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1127On sait que le président russe Poutine a été acclamé comme un maître-tacticien en diplomatie et le triomphateur stratégique de la “sortie de crise” de l’épisode paroxystique du 21 août-10 septembre de la crise syrienne (crise autour de l’emploi du chimique). A cette lumière, son intervention en conférence de presse le 8 octobre 2013 en Indonésie, pour le sommet de l’APAC (voir Novosti le 8 octobre 2013), doit être appréciée comme remarquable. Poutine “salue” le comportement du Obama, presque comme si Obama était en réalité l’homme qui avait dénoué la crise. Personne ne s’y trompera sur le fond, mais la forme de cette démarche constitue sans aucun doute une puissante indication sur les circonstances de ce tournant du 10 septembre, sur l’attitude des Russes durant cette phase et, par conséquences nécessaires, sur les enseignements généraux qu’on en peut tirer.
On doit d’autant plus prêter attention à cette intervention qu’elle se place assez loin chronologiquement par rapport à l’événement, et n’est donc nécessitée par aucune pression de la situation. D’autre part, le cadre de l’APAC n’était pas nécessairement le cadre approprié pour une déclaration si péremptoire. Par conséquent, on peut avancer l’hypothèse qu’il s’agit d’une volonté précise de Poutine de jeter une lumière spécifique sur cette période, de façon à ce que les enseignements importants dont nous parlons ci-dessus soient proclamés, implicitement mais officiellement. Novosti résume rapidement cet aspect de l’intervention de cette façon
«Russian President Vladimir Putin hailed his US counterpart Tuesday for undertaking what he said were actions that have helped avert a tragedy in the ongoing civil war in Syria. The remarks come against the backdrop of ongoing efforts to destroy Syria’s chemical weapons arsenal, a move brokered by Moscow and supported by the United States that forestalled a planned US-led bombing campaign against President Bashar Assad’s forces.
»Speaking to journalists after the Asia-Pacific Economic Cooperation forum on the Indonesian island of Bali, Putin said that while he and US President Barack Obama remained divided on the Syrian issue, they shared common goals. These are “to democratize the situation, to create conditions under which all people living on this territory – people of different religions, ethnic groups – can live together in peace,” Putin said.»
En effet, l’intervention de Poutine permet de reconstituer dans un sens bien précis les circonstances connues de ce moment-clef de la crise, autour du 10 septembre et avec la proposition russe de la destruction de l’arsenal chimique syrien, et l’acceptation quasi-immédiate de cette proposition par les USA. On le fera en plusieurs points, qui seront interprétés dans le sens suggéré par l’hypothèse qu’on développe.
• Sur les circonstances qui mirent en marche toute l’opération, qui est ce qu’on a nommé “la gaffe de Perry” (le 9 septembre à Londres), on choisira la version la plus simple, savoir que Kerry a répondu sans croire une seconde à la réalité du cas envisagé, simplement en se conformant à une possibilité théorique qui est évidemment mentionnée dans les scénarios de background que tient à jour sa bureaucratie (du type “Importance pour nous de l’acceptation d’Assad de détruire son arsenal chimique”). A ce moment, Kerry ne croit à rien de concret et répond d’une façon complètement théorique, sinon sarcastique. Sur son WarInContext du 12 septembre 2013, Bob Woodward notait : «On Monday [September 9] , CBS News correspondent Margaret Brennan, asked Secretary of State John Kerry: “Is there anything at this point that his [Assad's] government could do or offer that would stop an attack?” We all now know how Kerry responded and the unintended sequence of events that followed. [...] The fact that Kerry’s faux proposal, after having been dismissed by the State Department, would then be seized on first by the Russians, then the Syrians, and then the White House, revealed the completely opportunistic way in which each player was operating.»
• Les Russes sautent sur le propos et font leur proposition, dans la matinée du 10 septembre. Eux aussi ont dans leurs scénarios théoriques la question de la destruction de l’arsenal chimique d’Assad, aussi leur proposition est-elle fortement structurée. Ils l’adaptent à la situation courante selon le sens de la réponse de Kerry, en liant la proposition à l’abandon de toute menace d’attaque de la Syrie.
• La proposition russe est accompagnée (voire précédée, avec le démenti de la déclaration Kerry par le département d’État avant même que les Russes fassent connaître leur proposition) d’un grand désarroi au sein du gouvernement US, une partie de la journée du 10 étant entièrement accaparée par la proposition russe. Des positions différentes sont prises selon les agences et les ministères, et même la position de la Maison-Blanche reste incertaine. Le discours d’Obama, dans l’après-midi, ne tranche rien puisqu’il affirme à la fois, avec force, que subsiste la menace d’attaque contre la Syrie et, également avec force, que la proposition russe est très intéressante. Les termes de l’appui à la proposition russes étant de toutes les façons remarquables par leur netteté, les Russes choisissent de ne retenir que cela dans le discours pour ce qui concerne la Syrie.
• A partir de là, tout s’enchaîne, avec des négociations directes Kerry-Lavrov, une résolution de l’ONU exempte de toute menace contre la Syrie, et enfin le début des opérations de destruction du chimique avec le tonitruant satisfecit de Kerry qui l’accompagne (voir le 8 octobre 2013).
L’intervention publique de Poutine du 8 octobre constitue donc une sorte de confirmation de cette version des événements, mais plus encore, une affirmation extrêmement forte que ce déroulement a permis d’écarter un danger très grand de crise majeure. Cela confirmerait par conséquent que les Russes ont d’abord agi pour “sauver” Obama du piège où il se trouvait, selon un scénario prospectif catastrophique qu’ils détaillaient de cette façon : un Obama enfermé dans la mise à exécution de son attaque, placé devant le probable vote négatif du Congrès (avec une opinion publique hostile à l’attaque) ; décidant de l’attaque malgré ce vote pour tenter de réaffirmer son autorité, mais dans des conditions catastrophiques du point de vue de sa position intérieure puisque dans une position proche d’être inconstitutionnelle (menace de procédure de destitution) ; conduit, pour tenter de rétablir sa position intérieure, à élargir l’attaque à une campagne militaire prenant l’allure d’une implication US majeure, avec l’espoir que cette évolution obligerait le Congrès et l’opinion publique à le soutenir au nom d’une “union nationale” ainsi artificiellement sollicitée. Dans ce cas, et compte tenu de la prise de position très affirmée des Russes contre l’attaque et de leurs implications concrètes, avec des forces diverses, en Syrie, un affrontement direct entre les USA et la Russie devenait une possibilité très forte, proche de l’inévitabilité. Ce risque constituait évidemment la hantise des Russes, qui voyaient la possibilité d’un conflit à potentialité d’une guerre mondiale avec une possible échappée nucléaire pour une cause complètement fabriquée par les entrelacs et les avatars d’une situation de communication, à commencer par l’argument de communication et sans aucun fondement de la “ligne rouge” de l’utilisation du chimique en Syrie qu’Obama s’était imposé à lui-même l’année précédente. L’intervention de Poutine contient évidemment, par le biais de l’appréciation flatteuse de l’attitude d’Obama qui est dans ce cas une complète construction de communication, un avertissement extrêmement sérieux, de type objectif, pour éviter qu’une politique se constitue elle-même prisonnière d’actes de communication dont on n’a pas mesuré les effets potentiels.
Cette interprétation, qui nous semble de loin la plus conforme à ce qui s’est passé les 9-10 septembre, met en évidence l’extrême incertitude, l’extrême désordre potentiel, enfin l’extrême gravité de risques majeurs infondés, dans une situation générale que n’a plus aucune cohérence géopolitique et qui est toute entière guidée par les caractères de l’ère psychopolitique où nous nous trouvons, où le système de la communication triomphe. Cela confirme la tendance générale des remarques russes sur le comportement du bloc BAO, et surtout les USA (surtout Lavrov, déjà l’année dernière, comme le 26 juillet 2012). Dans de telles circonstances, la Russie ne voit pas les USA comme un adversaire mais comme un “partenaire” instable, psychologiquement incertain, qu’il faut sans cesse surveiller et conduire pour ne pas risquer une brutale initiative déclenchent un enchaînement catastrophique.
Il est évidemment caractéristique que les Russes soient eux-mêmes soumis à l’incertitude et à l’imprévisibilité de leur “partenaire”, par la force des choses. Eux-mêmes sont obligés de balancer entre une politique de conciliation et de coopération, et une politique plus ferme d’avertissement et de pression avec renforcement militaire, avec la possibilité que cette politique ne dégénère en une confrontation catastrophique. Eux-mêmes sont soumis aux incertitudes de la communication et de l’ère psychopolitique qui forment le caractère écrasant de notre “époque” (au sens maistrien du terme). Dans cette phase de la crise syrienne, extrêmement brève, extrêmement aigue, extrêmement inconsistante dans ses causes, extrêmement réductible dans son désamorçage, extrêmement dangereuse dans sa potentialité, on trouve tous les caractères de la psychologie soumise à la communication et aucun caractère géopolitique. (La géopolitique n’entrerait en jeu qu’en cas de conflit, mais pour quel but si ce conflit dégénère en guerre mondiale avec potentialité nucléaire, sinon les conséquences nihilistes d’une telle possibilité, jusqu’au risque d’anéantissement réciproque ?) Le désarmement chimique de la Syrie est un épiphénomène dans le cadre de la crise syrienne ; le chimique a certes joué un rôle dans la crise depuis qu’il en est question (encore est-il impossible de déterminer lequel, du point de vue de l’orientation de la crise), mais sa suppression ne désamorce en rien la crise ... En vérité, la seule possibilité que la crise syrienne soit désamorcée sinon conduite à un terme, essentiellement par une coopération Russie-USA où chacun, et essentiellement les USA, joue le jeu de l’apaisement, c’est qu’une autre crise s’impose comme préoccupation première, surtout dans le chef de l’un des deux “partenaires” dont on devine aisément qu’il s’agit des USA. Par exemple, si la crise washingtonienne (shutdown, dette) prenait des dimensions de gravité extrême et que la Maison-Blanche était obligée de s’engager complètement dans la bataille, sans possibilité de chercher une diversion dans une crise extérieure (la Syrie dans ce cas), – c’est alors que la crise syrienne pourrait arriver à un terme. C’est le paradoxe d’une situation d’infrastructure crisique caractérisant les relations internationales où aucune crise ne peut se résoudre par une dynamique autre que crisique.
Mis en ligne le 10 octobre 2013 à 09H27