Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1726Jusqu’à ces derniers temps dans tous les cas, les Américains prononçaient le nom de Bernard “Bernie” Madoff, – “Made off”, plutôt que “Mad off”; quel symbolisme! Dans le premier cas, le nom devient “fabriqué à l’extérieur”, alors que dans le second il pourrait plutôt signifier “fou de l’extérieur”. Jusqu’à il y a fort peu, Madoff ne pouvait pas être confondu avec quoi que ce soit qui ait un lien avec la folie.
L’affaire Madoff, les $50 milliards d’investisseurs confiants fraudés, tout cela ne constitue pas seulement un rude coup de plus au système financier US, à sa mystique, à sa vertu affichée, à la réputation d’habileté et de professionnalisme dont il aime à se parer; cette affaire a aussi de très graves répercussions dans la puissante communauté juive des USA. Bernard Madoff est juif et un grand nombre de ses “clients” sont également juifs, et souvent également des connaissances et des amis, qui ont investi chez lui au nom d’une confiance à la fois personnelle et culturelle. La Securities and Exchange Commission (SEC), l’organisme de surveillance des transactions financières aux USA qui n’y a vu que du feu, a baptisé ce type d’escroquerie “ethnic fraud”. Ronald Cass, doyen émérite de la Boston University School of Law and président du Centre for the Rule of Law, explique à propos de ce type d’escroquerie: «Here, what is being targeted was other people who were Jewish, by someone who was Jewish, because they share a common background and common associations.»
James Bone, du Times de Londres, consacre ce matin un article à cet aspect de l’affaire Madoff. De Elie Wiesel à Steven Spielberg, le désarroi et la tristesse sont grands dans la communauté juive US.
«It takes an extraordinarily heartless conman to swindle a survivor of Auschwitz and Buchenwald and Nobel Peace Prize winner out of all his charitable funds. Yet that is exactly what Bernard “Bernie” Madoff is alleged to have done to Elie Wiesel, the author of the Holocaust classic Night and a friend from the Jewish community in south Florida.
»The Elie Wiesel Foundation for Humanity now admits that it invested $15.2 million (£10.1 million) with Mr Madoff that represented “substantially all of the foundation's assets”. The charity of the Nobel laureate, in New York, will have to raise new funds if it is to maintain its two centres in Israel that help Ethiopian Jews and Darfuri refugees and continue its other work. “We are deeply saddened and distressed that we, along with many others, have been the victims of what may be one of the largest investment frauds in history,” a spokesman for the foundation said.
[…]
»Other high-profile investors include Mortimer Zuckerman, the proprietor of the New York Daily News; Senator Frank Lautenberg of New Jersey; Eliot Spitzer, the disgraced New York Governor; and Hollywood titans Steven Spielberg and Jeffrey Katzenberg. Eric Roth, the screenwriter for Forrest Gump and another investor, called himself “the biggest sucker who ever walked the face of the Earth”.
»The impact was particularly severe on members of the Jewish community recruited to the alleged scheme through word of mouth. “These people have had their trust shattered. They range from the small minority who had just a few hundred thousand to people with over $100 million,” said Brad Friedman, of Milberg, a New York law firm preparing multiple suits to recover missing funds. “A huge number knew him personally.”
[…]
»Investing with Mr Madoff was considered so secure that clients joked that he was the “Jewish T-bill” [treasury bill]. His brother and sons, his niece Shana and nephew Charles Weiner, all joined the firm.
»Mr Madoff and his wife collected wealthy investors while they played golf in the Hamptons, at Old Oaks in Westchester County and the Boca Rio in Boca Raton. “Everybody recommended to everybody that this was somebody who could be trusted,” said one investor who lost millions. Worst hit by the alleged pyramid scheme was the Palm Beach Country Club in Florida, set up in the 1950s by Jews who were barred from Anglo-Saxon clubs. Up to a third of its 300 members are said to be investors.»
Gary Tobin, président de l’Institute for Jewish & Community Research de San Francisco résume le sentiment de la communauté: «The hurt the Jewish community is feeling is as much emotional and psychological as it is financial. When you have [targeted] Spielberg, an American hero, and Wiesel, a Holocaust survivor, it's hard to get more slimy than that.» C’est un aspect très important de cette affaire, par le sentiment de trahison et de fragilité qu’il fait naître au sein de cette communauté juive, réputée comme extrêmement unie et solidaire aux USA.
Les juifs ont, aux USA, un parcours très spécifique. Venus en immigrants en grand nombre à la fin du XIXème et au début du XXème siècles, ils furent d’abord rejetés des grands milieux d’affaires US, notamment les milieux de la finance de la côte Est. Nombre d’entre eux connurent une seconde “émigration”, vers la côte Ouest, où ils furent les principaux architectes du développement du cinéma dans les années 1915-1925. (Le cinéma était dédaigné par la haute finance de la côte Est.) Pour autant, cette réussite ne leur permit pas de s’affirmer en tant que tels, dans une Amérique où l’antisémitisme était une règle institutionnalisée des classes supérieures (anglo-saxonnes, ou WASP); les fameux nababs juifs du cinéma des années 1920 à 1950 sont restés fameux justement pour leur dissimulation, voire leur rejet de leur condition de juif (nombre d’entre eux faisaient vivre leurs familles selon les normes catholiques, dissimulaient à leurs enfants qu'ils étaient juifs, Samuel Goldwyn faillit se convertir au catholicisme avant de mourir, etc.). Ce n’est qu’à partir des années 1960 que les juifs en tant que tels, en même temps que d’autres communautés, commencèrent à trouver leur place spécifique et à affirmer leur puissance, notamment appuyée sur de très nombreuses fortunes au sein de cette communauté. Madoff constituait, d’une certaine façon, une affirmation de cette réussite au cœur du milieu qui avait, à l’origine, le plus violement rejeté les juifs, la haute finance de la côte Est. La découverte de sa “trahison” calculée, sur une si longue durée, contre sa propre communauté, est à la mesure de cette importance.
Il pourrait s’agir de bien plus que d’une péripétie. Les juifs aux USA, à la lumière du parcours que l’on vient de rappeler rapidement, soutiennent le système américaniste parce qu’ils y trouvent évidemment des affinités diverses, notamment des affinités de conceptions politiques et mystiques, mais aussi parce que ce système leur paraît être un excellent mécanisme pour figurer socialement et professionnellement d’une façon avantageuse, tout en conservant une grande unité culturelle et ethnique. Le cas Madoff symbolise, notamment par sa puissance, la découverte que les juifs sont en train de faire: le prix à payer pour être partie prenante de ce système, c’est-à-dire la corruption des valeurs intellectuelles et affectives unissant un groupe tels que le leur. Le fait est que Madoff, juif devenu américaniste comme les autres juifs, a montré qu’être américaniste jusqu’au bout pouvait signifier finalement une trahison des juifs par eux-mêmes. L’American Dream des juifs US, c’était l’intégration sociale et formelle réussie avec grand succès dans un pays d’une puissance inégalée, tout en conservant complètement leur spécificité de juifs; mais s’il s’avère que l’américanisme, sans dénier une seconde cette spécificité, la subvertit par l’intérieur en corrompant la psychologie et le caractère?
Mis en ligne le 20 décembre 2008 à 19H03