Manning, Ellsberg, BHO et le Système…

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Depuis quelques jours, le cas du soldat Bradley Manning, plus ou moins (?) soupçonné d’être la “source” de WikiLeaks pour les fuites massives de documents officiels US en 2010, est très fortement d’actualité. Il a été déterminé que le traitement qui lui est imposé dans sa prison de Quantico est inhumain et peut être assimilé à une torture “passive” (dans le jargon CIA : une “no-touch torture”), de façon à miner sa résistance psychologique et obtenir qu’il implique Julian Assange. Cette situation est devenue officielle et la chose, – cette pratique de la torture par des organismes sous la direction du département de la défense, – est désormais officiellement admise. On en est jusqu’à la situation extraordinaire où le porte-parole du département d’Etat, PJ Crowley, a affirmé, en son nom propre mais ès-qualité et très officiellement, et cette déclaration confirmée à plusieurs reprises, qu’il jugeait le traitement appliqué à Manning «ridiculous, counterproductive and stupid».

BHO, le président lui-même, a été interrogé sur le cas. Il s’en est tiré piteusement, sur un sujet pourtant d’une telle évidence qu’un jugement un peu plus élevé que les banalités qu’il a sorties était la moindre des choses de la part d’un individu qui a été élu président des Etats-Unis. Devant toutes ces péripéties, Daniel Ellsberg, l’homme des fameuses fuites des années 1971-1972 (les Pentagon’s Papers), a pris une plume furieuse pour nous dire ce qu’il pense de cette affaire, là où elle en est. Son texte a paru dans le Guardian du 11 mars 2011.

«President Obama tells us that he's asked the Pentagon whether the conditions of confinement of Bradley Manning, the soldier charged with leaking state secrets, “are appropriate and are meeting our basic standards. They assure me that they are.”

»If Obama believes that, he'll believe anything. I would hope he would know better than to ask the perpetrators whether they've been behaving appropriately. I can just hear President Nixon saying to a press conference the same thing: “I was assured by the the White House Plumbers that their burglary of the office of Daniel Ellsberg's doctor in Los Angeles was appropriate and met basic standards.”

»When that criminal behaviour ordered from the Oval Office came out, Nixon faced impeachment and had to resign. Well, times have changed. But if President Obama really doesn't yet know the actual conditions of Manning's detention – if he really believes, as he's said, that “some of this [nudity, isolation, harassment, sleep-deprivation] has to do with Private Manning's wellbeing”, despite the contrary judgments of the prison psychologist – then he's being lied to, and he needs to get a grip on his administration. If he does know, and agrees that it's appropriate or even legal, that doesn't speak well for his memory of the courses he taught on constitutional law.

»The president refused to comment on PJ Crowley's statement that the treatment of Manning is “ridiculous, counterproductive and stupid”. Those words are true enough as far as they go – which is probably about as far as a state department spokesperson can allow himself to go in condemning actions of the defence department. But at least two other words are called for: abusive and illegal.

»Crowley was responding to a question about the “torturing” of an American citizen, and, creditably, he didn't rebut that description. Prolonged isolation, sleep deprivation, nudity – that's right out of the manual of the CIA for “enhanced interrogation”. We've seen it applied in Guantánamo and Abu Ghraib. It's what the CIA calls “no-touch torture”, and its purpose there, as in this case, is very clear: to demoralise someone to the point of offering a desired confession. That's what they are after, I suspect, with Manning. They don't care if the confession is true or false, so long as it implicates WikiLeaks in a way that will help them prosecute Julian Assange.»

“Les temps ont changé”, constate Ellsberg, depuis le temps où l’on forçait un président (Nixon) à la démission suite à ses mensonges. Maintenant, l’on ment, ou l’on est roulé dans la farine par des mensonges, – ce qui vous assimile à un menteur ou à imbécile, incapable d’assumer sa charge ; cela n'entraîne aucune conséquence... Ellsberg a été officier du Corps des Marines, et il se dit “honteux pour le Corps” de voir le traitement infligé à Manning à la base du Corps des Marines de Quantico sans qu’aucune autorité du Corps n’intervienne. Là aussi, “les temps ont changé”, doit penser Ellsberg.

RAW Story rend compte de l’article de Ellsberg, ce 11 mars 2011, en y ajoutant d’autres interventions, en mentionnant d’autres prises de position. On sait par ailleurs que le député démocrate Kucinich a l’intention d’entamer une action légale contre le département de la défense et entend bien avertir le secrétaire à la défense Gates qu’il pourrait être tenu pour responsable des traitements appliqués à Manning. Ellsberg est beaucoup plus favorable à l’attitude du département d’Etat qui, par contraste, accentue le caractère odieux du traitement appliqué à Manning tout en mettant en évidence combien les centres de pouvoir washingtoniens suivent chacun leur politique dans cette affaire : «When a branch of the US government makes a mockery of our pretensions to honour the rule of law, specifically our obligation not to use torture, the state department bears the brunt of that, as it affects our standing in the world.»

…En effet, n’est-il pas extraordinaire d’entendre le président des USA s’en tenir à la version du département de la défense (le traitement de Manning est adéquat) et d’entendre parallèlement le porte-parole du département d’Etat qualifier ce traitement, d’une façon absolument officielle, de “ridicule, contre-productif et stupide” ? Le cas de Bradley Manning, outre l’aspect humain cruel qui est bien réel et sert de toile de fond à ce développement, est en train de devenir un cas extraordinaire exposant l’abysse sans fond entre les simples et fondamentales évidences humaines, et l’imbroglio de légalisme spécieux, de mensonges bureaucratiques, de retranchements des divers pouvoirs, de discours inconsciemment cyniques forcés par la paralysie respective de ces pouvoirs, tout cela qui caractérise la situation actuelle. Dans cet imbroglio, le président ne figure que comme un pâle acteur parmi d’autres, prisonnier d’un dilemme herméneutique entre le soupçon de mensonge systématique et le soupçon d’impuissance et de faiblesse par absence complète d’information ou acceptation sans discuter des mensonges les plus flagrants.

C’est une situation typique du Système qui conduit les attitudes et les positions, et contrôle toutes les capacités d’action des pouvoirs. Cette situation est exposée à ciel ouvert alors qu’il est question d’un cas de “torture passive” sciemment appliquée pour forcer à l’obtention d’un témoignage faux, cas reconnu désormais officiellement, tant par des documents officiels que par des prises de position non moins officielles (celle du porte-parole du département d’Etat). On voit exposé sans la moindre dissimulation, beaucoup plus que dans les cas précédents où il n’était question que de circulaires liées très indirectement (dans la perceptions qu’on en avait) à des cas humains, le fait qu’un acte de torture de longue durée et toujours en cours, absolument reconnu sur une personne précisément identifiée, n’est pas dénoncé comme une situation absolument intolérable. L’implication du président dans le sens qu’on a vu dégrade la fonction présidentielle, tant dans sa dimension morale que dans sa dimension d’autorité, dans une mesure rarement vue auparavant. Personne, le président en premier, ne semble réellement apprécier ce phénomène qui implique une délégitimation considérable de la fonction. C’est sans doute une des circonstances qui devraient mettre le plus en évidence les insuffisances pathétiques de Barack Obama, de compréhension de ce qu’est exactement la fonction qu’il occupe. D’un point de vue plus général, on observera que c’est à de tels signes qu’on mesure la décadence accélérée du pouvoir politique et sa complète soumission au Système.

Si l’on s’attache au seul point de vue des faits et de leur signification politique, la campagne de torture contre Bradley Manning témoigne d’un acharnement effectivement “ridicule, contre-productif et stupide”, qui montre bien qu’il s’agit d’un comportement dicté par le Système, aussi stupide vis-à-vis de ses adversaires qu’il est puissant. Ce cas très malheureux de Bradley Manning est en train de faire de ce jeune soldat un héros et un martyr ; elle est en train d’entacher toutes ses interventions durant un procès éventuel du pire soupçon, sinon de la certitude d’avoir été extorquées par la torture ; elle est en train de soumettre l’éventuelle action contre Julian Assange aux mêmes faiblesses mortelles, par conséquent, de confirmer, après une éclipse due à ses divers démêlés, la fonction antiSystème de héros qu’il a acquise avec WikiLeaks, en la renforçant du statut de martyr si la manœuvre lancée contre lui (extradition en Suède, puis extradition aux USA) réussissait.


Mis en ligne le 12 mars 2011 à 11H23