L’Ukraine après Slavyansk

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L’Ukraine après Slavyansk

Dans un monde plongé dans une immense confusion et une activité extraordinaire du système de communication sans référence assurée d’aucune part ni aucune sorte, il nous paraît impératif, pour notre forme de travail, de prendre la distance convenable, dans le temps, pour tenter d’apprécier la situation générale ; et de mettre une dose également convenable d’inconnaissance dans cette démarche, pour écarter l’accessoire souvent émotionnel, pour l’essentiel qui nous importe.

Nous commencerons notre démarche en citant un article de Mary Dejevsky, connaisseuse qui n’est pas aveuglée par l’idéologie des questions de l’Europe de l’Est et de la Russie, le 7 juillet 2014 dans le Guardian. Fondamentalement, Dejevsky met en évidence le principal événement de la chute de Slavyansk par rapport à la puissante narrative développée par le bloc BAO, et qui tient toute la politique maximaliste, qui est que le Donbass est investi discrètement par la Russie et que, d’une façon ou d’une autre, c’est la Russie qui se bat contre l’armée ukrainienne. A cette lumière se pose la question simple et évidente : si la Russie, avec sa puissance et son prestige, est le véritable animateur, fournisseur et deus ex machina de la résistance du Donbass, comment a-t-elle pu essuyer cette défaite, réaliser ce qui devient dans l’imagerie de la narrative une “fuite honteuse”, de la chute de Slavyansk ? Car, effectivement, personne n'a rien vu de russe dans cette affaire...

«The contest for eastern Ukraine may not be over, but when Ukraine's president, Petro Poroshenko, described the recapture of Sloviansk at the weekend as of “huge symbolic importance”, he was not exaggerating. Other towns and cities remain in rebel hands, including the million-strong conurbation of Donetsk, but Sloviansk was the rebels' military headquarters. The hoisting of Ukraine's flag over the city hall marks a decisive advance for the government in the government in Kiev. Which should raise a question: where are the Russians? If President Vladimir Putin was so intent on re-establishing Moscow's influence over Ukraine, if he was so determined to preserve Russia's fraternal ties with these fellow Slavs, if his ultimate objective was the reconstitution of empire, then why has he not rushed to the aid of those fighting, and dying, in Donetsk and Sloviansk?

»Why have we heard nothing from Nato about Russian troops threateningly close to Ukraine's eastern border? Why no satellite pictures on our news bulletins of “clearly” Russian tanks rolling into east Ukrainian towns? Why no warnings recently from Washington or London about the dire consequences, should Moscow follow its annexation of Crimea by occupying eastern Ukraine?»

Ce point assez simple qui s’impose comme une évidence à la suite de la chute de Slavyansk est un événement psychologique important, – “psychologique”, c’est-à-dire qu’on peut attendre que, sans être proclamé comme tel du point de vue de la communication, il influe sur les psychologies assez fortement pour troubler gravement le jugement. Cela signifie que la perception d’une attitude agressive de la Russie diminue notablement, tandis que celle de l’agressivité du parti (Kiev et les extrémistes) essentiellement soutenu d’un point de vue actif par les USA grandit à mesure. Cette évolution affecte surtout les pays européens (de l’UE, de l’Europe de l’Ouest) impliqués directement dans le processus (France, Allemagne, Italie).

On ne fera pas ici de ce constat un jugement sur l’une ou l’autre politique, l’un ou l’autre dessein, mais simplement une appréciation des effets des actes développés sur le terrain. On ne dira pas une seconde cette absurdité que la chute de Slavyansk a eu but d’obtenir l’effet qu’on observe, mais on observe simplement que c’en est un effet et qu’il est à notre sens d’une importance stratégique. Il va naturellement dans le sens de la stratégie de Poutine qui est de rechercher une division du bloc BAO, entre Européens et USA ; effectivement, le spectacle de l’absence russe et de l’agressivité à peine dissimulée des USA et de leurs différents vecteurs d’incursion donnent soudain au conflit une dangerosité nouvelle, qui menace tout l’équilibre européen, qui menace la Russie (ce n’est pas nouveau pour les Russes) mais aussi l’Europe de l’UE elle-même. Ainsi peuvent naître les solidarités mêmes contraintes.

• Pour autant, la situation sur le terrain, la situation tactique dans l’Est de l’Ukraine, ne doit pas être négligée quand ses enseignements deviennent extrêmement significatifs. Effectivement, elle a, elle aussi, ses significations fondamentales derrière les aléas et les éclats d’un conflit dont l’identité met de la peine à s’affirmer. Bien entendu, le grand événement, c’est la chute de Slavyansk, effective le samedi 5 juillet. Du côté du bloc BAO et de sa presse-Système, notamment chez les français, après un silence quasi hermétique sur les événements du Donbass, la chute de Slavyansk est annoncée comme un tournant majeur, une victoire décisive des forces de Kiev, sans nécessité de préciser de quoi sont composées ces forces. On laissera donc de côté ce parti-pris-là qui n’est que la chambre d’écho du Système.

Du côté des milices du Donbass et de leurs soutiens russophones ou russes, cet épisode tactique a été l’objet de nombreux commentaires. Tous se rencontrent sur le fait que cette affaire a d’abord été décidée dans son déroulement et dans sa conclusion par les milices du Donbass et essentiellement leur chef, le colonel Strelkov, également ministre de la défense de ce qui s’est affirmé comme la République du Peuple de Donbass. L’appréciation qu’on rencontre dans de nombreux textes de cette tendance interprétative, avec de nombreux détails de tactique militaire, est qu’il s’agit de la manœuvre classique d’un repli tactique, pour un regroupement général autour et dans la grande ville de Donetsk. Tandis que la manoeuvre de repli tactique est décrit comme superbement réalisée, la tonalité prospective est en général d'un optimisme mesuré pour ce qui est des capacités des milices du Donbass pour la poursuite des combats. (On peut lire des texte, allant dans ce sens dans “le Saker-français”, le 5 juillet 2014, le 6 juillet 2014 [une analyse de Dmitry Steshine, de la Komsomolskaïa Pravda], le 7 juillet 2014, etc. On peut lire aussi la transcription écrite d’une interview télévisée de Strelkov, dans The Saker [anglais], le 8 juillet 2014.)

• D’une façon générale, et puisqu’on reparle dans la presse-Système et le reste du conflit ukrainien, il est remarquable de constater avec quelle facilité est acceptée l’idée d’une répression armée avec tous les moyens de guerre contre la population du Donbass. Sans soulever la d’une façon spécifique et détaillée question humanitaire à ce point, où la question de traitement spécifique infligé à la population, il est remarquable de constater combien le fait même de la répression avec le moyens les plus brutaux est considéré comme allant de soi, sans aucune discussion significative d’ordre moral ou humanitaire, du fait d’un parti si disert d’habitude sur ses questions puisqu’il alla jusqu’à dénoncer, durant la crise libyenne, un massacre (à Benghazi) des populations civiles qui n’avait pas encore eu lieu, qui fut tenu pour acquis et qui n'eut jamais lieu, pour justifier une intervention qui, elle, eut lieu effectivement. D’une façon générale également, on note le peu d’intérêt pour le détail des forces impliquées, et notamment pour les éléments de Pravy Sektor incorporés dans une “garde nationale”, pour leurs conceptions, pour leur réputation largement documentée d’activisme ultra-nationaliste, fasciste et nazi. La même approche est observée concernant les probables exactions, crimes de guerre, etc., commis par des forces hétéroclites, aux commandements dispersés et sans grande autorité, habituées à agir d’une façon autonome et sans aucun souci des lois de la guerre, habitées d'une haine idéologique et ethnique marquée, en plus avec l’onction d’un système de la communication officiel qui leur est tout acquis.

Les choses sont aujourd’hui en l’état, mais un tel traitement unilatéral (par comparaison avec l’absence complète d’intérêt pour la cause du Donbass dans la presse-Système) doit finir par laisser des traces importantes dans la stabilité de l’appréciation de la crise ukrainienne, selon l’évolution des relations entre alliés, selon les nécessités des liens des pays européens avec la Russie, et enfin selon l’évolution de la situation en Ukraine, dans le Donbass. On veut signifier par là qu’une interprétation aussi unilatérale du côté du système de la communication du bloc BAO introduit de facto des exigences de stabilité, de réussite, de réalisation politique, etc., qui ne nous semblent pas prêtes à se concrétiser dans cette région du Donbass. En d’autres termes, si la situation ne se stabilise pas rapidement dans le Donbass, à l’avantage de Kiev, si la normalité politique (démocratique) n’est pas rapidement établie, le poids de l’action de l’armée ukrainienne jusqu’alors interprété avec faveur a de fortes chances de commencer à apparaître sous un jour moins favorable, d’autant plus que le réflexe psychologique devrait interdire de plus en plus l’argument de l’agression russe qui est pulvérisée par l’épisode de Slavyansk, comme l’a vu ci-dessus. Nous parlons ici de perception, et cela pourrait se concrétiser s’il y a une bataille durable autour de la grande ville de Donetsk : ce qui apparaît jusqu’ici comme une campagne justifiée et victorieuse selon le prisme de la presse-Système, peut laisser la place à la perception d’une campagne de liquidation, de nettoyage ethnique, etc.

• Il reste la situation fondamentale, embrassant ce qu’il y a de stratégique dans les événements du Donbass, essentiellement du point de vue de la position et de la politique de la Russie. On sait que la politique russe, et bien entendu Poutine lui-même, ont fait l’objet de diverses critiques, notamment pour l’absence de soutien aux milices du Donbass. (Un texte significatif à cet égard peut-être lu sur le blog de la Française résidente en Russie, Karine Bechet-Golovko, le 7 juillet 2014 [voir une interview de cette professeur de l’université d’État de Moscou, spécialisée en droit russe, le 17 juin 2014] : on observe qu’il existe une sérieuse opposition patriotique russe sur la droite de Poutine.)

The Saker original, qui écrit des USA sur la situation ukrainienne, qui montre une extrême sensibilité à la variation des événements, se retrouve en général proche de la position de Poutine lorsqu’il se revient à une analyse politique volontairement dégagée de toute émotion interférant sur le jugement. On trouve son texte le plus récent à cet égard, le 8 juillet 2014. Quoi qu’il en soit des aléas de la politique de Poutine, des critiques qu’elle rencontre et des soutiens qu’elle obtient, deux chose nous apparaissent fondamentales d’une façon objective, qui sont mentionnées spécifiquement ou non dans ce texte, et qui rejoignent en bonne part notre position originelle pour ce qui concerne la gravité de la crise : la première, d’une façon générale, est qu’il ne pourra pas y avoir d’arrangement de compromis entre la Russie (Poutine ou pas Poutine, selon nous) avec le régime actuel de Kiev, tel qu’il se révèle et se confirme depuis plusieurs semaines ; par conséquent, le véritable but de la politique russe (bis, Poutine ou pas Poutine) ne peut être que la chute de l’actuel régime de Kiev (“regime change”)...

«I think that the first thing we need to ask is this: can Russia accept, or somehow live with, the US project? What is that project again? A unitary (non-federal) Ukraine run by russophobic Nazis completely under US control, with NATO inside the Ukraine and any forms of Russian influence out. At the very best, that would mean that Crimea would be under constant threat of attack and, at the worst, this would mean a Ukie/NATO/US attack on Crimea as soon as enough forces would have been mustered. Ask yourself, is that an outcome acceptable for Russia? Is there any chance that Putin could be persuaded to accept this? My reply is an emphatic ‘no way!’. This is simply not an outcome Russia can accept, regardless of who sits in the Kremlin. [...]

I want to stress here that this is not strictly speaking a “choice”. Think of it this way: if I point a gun at your chest and say 'your money or your life' you do, I suppose, have kind of a “choice”, but we don't really call that a choice, do we? Same here, Russia does, of course, have the choice to put her very existence at risk, but no sane Russian ruler could ever agree to let a unitary Nazi Ukraine on the Russian border. So Russia has to resist this outcome. Russia must defeat this US/Nazi alliance and its goals. And for this the Nazi junta in Kiev must fall. To put it simply: Russia's real goal in the Ukraine is regime change.

»Nothing short of that will do. Russia must absolutely de-Nazify at least most of the Ukraine, at the very least everything west of the Dniepr and probably even Kiev. If Russia had a common border with a normal, sane, Ukraine and that Ukraine had a common border with some kind of small Galician Banderastan, then Russia probably could live with it. But such a mini-Banderastan would be either highly subversive to the rest of the Ukraine or non-viable. I cannot imagine that. Besides, chances are that even the folks in the western Ukraine will come to their senses sooner or later and realize that Nazism is good for nobody, not even for them.»

... Autrement dit, selon notre point de vue, une lutte à mort, directe ou indirecte, qui ne se réglera pas à l’amiable... D’où le second aspect qui “nous apparaît fondamental d’une façon objective”, parlant de cette “lutte à mort” : une lutte à mort que nous serions bien entendu conduits impérativement à sortir du seul contexte de l’Ukraine (alors que The Saker s’y cantonne pour son compte), qui a toutes les chances, et cela d’autant plus avec les divers autres axes de crise qui se développe par effets induits (la tension actuelle autour du dollar, les relations Europe-USA, etc.), de déboucher sur la crise générale, ou crise d’effondrement du Système selon nous.


Mis en ligne le 9 juillet 2014 à 12H55