Ma “foi du charbonnier”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Ma “foi du charbonnier”

06 septembre 2018 – Un lecteur qui se présente sous le pseudonyme de DontActe, interroge l’auteur de ce journal en commentaire d’un texte du site du 30 août 2018, et sa question présentée par un titre fait d’un mot en forme de question : « Exopolitique ? » ; et le très court texte étant lui-même un rapide constat suivi d’une question : « Vous évoquez (invoquez ?) ces “forces suprahumaines” de plus en plus fréquemment. Pourriez-vous être plus précis ? »

La réponse à la question elle-même, je veux dire précisément à la demande de savoir si je puis être “plus précis”, est très courte et aussi nette : « Non ». En conséquence, cela ne désigne pas les sortes de choses suggérées par le titre (*), à propos desquelles je fais vœu d’inconnaissance, sans jugement ni avis mais simplement dans le sens d’une tactique générale (valant pour toutes les hypothèses) de ne pas embarrasser ma pensée de questions rationnelles ne pouvant trouver de réponses rationnelles, ni de toute autre forme de culture accessoire pour mon propos et ma pensée. 

Le seul domaine où je peux donner des précisions concerne “la cause” ou plutôt une des “causes” me poussant en toute conscience et avec à l’esprit un calcul tactique en plus d’une foi fondamentale, à “évoquer” des “forces suprahumaines”. (...Et nullement “invoquer” : parlant de “forces suprahumaines” je fais un constat subjectif mais très stable, de par ma décision, sur lequel j’appuie ma pensée, et nullement l’acte beaucoup plus élaboré de lancer un appel.) Dans ce domaine, j’en ai déjà beaucoup dit et je crois que la consultation d’un texte récent dans ce même Journal.dde-crisis (voir ci-dessous) fera l’affaire. (Voir « Conversation avec les forces suprahumaines », du 29 mars 2018.) J’attire l’attention sur la note de ce texte que je reprends ci-dessous (**), qui est un extrait de La Grâce de l’Histoire, qui donne l’explication fondamentale de l’intérêt, selon mon point de vue, de penser comme je le fais. Je considère que cet argumentaire représente, toujours selon mon point de vue, un jugement objectif sur la possibilité de l’existence de “forces supra-humaines” ; parce que cette possibilité ouvre la voie à des champs féconds pour la réflexion, au contraire de s’enfermer dans le négationnisme à cet égard comme nous y invite (nous intime l’ordre) la pensée standard de l’époque.

(On doit comprendre que l’expression “forces supra-humaines” est volontairement vague, imprécise, etc. Vous pourriez mettre à la place “l’Unité originelle”, “Dieu”, etc., les concepts précis ne manquent pas. Je ne le fais pas pour éviter le plus possible des polémiques terrestres tout aussi précises attachées à ces termes, dont je n’ai que faire, sachant d’une part leur évidente insolubilité, d’autre part leur fonction habituelle de déclencheuse de “chasse aux sorcières” dont je me passe aisément, – pas de temps à perdre à cet égard.)

Par conséquent et pour poursuivre, prenons la chose dans une autre perspective mais toujours selon mon point de vue, qui est celle de la cause personnelle introduisant mon jugement subjectif. D’une part, l’âge passe et grandit, et avec lui l’expérience, une sorte de désenchantement des êtres et des événements (surtout des êtres) par rapport aux illusions de l’origine, une volonté subreptice mais qui devient peu à peu lancinante de se trouver un argument acceptable pour continuer à vivre sans se lier ni à des êtres (même pas à soi-même) ni à des événements (même pas à son propre destin), enfin le désintérêt pour les explications de hasard (“le hasard et la nécessité”) dont la vacuité et la vanité m’épuisent tant elles prétendent faire le Tout avec du Rien. D’autre part, tout cela se fait, c’est notre privilège et notre calvaire, dans une époque extraordinaire dont je ne peux concevoir le sort, comme condition d’accepter d’y vivre encore, que dans son effondrement, et dont je juge sans appel qu’aucune forme humaine n’aura ni l’énergie, ni l’audace, ni la capacité enfin de provoquer cet effondrement.

Pour moi, le second point renforce décisivement le premier sans pourtant en être le fondement. L’“argument acceptable” (“se trouver un argument acceptable pour continuer à vivre...”) est celui qui supprime la situation de l’insupportable (“je ne peux accepter de vivre dans cette époque que si elle est promise à s’effondrer et je sais qu’aucune forme humaine n’y parviendra”). Mon jugement subjectif, complétant mon jugement objectif, se traduit par la conviction que je ne peux continuer à vivre que s’il existe des “forces supra-humaines” dont l’intervention rend possible ce qui rend supportable de vivre (l’inexorabilité de l’effondrement de cette époque).

(On observera qu’en d’autres temps où l’on pouvait juger que la possibilité de continuer à vivre ne fût pas lié aussi fortement sinon pas du tout à la possibilité de l’effondrement de l’époque où l’on vivait parce que cette époque était supportable, il eût été possible que je me trouvasse un autre “argument acceptable” pour moi-même, pour continuer à vivre. Tout cela est une cuisine personnelle qui est hors de toute discussion par définition puisque c’est ma façon d’être tel que je suis devenu sur le tard de ma vie. Mais l’“argument acceptable” d’aujourd’hui est quelque chose d’absolument essentiel, qui dépasse le cadre de ma cuisine personnelle même si on l’y trouve au départ ; il rencontre en effet une réalité d’une telle puissance, – insupportabilité du non-effondrement à terme de cette époque, – qu’il n’est plus du seul domaine de la survie de soi-même et qu’il entre dans ma pensée et dans ma réflexion sur les temps courants pour y occuper la première place. Les “forces supra-humaines” sont alors tout à fait à leur place de référence que je leur donne ; et là-dessus, j’en appelle comme hypothèse explicative d’une telle exigence de survie qui rencontre rien de moins que le destin du monde, au phénomène de l’intuition hautedont il est souvent question dans divers textes de ce site.)

Pour tenter de simplement décrire cette attitude générale qui m’a envahi je dirais d’une façon explicite, – peut-être était-ce latent ? – dans ces 15-20 dernières années, un esprit expéditif et peu soucieux du détail, et oubliant que “le bon Dieu est dans les détails”, laisserait tomber avec un certain dédain la formule fameuse de “la foi du charbonnier”. (Voyez toutes les choses que disent ces genssur l’expression, dont bien des choses inutiles, éculées, vaniteuses, méprisantes pour le soi-disant “esprit simple”, etc.) Moi, je préfère cette remarque de Pierre Boutang dans ses Abeilles de Delphes, si simple dans sa nature et presque dans son humilité, si nette et complètement décisive à la fois,si éloignée des grandes architectures dialectiques, qui définit ce que je pense de la foi telle que je la pratique (pour moi je le répète, pleinement dans son sens : de fides, “confiance” en latin) : « Il y a une piété naturelle, ni chrétienne ni païenne exclusivement, liée à l’homme et à sa croyance que tout finalement est divin, qui reflète une transcendance et quelque influence plus qu’humaine... »

J’ajouterais pour conclure et laisser percer la possibilité de quelque chose de plus précis à venir pour ce qui me concerne, en citant un des 112 (!) commentaires dont l’essentiel venu de notre lecteur “JC” qui s’est largement épanché dans le Forum de l’article référencé dont la note finale est reproduit ci-dessous (**)... Il s’agit d’un commentaire du 21 mai 2018, sous le titre « Grothendieck pour dedefensa », notamment ce passage, qui dit parfaitement l’esprit général de ma démarche et la façon d’être de ma méthode, montrant ainsi la perspicacité de “JC” :

« Je viens de commencer une lecture “sérieuse” de ‘La clef des songes’ de Grothendieck (plus de mille pages, – dactylographiées !) parce que d’en avoir parcouru les cent premières pages m'a convaincu qu'il pourrait y avoir un rapport assez profond avec ce que nous concocte PhGavec le troisième et dernier tome (à venir…) de ‘La Grâce de l'Histoire’.

» Je n'engage pas à rentrer directement dans cette lecture car le philosophe Grothendieck m'apparaît comme un pur solipsiste mystique qui va puiser ses intuitions au plus profond de lui-même et qui ne prend à aucun moment la peine de confronter sa pensée (très originale) à celle des autres (ce que fait au contraire Thom, à la pensée également très originale et également solipsiste à ses heures – montrant au passage son immense culture). Le solipsisme de Grothendieck transparaît dans la situation suivante (et je le soupçonne de refuser quasi-systématiquement de se cultiver – au sens usuel du terme – pour ne pas polluer ses propres intuitions, Grothendieck cherchant à travailler, cela me saute aux yeux, “de première main”) :

» “Je ne prétends nullement être familier de l’œuvre d'Einstein.  En fait, je n’ai lu aucun de ses travaux, et ne connais ses idées que par ouï-dire et très approximativement. J’ai pourtant l'impression de discerner la forêt, même si je n'ai jamais eu à faire l’effort de scruter aucun de ses arbres.” »

... Ce que PhG “nous concocte avec la troisième et dernier tome...” ? On verra.

 

Notes

(*) « L’Exopolitiqueest une discipline consistant à étudier les relations entre nos civilisations humaines [terrestre] et d'autres civilisations intelligentes supposées dans l'Univers [extra-terrestre]. »

(**) Voici un des passages-clef de cette question, de la Troisième Partie du Tome-II de La Grâce de l’Histoire : « Sans nous dévoiler nous-mêmes en aucune façon, dans un sens ou dans l’autre, de notre croyance ou de notre absence ou refus de croyance, pour aller d’un extrême à l’autre, nous voulons avancer ceci d’une façon complètement objective : sans être religieux (Chrétien) de quelque façon que ce soit, ni “pratiquant” d’une foi religieuse, ni ardent illuminé ou même raisonnable croyant de cette méthode de la foi, sans même rien de tout cela, nous voulons qu’on puisse penser, que tel sujet puisse penser, presqu’avec l’état de l’esprit d’un athée s’il le faut et pour nous faire bien entendre jusqu’aux plus sourds à cet égard, avec comme centralité du dispositif l’idée si puissante, si enrichissante, de l’existence de l’Unique, du Principe éternel, de l’Ineffable, – ou bien celle de “l’existence de Dieu”, si vous voulez, pour faire bref selon le langage convenu… Nous préférons cette voie royale de l’intelligence et de l’intuition haute à la fausse liberté et au soupçon policier impliqués par la surveillance vigilante de la sauvegarde de l’hypothèse de Sa non-existence. Nous croyons que l’esprit s’en porte bien mieux, qu’il hume haut, qu’il ne craint pas les cimes, qu’il n’a nul besoin de se contempler dans un miroir pour s’étalonner et mesurer sa propre gloire, et continuellement arguer de sa propre grandeur acquise sans l’aide de quiconque. Nous jugeons que, placée devant les deux hypothèses indémontrables (“Dieu existe”  et “Dieu n’existe pas”), n’importe quelle intelligence, fût-elle celle d’un croyant absolu ou celle d’un incroyant absolu, trouvera devant elle un champ complètement libéré pour évoluer à sa guise et conduire sa tâche terrestre à son terme, exaltée par l’ouverture qui s’offre à elle dans un cas (“Dieu existe”) ; qu’elle se trouvera contrainte, emprisonnée, réduite à une consigne et ainsi accompagnée durant toute son existence, et intelligence décidément fermée jusqu’au terme de son exercice dans l’autre cas (“Dieu n’existe pas”)... Dans un cas l’aventure de la pensée, dans l’autre le chemin balisé réduit au rang d’oignons. »