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9 avril 2005 — Lorsque Peter Mandelson fut nommé Commissaire au Commerce de la nouvelle Commission, chargé des relations commerciales USA-Europe, notre cœur et notre plume ne firent qu’un bond: à quelle sauce nous autres, braves Européens indépendantistes et “eurocentristes” allions-nous être mangés? Eh bien, nous savourons cette catégorie-là de sauce transatlantique…
Mandelson, âme damnée de Blair, c’est une pointure. Un homme arrangeant, habile, séduisant, impitoyable, l’homme de tous les coups tordus et de tous les coups fumants de Tony Blair. Mandelson avait bien préparé la succession du frenchie Pascal Lamy, l’homme au crâne rasé dont les Britanniques voulaient bien reconnaître, du bout des lèvres et avec une condescendance lointaine, qu’il avait assez bien arrangé, managé dirait-on pour faire chic globalisé, ses relations avec son vis-à-vis US Robert Zoellick. A l’été 2004, Mandelson avait fait un tour à Washington pour y rencontrer les gens qui vont bien et préparer un super-mandat au commerce transatlantique avec la complicité amicale des cousins d’outre-Atlantique. Patatras. Le pauvre Mandelson commence son mandat avec la mauvaise querelle Boeing-Airbus, soulevée par Boeing en juillet 2004, prise en charge par l’administration GW en septembre parce que Boeing est un donateur de campagne qu’on ne peut pas laisser de côté, et mise sur la table des négociations sous contrainte de chantage en octobre, juste pour l’entrée en fonction de Mandelson. C’était du temps où Harry Stonecipher, patron de Boeing, était encore lui-même, pétulant, brutal, agressif, avant de chuter comme un vulgaire Français dans les rets et les draps d’une collaboratrice séduisante (ce qui lui a coûté son poste en février); et c’est bien Stonecipher qui avait mis en branle toute cette mécanique…
Zoellick, lui, on le sait, quittait le poste de Représentant du Commerce US en novembre pour le poste de n°2 du département d’État en janvier 2005. Mais Zoellick garde le dossier Airbus-Boeing, au moins jusqu’à l’arrivée de son successeur, Rob Portman. Notre petit doigt nous dit qu’il pourrait bien y avoir une manigance là-dessous, que Zoellick, sur ordre de Condi Rice, pourrait garder la haute main, même en sous-main, sur les grands dossiers transatlantiques. Mandelson n’en serait alors pas quitte, — car tout est là, bien sûr, dans ces rapports entre le Britannique devenu plus sûr de lui et l’Américain qui ne cesse de se durcir à l’encontre des Américains.
Ci-dessous, nous citons une nouvelle interne du 8 avril qui nous a été communiquée par une source au Parlement européen. Pas de secret là-dedans, mais un bon résumé du détonateur qui a enflammé l’affaire Airbus-Boeing : les formidablement exécrables relations Mandelson-Zoellick.
« Européens et Américains sont sur la corde raide pour trouver dans les temps un accord sur les aides aux avionneurs Boeing et Airbus, rendu incertain par les relations houleuses entre Robert Zoellick et Peter Mandelson. La trêve conclue en janvier entre les deux hommes pour trouver un règlement négocié à ce vieux conflit ravivé à l'automne dernier vient à échéance lundi, sans qu'aucune avancée sensible n'ait été enregistrée à ce jour et sans qu'il soit certain qu'elle sera prolongée. Le commissaire européen a émis l'espoir mercredi que les Etats-Unis resteront fidèles à la stratégie “pas à pas”, décidée en janvier, pour avancer grâce à des accords intermédiaires, en évitant de porter l'affaire devant l'OMC. “Je continue à espérer une solution amiable négociée, ce serait très préférable à un renvoi de l'affaire devant l'OMC”, a fait valoir Mandelson, pour qui l'organisation a “d'autres choses à faire qu'à régler les rivalités de deux grandes compagnies luttant pour dominer un marché mondial”. “S'il y a besoin d'un armistice plus long, très bien”, avait déclaré la veille à Bruxelles Robert Zoellick, qui en tant qu'ancien représentant au Commerce conserve pour l'heure la haute main sur le dossier à Washington.
» Mais l'Américain a maintenu la menace d'une saisine de l'OMC si l'Europe accordait des avances à Airbus pour la construction de son nouveau long-courrier, l'A350, censé concurrencer le 787 Dreamliner de Boeing. “Une telle demande est évidemment irréaliste”, relève une source européenne qui rappelle que si l'aide européenne prend la forme d'avances sur investissements, l'aide américaine est étalée dans le temps. “Nous avons deux systèmes très différents”: côté européen “des avances remboursables”, côté américain “l'extrême liaison entre le militaire et le civil à travers des programmes de recherche qui émargent beaucoup aux finances publiques”, résume le commissaire européen aux Transports Jacques Barrot. Pour ce dernier, l'UE et les Etats-Unis auront besoin de “beaucoup de patience” pour régler leur contentieux.
» Les divergences de fond ont été aggravées par la mésentente personnelle entre Zoellick et Peter Mandelson, qui ne se parlent plus depuis le 18 mars et se sont accusés mutuellement d'avoir raccrocher au nez de l'autre lors d'une conversation téléphonique. Depuis, les pourparlers se sont poursuivis à travers “nos représentants”, a affirmé cette semaine Mandelson, qu'une tournée dans le Golfe lundi et mardi a éloigné de Bruxelles au moment même où y arrivait Bob Zoellick. L'Américain, qui avait tissé ces dernières années des liens étroits avec l'ancien commissaire Pascal Lamy, a dressé cette semaine une comparaison peu flatteuse pour son successeur. Il a reproché à Mandelson un comportement biaisé, destiné à masquer le refus des Etats membres de l'UE d'éliminer toute subvention à Airbus. “Si vous êtes dans une situation où, comme le disait M. Lamy, vous ne pouvez pas négocier en raison des positions des autorités, vous n'avez qu'à le dire, vous n'avez pas besoin de faire de la manipulation”, a lancé Zoellick. Peter Mandelson a fait mine de n'avoir cure de l'attaque. “Ce n'est rien comparé à ce que j'ai connu dans le pays que je connais le mieux”, a répliqué, dans une allusion aux critiques essuyées au Royaume Uni, cet ancien ministre et proche de Tony Blair. Le commissaire peut encore espérer que son rival sera déchargé de ce dossier après le 11 avril et qu'il établira des relations moins acrimonieuses avec son successeur désigné, Rob Portman. »
Quelles remarques tirer de cette situation étrange qui voit, dans le domaine ultra-sensible des relations transatlantiques, un “couple” franco-américain (Lamy-Zoellick) harmonieux être remplacé par un “couple” anglo-américain (Mandelson-Zoellick) catastrophique? Essayons:
• Les Britanniques, qui vivent, dans leur cadre national, dans l’humiliation constante des liens de sujétion UK par rapport aux USA, se sentent des ailes lorsqu’ils entrent dans le cadre européen. (On peut aussi voir cette réalité dans la société Airbus, où la branche marketing, qui a effectué le travail de vente de la famille d’avions européens, notamment aux USA, a toujours été britannique.) Mandelson a cru réaliser le fameux théorème blairiste du “pont transatlantique”: installé au cœur de la puissance européenne pour profiter des soi-disant bons rapports UK-USA. Il a pris un ton différent, beaucoup plus assuré, parfois même un peu donneur de leçons pour des USA qui devraient, si l’on s’inspire de l’esprit de certaines des déclarations de Mandelson, se civiliser. Il est probable que les Américains aient noté, pour s’en souvenir et ne pas lui pardonner avant longtemps, cette sorte de déclarations de Peter Mandelson (dans The Independent du 21 mars, accès payant): « The experiences of both Afghanistan and Iraq show America's vulnerability when it tries to go it alone. Without allies working with the US in Iraq, the position would be even worse. When America is alone, it is too exposed. It needs to work with and through others to achieve its goals. With effort on both sides, the ability to agree is substantial against a backdrop of a less-unequal relationship, between a more united and cohesive Europe and a more internationalist US. »
• Les Américains ont, dans les rapports normaux, hors du cadre UK-USA, la même considération pour les Britanniques qu’ils ont dans le cadre des rapports UK-USA. Ces rapports sont bien résumés par l’anecdote fameuse: « Lorsque les Américains donnent aux Britanniques l’ordre de sauter, ils attendent comme seule réponse des Britanniques cette question: “De quelle hauteur?” » Bien sûr, ce n’est pas le cas avec les Français (Lamy), que les Américains respectent infiniment plus dans les négociations internationales. Comme, entre-temps, l’attitude de Mandelson a évolué comme l’on voit et qu’il ne tient plus à sauter aux ordres des Américains, les heurts sont inévitables.
• Dans le cadre européen perçu comme renforcé, alors que les Britanniques ont besoin de se rapprocher de ce cadre, les Britanniques ne cèdent pas comme ils cèdent dans leur cadre national. Outre l’attitude psychologique décrite ci-dessus, il y a, de la part des Britanniques, la perception de disposer d’une puissance nouvelle face aux USA. L’affrontement UK-USA dans le cadre euro-atlantique a donc tout pour se radicaliser avec une position dure des “euro-britanniques”.
• Conclusion : ne craignez plus aujourd’hui, eurocentristes, de voir des Britanniques aux postes de commande européens vers l’extérieur (au contraire de l’intérieur, où ils font de l’entrisme anti-européen au profit de leurs intérêts nationaux). Vous avez alors, par réaction de l’orgueil britannique enfin libéré et déchargé de la brillante stratégie churchilienne de la servilité à tout prix vis-à-vis des USA, des combattants européens de premier ordre. (Regret rétrospectif, encore plus affirmé : comment les Européens, et surtout les Français, n’ont-ils pas soutenu la candidature de Patten à la présidence de la Commission, à la place d’un Verhofstadt puis d’un Barrosso? Patten avait, pour cette situation des rapports transatlantiques, en plus d’être Britannique, l’avantage d’être à la fois conservateur, européaniste et intelligent. Nous ne cesserons jamais de le regretter.)
En, conclusion: il y a toutes les chances pour que le cirque Mandelson versus les USA ne fasse que commencer. Les querelles en cours, à commencer par Airbus-Boeing, lui donneront du grain à moudre, et les Américains, Zoellick ou Portman, ne modifieront pas d’un iota leur analyse de leur partenaire-adversaire. Il y a entre les deux parties une incompatibilité d’humeur, de circonstance et d’évaluation: le Britannique croit qu’il peut parler aux Américains d’égal à égal, les Américains, en même temps qu’ils ont décidé de durcir leur attitude vis-à-vis de l’Europe (notamment à cause de la question de la levée de l’embargo chinois) parlent plus que jamais au Britannique comme s’il suffisait de lui dire “Saute” pour que l’autre demande “De quelle hauteur?”.
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