L’U.S. Army peut-elle se disloquer?

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L’U.S. Army peut-elle se disloquer?


30 mars 2006 — Les derniers événements en Irak impliquent gravement la cohésion de l’U.S. Army (et du Corps des Marines). Nous voulons parler des massacres dont sont accusées des unités des forces armées US, dans une situation telle que même les autorités irakiennes, installées par les Américains eux-mêmes, se trouvent conduites vers un conflit frontal avec leurs mentors qui tendent à devenir, même pour elles, des “occupants”. Une telle subversion de la situation des forces armées américaines est inattendue et ouvre la voie vers des prolongements inconnus qui peuvent affecter gravement ces forces.

Les deux chroniques successives de Justin Raimundo, du 27 mars, sur la terreur américaniste en Irak, et le 29 mars, sur l’aggravation en cours de la guerre en Irak, nous renseignent substantiellement sur l’évolution de la situation.

Raimundo, ce 29 mars : « With the American raid on the Mustafa mosque, the occupation of Iraq is rapidly reaching a point at which it is no longer tenable: as the Shi'ite giant awakens, the country is about to become a battleground in a much larger war, one that will envelop much of the Middle East.

» The raid has provoked outrage, not from our ostensible enemies – the Sunni-led insurgency, al-Qaeda, and the rest – but from our supposed allies, the elected government whose installation was hailed by George W. Bush only a few months ago as the epitome of his much-touted “global democratic revolution.” »

L’éclat médiatique, même s’il est contenu, finit par faire sentir son effet. L’impression se répand de plus en plus nettement de forces armées américaines, d’une part dépassées par l’évolution de la situation, d’autre part hors de contrôle et réagissant, voire agissant avec une telle brutalité que même leurs alliés se retournent contre elles.(Cela vaut également pour les Britanniques, comme on l’a lu par ailleurs dans une récente chronique de Richard Norton-Taylor, du Guardian: « A senior British military commander in the invasion of Iraq said the other day that Donald Rumsfeld, the US defence secretary, should be tried for war crimes. ») Il y a également la sensation d’une armée perdant de plus en plus nettement sa cohésion morale et sa discipline psychologique.

D’un autre point de vue, on a eu hier un aperçu de l’importance du phénomène des désertions (plus de 9.000). L’appréciation des motivations de ces déserteurs est remarquable : « Lee Zaslofsky, 61, the coordinator of the War Resisters' Support Campaign in Toronto, said that he was impressed by the young men who were seeking asylum. “Some have been to Iraq and others have heard what goes on there,” he said. “Mainly, what they discuss is being asked to do things they consider repugnant. Most are quite patriotic ... Many say they feel tricked by the military.” »

Le phénomène des désertions est, de ce point de vue du motif, différent de celui de la guerre du Viet-nâm, — qui est une référence fameuse à cet égard, à cause de l’importance du phénomène. Il ne s’agit pas de soldats ou d’appelés voulant éviter la guerre par principe idéologique (guerre jugée impérialiste) ou par simple attitude fondamentale (anti-militarisme). Il s’agit de soldats parfois expérimentés, certains ayant déjà servi en Irak, qui condamnent la “qualité” de la guerre, les abus qui y sont commis, la façon dont elle est menée, etc. Dans le premier cas (Viet-nâm), la contestation portait surtout sur la guerre elle-même, dans le second (Irak) elle porte surtout sur l’armée américaine et son comportement. Le recrutement explique également et renforce l’explication, puisqu’il s’agit de volontaires, dont le motif de base est le service dans l’armée plus que le conflit lui-même. Toutes ces conditions, ainsi que la faiblesse de l’impact public d’une armée professionnelle par rapport à l’armée de conscription, rendent d’autant plus impressionnant et significatif le phénomène des désertions.

Ces différents aspects mettent directement en cause la qualité psychologique et, partant, la cohésion de l’armée US. Ce sont elles qui sont en cause en Irak. Les circonstances politiques renforcent cette pression générale qui pèse sur l’armée américaine, avec un conflit potentiel grandissant entre les USA et le Premier ministre irakien, et éventuellement entre l’armée US et les troupes irakiennes formées par les Américains. Cet aspect a pris depuis trois jours un tour préoccupant, et depuis hier plus encore, avec des déclarations du Premier ministre irakien : « In the face of growing pressure from the Bush administration for him to step down, Prime Minister Ibrahim al-Jaafari of Iraq on Wednesday vigorously asserted his right to stay in office and warned the Americans against undue interference in Iraq's political process.

» Jaafari also defended his recent political alliance with the radical anti- American Shiite cleric Moktada al- Sadr, now the prime minister's most powerful backer, saying in an interview that Sadr and his thousands-strong militia were a fact of life in Iraq and needed to be accepted into mainstream politics. »

Il y a aussi un “front intérieur”. Les manifestations des latinos aux USA sont le dernier signe intérieur inquiétant pour l’armée américaine parce qu’elles signifient indirectement la probabilité de difficultés grandissantes pour le recrutement dans cette partie de la population, et la mise en question du côté de l’armée de la “fidélité” américaniste de ces populations. Il s’agit d’une aggravation supplémentaire des conditions intérieures (US) pour l’armée, qui sont déjà délicates.

Dans ces conditions intérieures délicates, on trouve les conditions d’équipement de l’armée, catastrophiques non pas à cause de l’absence de moyens budgétaires (au contraire, il y en a pléthore) mais à cause de l’impuissance bureaucratique, de la corruption et de la désorganisation des services chargés d’assurer l’entretien des capacités des forces armées. L’équipement des forces en équipements de base dont le besoin a été immédiatement identifié (gilets pare-balles ou véhicules Humvees avec blindage renforcé) est toujours insatisfaisant. Le traitement des blessés, très nombreux et souvent avec des blessures laissant de fortes séquelles, est un autre point noir de cette situation intérieure. Les blessés sont traités d’une façon négligente, sans réelle couverture sociale et avec des suivis médicaux insatisfaisants. Les autorités cherchent surtout à les dissimuler aux yeux de la population pour réduire l’impact des pertes sur elle.

L’état de l’armée US évolue vers les conditions d’une sorte de “perfect storm”, d’une crise de première dimension. Ce sont les structures mêmes de l’armée de métier qui sont en cause, alors qu’elles avaient été mises en place après le Viet-nâm, devant le constat de la vulnérabilité socio-psychologique des structures d’une armée de conscription dans un tel conflit. Le remède n’est pas meilleur que le mal puisqu’il s’agit également d’une crise socio-psychologique, renforcée d’une crise matérielle et professionnelle.

Il est difficile d’imaginer les conditions réelles d’une “dislocation” d’une force comme l’U.S. Army (et le Marine Corps) mais il y a effectivement une dislocation des qualités supposées de cette armée. L’efficacité et la cohésion ne cessent de se réduire, alimentant l’effet de ces conditions spécifiques. L’armée américaine est dans une spirale qui fait désormais craindre ce qu’on nomme un “breaking point” de cette armée, sans qu’on sache quelles en seront les conditions. Il faut là aussi parler d’une “déstructuration” de l’armée. L’évolution reflète certaines conditions civiles et sociales aux USA, notamment avec certaines parties de la population soumises à des conditions déstructurantes (les immigrants illégaux et les “latinos” en général en sont le dernier exemple souligné par les manifestations en cours).

Les avertissements sont de plus en plus nombreux et mettent en évidence combien ces conditions affectent désormais les capacités politiques des USA. La question se pose de savoir si les USA pourront maintenir l’armée au niveau actuel en Irak, pourtant déjà insuffisant, alors que les événements le demanderaient pour éviter une aggravation de la situation, à cause de cette situation structurelle de l’armée. Dans ce cas, l’idée d’une défaite militaire réelle pourrait se concrétiser ; ce serait une défaite d’un type original, par incapacité d’utiliser toutes ses forces en raison de leur désagrégation interne (et non sur le terrain, par déroute, mutineries, etc., — quoique de tels événements soient localement possibles)

Même s’il a été jugé partisan et politique, ou peut-être à cause de cela, le rapport d’un groupe de spécialistes et de personnalités de l’administration Clinton, diffusé en janvier, donne une bonne idée de la situation. Ces commentaires du 25 janvier sont complètement d’actualité : « The U.S. military's ground forces are so stretched by the wars in Iraq and Afghanistan that potential adversaries may be tempted to challenge the United States, a group headed by former U.S. Defense Secretary William Perry said on Wednesday. “If the strain is not relieved, it will have highly corrosive and long-term effects on the military,” Perry, who served under Democratic President Bill Clinton, told a Capitol Hill news conference.

» Despite Pentagon statements to the contrary, the group's 15-page report warned of looming crises in recruiting troops and retaining current ones that threaten the viability of the all-volunteer military, and cited critical equipment shortfalls in the Army and National Guard. “We believe that the Bush administration has broken faith with the American soldier and Marine,” the report said, citing poor planning for Iraq stability operations, too few troops there to accomplish the mission at an acceptable level of risk, and inadequate equipment and protection for deployed troops. The report said these failures caused “a real risk of ‘breaking the force.’” »