de Poutine n’est évidemment pas proche de celle de l’UE mais bien de celle du nouveau gouvernement polonais, d’où notre correction dans ce sens : « [A cette vision, le ministre opposait celle-ci, digne d'un Vladimir Poutine :] “Ce que veut la majorité des Polonais : les traditions, la conscience de son histoire, l'amour de la patrie, la foi en Dieu, en une vie de famille normale entre un homme et une femme”. » Nous avons également modifié le titre pour des raisons techniques (titre original : « La Commission européenne voit la paille dans l'œil polonais mais pas la poutre dans le sien ».)
Décidément, la Commission européenne ne craint pas l'autodérision. Avec son annonce, le 13 janvier, qu'elle va lancer une enquête préliminaire sur le respect de l'état de droit en Pologne, elle montre qu'elle voit la paille dans l’œil polonais mais non pas la poutre dans le sien.
Les prétextes pour cette annonce, qui est sans précédent dans l'histoire de l'Union européenne, sont les nouvelles lois sur les médias publics et la nomination de nouveaux juges constitutionnels. Mais, pire encore que les autres institutions européennes, la Commission européenne est elle-même l'incarnation du caractère profondément anti-démocratique de l'Union européenne. Les fameux commissaires ne sont pas seulement des fonctionnaires non élus, la Commission jouit aussi d'un monopole absolu sur le processus législatif européen: toutes les lois européennes sont initiées par elle. C'est un monopole qui n'existe dans aucune démocratie car, en excluant toute initiative législative populaire ou parlementaire, il est contraire au principe même de la représentation politique. La Commission de Bruxelles a donc moins de légitimité démocratique que ses presqu'homonymes, les fameux Comités centraux des partis communistes qui jadis faisait la pluie et le beau temps en Europe de l'Est. Quand Bruxelles accuse la Varsovie d'aujourd'hui d'un manque de respect pour la démocratie, c'est la pelle qui se moque du fourgon.
En réalité, la machine bruxelloise s'intéresse peu à l'État de droit. Elle s'intéresse à son propre pouvoir
En outre, en invoquant le respect de l'Etat de droit comme prétexte pour son enquête, le commissaire Frans Timmermans - ancien ministre socialiste des affaires étrangères, et ancien collaborateur du renseignement militaire néerlandais - viole précisément le principe qu'il prétend protéger. La base légale de son enquête serait le «cadre en vue de sauvegarder l'Etat de droit» que la Commission a adopté en mars 2014. Or, l'adoption de ce «cadre» est un cas d'école d'une violation des principes juridiques fondamentaux, car c'est un pouvoir que la Commission s'est auto-décerné, sans qu'il ne lui ait été attribué par aucune instance légalement compétente. Un pouvoir qu'un organe s'arroge est un pouvoir illégitime.
Cette usurpation par la Commission est d'autant plus absurde qu'il existe en Europe, depuis des décennies, tout un chapelet d'autres institutions qui ont été créées pour veiller sur l'État de droit et la démocratie. Au sein de l'UE les organes compétents sont la Cour de Justice à Luxembourg et l'Agence européenne pour les Droits fondamentaux à Vienne; au sein de l'OSCE il y a le Bureau pour les Institutions démocratiques et les Droits de l'homme à Varsovie (ODIHR); et au sein du Conseil de l'Europe à Strasbourg, il y la Commission de Venise et surtout la Cour européenne des droits de l'homme. Aucune de ses institutions ne s'est prononcée sur le cas polonais.
En réalité, la machine bruxelloise s'intéresse peu à l'État de droit. Elle s'intéresse à son propre pouvoir. Depuis les élections législatives l'an dernier qui ont balayé la gauche de sa scène politique, la Pologne incarne une nouvelle droitisation de l'Europe centrale et orientale. Après le clivage nord-sud qui s'est ouvert en 2009 avec la crise de l'euro, notamment entre la Grèce et l'Allemagne, voici maintenant que l'Europe est déchirée par un nouveau clivage est-ouest - entre une Europe occidentale imprégnée de valeurs postmodernes et une Europe centrale et orientale soucieuse de renouer avec ses valeurs traditionnelles.
Comme la crise nord-sud, qui a provoqué la jacquerie éphémère de Syriza en Grèce contre l'arrogance des institutions européennes soutenues par l'Allemagne, la crise est-ouest est une rébellion de velours contre une Union européenne perçue comme trop intrusive et trop à gauche. Le sillon tracé depuis quelques années par Victor Orban en Hongrie, qui revendique ouvertement la souveraineté et les racines chrétiennes de son pays; les dissidences récidivistes de présidents tchèques successifs sur plusieurs dossiers, et notamment sur la politique antirusse poussée par Berlin; et le refus musclé affiché par le gouvernement slovaque comme par d'autres à la volonté allemande d'imposer des quotas de réfugiés à toute l'Europe, constituent désormais un consensus en Europe à l'Est de la ligne l'Oder/Neisse.
La construction européenne depuis la chute du rideau de fer est basée sur une vision déterministe et néo-marxiste de l'histoire, selon laquelle les nations ont inévitablement tendance à se fondre les unes dans les autres et à disparaître.
Ce consensus a été décrit avec grande lucidité par le ministre polonais des affaires étrangères, Witold Waszczykowski, au journal allemand Bild le 4 janvier : «Nous voulons simplement guérir notre pays de quelques maladies afin qu'il puisse se remettre», a-t-il dit. Cette maladie viendrait du gouvernement précédent qui aurait «suivi un certain concept politique de gauche»:
«Comme si le monde ne devait automatiquement aller que dans un seul sens, selon un modèle marxiste – un nouveau mélange de cultures et de races, un monde de cyclistes et de végétariens, qui ne mise que sur les énergies renouvelables et combat toute forme de religion. Tout cela n'a rien à voir avec les racines polonaises traditionnelles».
[A cette vision, le ministre opposait celle-ci, digne d'un Vladimir Poutine :] «Ce que veut la majorité des Polonais : les traditions, la conscience de son histoire, l'amour de la patrie, la foi en Dieu, en une vie de famille normale entre un homme et une femme».
Or, cette justification des réformes en Pologne n'est rien d'autre qu'une attaque frontale contre l'idéologie qui anime la construction européenne depuis la chute du rideau de fer. En effet, celle-ci est précisément basée sur une vision déterministe et néo-marxiste de l'histoire, selon laquelle les nations ont inévitablement tendance à se fondre les unes dans les autres et à disparaître, tout comme d'autres structures sociales traditionnelles comme la famille.
Pour Marx comme pour la Commission de Bruxelles, c'est le marché qui doit faciliter et accélérer ce processus: Marx soutenait le libre-échange en 1848 pour faire avancer la révolution. En 1989, cette idéologie s'est écroulée de façon spectaculaire à Berlin et en Europe de l'Est. En Europe occidentale, en revanche, où le marxisme avait prospéré pendant la Guerre froide dans la quasi totalité des universités, notamment à partir des années soixante, l'effondrement de formes de pensée directement héritées du marxisme qui sont mises en œuvre aujourd'hui par ceux qui ont grandi dans cette ambiance-là, se fait encore attendre.
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