L’usine à gaz en régime bateau ivre

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L’usine à gaz en régime bateau ivre

29 mai 2008 — Le 27 mai, l’organisation POGO (le Project On Government Oversight, fondé en 1981) a débusqué un rapport du Department of Defense Inspector General (IG) du 31 mars 2008. Il s’agit du rapport courant pour le plan de développement 2008-2015 pour ce service, que POGO met en ligne depuis ce même 27 mai: “Department of Defense Inspector General Growth Plan – for Increasing Audit and Investigative Capabilities – Fiscal Years 2008-2015”.

Ce rapport n’avait pas été rendu public avant que POGO ne le mette en ligne, et c’est probablement une fuite qui l’a fait parvenir à cette organisation. Il n’y a rien de précisément “secret” dans ce rapport, du point de vue de la sécurité nationale ; mais il y a l’exposition d’une situation catastrophique du Pentagone, du point de vue de la surveillance interne de la gestion, des abus et des fraudes, dont est chargé l’IG. En un mot, le rapport dit que les services de contrôle comptable du Pentagone sont totalement dépassés par la situation, en un autre mot qu’ils ne contrôlent plus grand’ chose. C’est bien assez pour que nous comprenions pourquoi le Pentagone n’a pas souhaité initialement lui donner trop de publicité.

Un passage du résumé du rapport:

«The rapid growth of the DoD budget since FY 2000 leaves the Department increasingly more vulnerable to the fraud, waste, and, abuse that undermines the Department’s mission. At the same time, our ability to adequately cover high-risk areas and Defense priorities has become strained due to the fact that our staffing levels have remained nearly constant during this period while the nation’s annual defense costs have grown from less than $300 billion to more than $600 billion. Furthermore, the demand for IG services to support the GWOT and the ongoing operations in Southwest Asia has forced us to adjust priorities, resulting in gaps in coverage in important areas, such as major weapon systems acquisition, health care fraud, product substitution, and Defense intelligence agencies. As the delta between the resources of the Department and the DoD IG grows, it will continue to stretch our resources and affect our ability to be an effective oversight function and control for the Department of Defense, and could ultimately impact our ability to provide adequate coverage of services related to the GWOT.»

Nick Schwellenbach, le spécialiste de sécurité nationale de POGO, fait, le 27 mai, la présentation du rapport que son organisation met en ligne. Il résume la situation : «The Pentagon's top cop is outgunned and it's high noon. It's stunning that we've been spending so much for so long with so little oversight.» Remettons-en nous à Nick Schwellenbach pour nous donner quelques points saillants du rapport:

« • In fiscal year 2007, nearly half – $152 billion – of the taxpayer dollars spent on weapons acquisition did not receive sufficient audit coverage (only $164 billion out of $316 billion did; page 11);

« • The contract dollar amounts overseen by each DoD OIG contract auditor have tripled. “In FY 97, there was 1 DoD IG auditor for each $642 million in DoD contracts. By 2007, the ratio had declined to 1 DoD IG auditor for each $2.03 billion in DoD contracts” (page 14);

« • “Oversight of DoD contracts needs to be strengthened. The number of DoD IG auditors conducting contract audits has not kept pace with the value of DoD contracts” (page 14);

« • “The continual degradation of audit resources that is occurring at a time when the DoD budget is growing larger leaves the Department more vulnerable to fraud, waste, and, abuse and undermines the Department's mission” (page 11);

« • There are not enough criminal investigators to ensure that criminal activity is detected and sufficiently investigated, leaving the Pentagon at risk of “significant financial loss” and “more vulnerable to terrorist activities” (page 17);

« • Despite a tremendous rise over the last ten years in the number of military whistleblower reprisal complaints (62% from 315 to 528 a year), the number of DoD OIG staffers investigators who look into those complaints has dropped (from 22 to 19) (page 18);

« • Defense Department intelligence agencies, where most intelligence money across the federal government is spent, “are key areas where oversight has been reduced” (page 27-28).»

La puissance et le désordre, la recette du Pentagone

Rassurez-vous, braves citoyens du monde libre, – «The Pentagon Takes Charge», selon le titre que Frida Berrigan donne à son essai publié sur TomDispatch.com le 27 mai… Il s’agit bien de ce Pentagone-là, que nous décrit indirectement le rapport de l’IG débusqué par POGO. Le texte de Berrigan peint la situation quasi-monopolistique de contrôle par le Pentagone de la puissance US répartie sur le monde autant qu’aux USA même. Le paradoxe dont nous pouvons goûter l’amertume explosive aujourd’hui est que l’exposition de cette puissance est faite parallèlement à l’exposition de l’absence de contrôle de cette puissance, y compris et même essentiellement par elle-même, – ici sur le plan comptable, mais l’on sait que cette situation est élargie à tous les domaines. C'est-à-dire qu'à une puissance considérable correspond une faiblesse non moins remarquable, pour caractériser le Pentagone aujourd'hui.

Nous ne dirons certainement pas que nous sommes stupéfaits, bouleversés, interdits par les révélations de IG/POGO. Nous ne cessons, à chaque occasion, d’attirer l’attention sur la banqueroute fonctionnelle du Pentagone, sur cette situation où l’extension des moyens budgétaires ne fait qu’accentuer le gaspillage, l’inefficacité, la fraude et la corruption ; cette situation est à la fois un effet et une cause dont, bien entendu, la faiblesse de contrôle de l’IG accélère l'importance. Nous écrivions le 14 janvier 2008:

«La crise de la puissance militaire des USA est sortie des accidents de conjoncture pour entrer dans le domaine de la crise systémique. La tragédie de cette situation est connue; elle tient dans le fait qu’on ne sait absolument plus quel remède pourrait bien être apporté. Aujourd’hui, la politique de sécurité nationale des USA, dont la puissance repose sur leur capacité militaire à soutenir et à mener une telle politique, évolue dans le chaos le plus complet, dont l’élément budgétaire est certainement le plus paradoxal. Jamais le Pentagone n’a eu autant d’argent et n’a connu aussi peu de restrictions dans ses exigences budgétaires, et cette situation en cours depuis 2002 a eu pour effet extraordinaire d’aggraver la crise plutôt que de commencer à la résoudre. Une observation significative de cette situation est le fait que l’augmentation des dépenses R&D depuis 2000-2001 a conduit, officiellement selon les calculs cités par AW&ST, à une augmentation parallèle du gaspillage, fraudes, etc., 3 à 4 fois supérieure en pourcentage: les “coûts” en gaspillage dans tel ou tel budget militaire augmentent 3 à 4 fois plus vite que l’augmentation dont “bénéficie” ce budget.

»(Les chiffres réels bruts quasi-officiels de gaspillage que cite AW&ST, – 12% à 29% pour les dépenses R&D – pourraient être bien plus vertigineux. Certains analystes indépendants jugent que le pourcentage du gaspillage dans ce domaine des dépenses militaires frise les 40% et pourrait approcher la moitié du budget R&D dans les 5 prochaines années. Une des explications probables est que de plus en plus de domaines des dépenses militaires sont confiés à la gestion de contractants privés sur lesquels aucune surveillance efficace n’est exercée.)»

Rapportant la trouvaille de POGO, Defense News (AFP) titre le 27 mai : «Auditors Unable to Keep Pace with DoD Spending…» (“Les auditeurs incapables de suivre le rythme des augmentations du Pentagone…”) ; nous dirions plutôt : “les auditeurs incapables de suivre le rythme du gaspillage du Pentagone”. La révélation que l’IG ne peut assurer un service minimum de contrôle est tout au plus une confirmation par l’impuissance démontrée de les identifier d’affaires sans nombre de dépassements de budgets, de gaspillage, de sommes tout simplement disparues et dont le Pentagone ne peut plus rendre compte à personne. Toutes les informations qui se succèdent vont dans le même sens de nous décrire cette énorme puissance du Pentagone comme complètement hors de contrôle de toute autorité, de tout processus et de toute structure.

Il ne s'agit pas d'un déchaînement de la puissance du Pentagone mais d'un enchaînement dans une situation de désordre interne: l'absence de contrôle de sa puissance par lui-même prive le Pentagone de capacité d'application créatrice de cette puissance. L’affirmation du Pentagone telle que nous la décrit Frida Berrigan ne doit pas être considérée comme une prise de contrôle (“prise de pouvoir”) cohérente et structurée mais plutôt comme l’affirmation au centre des affaires de sécurité d’une dynamique de désordre de moins en moins capable de se discipliner elle-même, d’ailleurs dont l’affirmation contribue paradoxalement à accentuer son propre désordre.

Le plus étonnant de cette affaire, – nous ne faisons que nous répéter désespérément, – c’est sans aucun doute le fait que l’empilement des centaines de $milliards continue à alimenter chez nombre de commentateurs des exclamations admiratives et pleines de révérence pour ce qu’il croit être une puissance en plein renforcement. Le Pentagone, usine à gaz patenté depuis ses origines et sans cesse en expansion dans cette fonction, est également un immense bateau ivre évidemment sans capitaine ni barreur. Si les projets budgétaires (baisse du budget du DoD) des candidats à la présidence se confirment, la bataille qui aura lieu avec le Pentagone pourrait être homérique. Pour peu, nous avancerions l’hypothèse que cette bataille pourrait se révéler comme l’enjeu principal de la prochaine administration, un véritable “quitte ou double” de l’affirmation et de la stabilité du pouvoir civil de la Grande République.