Mais pourquoi sont-ils partis en guerre ?

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Mais pourquoi sont-ils partis en guerre ?


23 avril 2003 — Il se passe un phénomène étrange. On proclame l’Amérique victorieuse et certains stratèges vont jusqu’à voir dans cette victoire un triomphe et une révolution dans l’histoire militaire. On convoque les plus prestigieuses références. Tommy Franks devient un Patton postmoderne (quoique Georgie ne restait pas le cul à son QG pendant que ses chars fonçaient). L’Amérique devrait être délirante de bonheur, heureuse, fière, flamboyante. L’administration devrait se rengorger, à la limite fourbir ses armes pour un nouveau round (on ne parle plus guère de la Syrie sinon pour la féliciter de se conduire bien).

Il se passe quelque chose d’extraordinaire, qui est le contraire de ce qui précède : l’Amérique d’après cette victoire fameuse est en train de proclamer la nécessité de réformes profondes ... chez elle ; et, s'il le faut, avec des batailles intérieures féroces et débilitantes. Qu’on en juge  :

• On l’a vu hier, Rumsfeld songe à imposer, “en traître”, sa réforme fondamentale du Pentagone. Est-ce comme cela qu’on récompense une armée victorieuse ? Étrange.

• Le même Rumsfeld, décidément réformiste effréné, prévoit une réforme complète du système de déploiement des forces et des installations américaines dans le monde. Notamment, les forces US en Europe de l’Ouest vont passer en Europe de l’Est (Roumanie notamment) ; les bases aériennes en Turquie seront de moins en moins employées. Bref, on se désengagerait de ses amis les plus fidèles (au lieu de tenter d’en reprendre le contrôle ? Étrange, là aussi.)

• Le département d’État est non seulement l’objet d’attaques mais aussi l’objet de propositions (hostiles) d’une réforme radicale de la part d’un Newt Gingrich, l’ancien (1995-98) chef des républicains à la Chambre, et proche de Rumsfeld. Le climat rappelle la période maccarthyste et les années 1950, mais du point de vue de la mise en cause des capacités des diplomates américains. (D’une certaine façon, on pourrait faire correspondre le «Who lost Turkey?», question que certains adressent à Powell, accusé de ne pas s’être dépensé assez pour rallier les Turcs à la guerre, — au « Who lost China? », question que les maccarthystes, et les conservateurs en général, adressèrent au département d’État en 1949 et 1950, après la prise du pouvoir en Chine par Mao.)

•  Même les néo-conservateurs, les grands vainqueurs de la guerre irakienne, se montrent curieusement modestes, voire inquiets, et réclament ce qui pourrait sembler être une réforme de l’esprit civique américain, en reconnaissant à d’autres qu’eux-mêmes (aux forces classiques de l’establishment, à certains démocrates) un droit à figurer dans leurs propres projets, voire en sollicitant de la classe moyenne américaine un soutien à leur politique. A côté de cela, ce sont eux qui soutiennent l'attaque contre le département d'État, d'une violence sans guère de précédent.

A-t-on jamais vu état d’esprit plus pusillanime, situation intérieure plus prompte au déchirement ? La guerre contre l’Irak devait emporter l’Amérique dans une fièvre nouvelle, encore plus forte que ce que nous avions connu, à la fois prédatrice et arrogante ; ou bien, autre version, l’Amérique assurée de sa force, sûre d’elle-même, allait désormais dicter sa loi et sa sagesse au monde enchanté. Cela ne semble guère en prendre le chemin, ni de l’une ni de l’autre voie, c’est même plutôt le contraire pour l’instant, — et, connaissant les Américains, nous parlerions plus d’inquiétude, voire de désarroi, que de modestie ; et inquiétude et désarroi, chez eux, ne peuvent affecter que la dimension intérieure. Le risque est l'apparition d'un état de guerre civile (bureaucratique).

On vous dira, comme ferait Rumsfeld sans doute, et avec juste raison, qu’une telle circonstance (la guerre, la victoire) est excellente parce qu’elle relève le statut du pouvoir politique et permet à ce dernier d’imposer aux bureaucraties des réformes fondamentales dont elles ne veulent pas. Allons : serait-ce la raison pour laquelle ils ont fait cette guerre, — se sentir assez fort à l’extérieur pour tenter (nous, nous sommes prudents) d’imposer des réformes intérieures ? La question n’est pas si déplacée, et tout cela nous en dit long sur l’état intérieur de l’empire, encore plus si l'on y ajoute l'intensité de la guerre idéologique à l'intérieur de l'administration. Nous ne sommes pas, avec Washington et l’Amérique, au bout de nos surprises.