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59920 avril 2009 — Il y a une belle chronique d’Alexander Cockburn, sur le site de la publication qu’il dirige avec Jeffrey St Clair, CounterPunch. Peut-être avec une tentative de dire la chose poétiquement, ce serait “la glace est mince jusqu’où portent les yeux” (les 17-20 avril 2009, sur le site). L’image est celle de la glace très mince sur laquelle marche Barack Obama (ce pourrait être le fil de la lame, si l’on veut); et l’image est très appropriée car, effectivement, à chaque pas la glace peut craquer.
D’abord Cockburn nous parle de la crise économique et financière, et d’une façon qui semblerait nous annoncer que ce sera le principal, voire le seul sujet de sa chronique. Fort justement, il s’inscrit en faux face à l’obscène déferlement propagandiste venu des banques, soutenue par les directions politiques et déployé par le système de communication sur l’espoir qui naît d’être au terme du calvaire soudain réduit aux acquêts. On supposera, pour notre compte et en supposant qu’il y a quelques réflexion dans ce capharnaüm, que la rationalité de la tentative de proclamer le retour des beaux jours s’appuie sur la nécessité de donner une suite à la proclamation de la communication que le G20 a été un triomphe, un “nouveau Bretton Wood”, le déclencheur d’un “nouvel ordre mondial”.
Cockburn nous cite le billet de Robert Reich du 10 avril 2009, dont l’excellent titre churchillien nous donne après tout un bon résumé de la situation du monde: «Why We're Not at the Beginning of the End, and Probably Not Even At the End of the Beginning.» Bref, Cockburn fait un sort à cette moisson d’espoir qui nous est déversée, depuis deux ou trois semaines, qu’il désigne par la jolie expression de Habemus Spem que les papes de la postmodernité nous livrent en toute humilité. Son raisonnement est impeccable et implacable.
«On any rational assessment the popular new president is skating on thin ice. Pollyanna bulletins about the economy puff up from the White House and Federal Reserve, like auguries of a new Pope through the Vatican chimney. “Habemus spem.” We have hope. We’ve just heard it from President Obama: “We are starting to see glimmers of hope across the economy.” From Fed Chairman Ben Bernanke, who’s so far unleashed $12 trillion in booster money, we get the always sinister reassurance, like Death giving the Appointee in Samarra a friendly tap on the shoulder, “the foundations of our economy are strong”.
»The economic news in the near and medium term is ghastly, as Mike Whitney outlined on this site last Thursday. Retail sales crashed again in March, nowhere worse than in the car market, though electronics and building materials were way off too. They now reckon there’ll be just over two million housing foreclosures in 2009, up 400,000 from 2008. Industrial output is going through the floor at an annual rate of 20 per cent, the biggest quarterly drop since the end of the Second World War. US industry is now running at only 70 per cent of capacity, the worst number since they started tracking this stat in 1967. Job losses are currently running at 650,000 a month.
»Round the next corner is credit card delinquency and the long-heralded slump in commercial real estate, where vacancy rates are already running at 15 per cent. Capital One, a huge issuer of Visa and Mastercard, just said the annualized net charge-off rate for U.S. credit cards – debts the company reckons will never be paid – rose to 9.33 percent in March from 8.06 percent in February. In other words, Capital One – whose credit card promotions take up hefty space in the mailbag of every US postman – is in big trouble, and under one in ten of these credit card holders will have a messed up credit rating for several years to come.»
Bien entendu, Cockburn ne manque pas une seconde de charger le président Obama de toute la responsabilité qu’il assume dans cette entreprise de dissimulation. Surtout, il développe son idée centrale de la fragilité de la marche ainsi entreprise par le président laissant entendre que la situation est sur la voie de l’amélioration alors que nous sommes à tout instant sous la menace d’une brutale aggravation, d’un nouvel effondrement, etc. C’est la “glace mince” dont Cockburn parle. Il ne doute pas une seconde qu’Obama s’est engagé là sur une ligne extrêmement dangereuse pour lui; il s’est laissé emprisonner par Wall Street et il y risque simplement le sort de sa présidence.
«Amid a hail of well founded criticism from liberal and conservative economists alike, Obama, with Geithner, Summers and Bernanke at his elbow, remains absolutely committed to giving the bankers everything they ask for, trillion upon trillion. As William Black, deputy director at the former Federal Savings and Loan Insurance Corp. during the thrift crisis of the 1980s, recently remarked in an acrid interview in Barron’s, (reprinted here last week) “ Unless the current administration changes course pretty drastically, the scandal will destroy Obama's administration, both economically and in terms of integrity. We have failed bankers giving advice to failed regulators on how to deal with failed assets. How can it result in anything but failure?”»
Poursuivant son propos, et parce que le cœur de ce propos est finalement le jugement qu’il veut donner de la politique d’Obama, Cockburn enchaîne en passant à la politique extérieure. Le tableau qu’il en donne est tout aussi catastrophique, tout aussi accusateur. Pour lui, Obama est également le docile exécutant de consignes générales du système, allant toujours dans le même sens qu’on a vu durant les années Bush. Simplement peut-on lui accorder une certaine habileté que n’avait pas son prédécesseur.
«In foreign policy the ice is just as treacherous. As the nation emerges from its disastrous adventure in Iraq, Obama redeploys to the Afghan-Pakistan theater. The administration delightedly touts claims that its remote-controlled missiles are decimating al-Q’aida. The Washington-based journalist Gareth Porter last Thursday cited here data leaked by the Pakistani government showing that only ten out of 60 drone attack in February and March hit al Qaida leaders and the rest did what bombs and missiles usually do, namely kill civilians, 537 of them – thus immeasurably strengthening the hand of the Taliban in the battle for hearts and minds.
»Obama is no doubt unworried by this since the hearts and minds he’s mostly interested in belong to the American people and especially opinion-forming elites, who remain unflustered when high explosive falls on a wedding party in Waziristan. Failure in Iraq was re-labeled “victory” and in terms of domestic politics the chickens only come home to roost when there’s film of people climbing off the roof of the US embassy into a helicopter, or when the casualty rates among US soldiers start soaring. Soaring Pentagon budgets are popular with Congress, whose members nix any effort to cut back.
»Where the ice is giving way for Obama is among those who thought he might strike out in a new direction in foreign policy. There’s not much sign of that. Whether it’s a sell-out of Haiti’s poor or acquiescence in Israel’s grim plans for the Palestinians, Obama’s game is strictly business as usual, up to and including the Cuban blockade whose damage, as Fidel Castro said here last week, “cannot be calculated only on the basis of its economic effects, for it constantly takes human lives and brings painful suffering to our people. Numerous diagnostic equipment and crucial medicines --made in Europe, Japan or any other country-- are not available to our patients if they carry U.S. components or software.”»
Le billet se termine par le constat amer, et la condamnation qui va avec, de l’immobilisme, de la paralysie des groupes et milieux anti-guerres qui dénoncèrent pendant des années GW Bush, de cette “gauche progressiste” (“libérale”, en termes US) qui s’était promis de changer la politique belliciste et expansionniste des USA. «Will the liberal-left mutiny? Never.» Le constat est sans appel, le tableau est désolant.
Cockburn est certes un radical, au sens US du terme encore, mais il n’est ni un exalté ni un passionné qui se laisserait aveugler par sa passion. Au contraire, l’argument qu’il développe est marqué par la raison, la mesure dans l’argument. Il n’est nul besoin de passion pour tracer un tableau catastrophique de la situation du monde, particulièrement de la politique US qui en est le principal moteur, sinon la principale responsable. Pour autant, son cas nous paraît à la fois exemplaire et révélateur de ce que nous jugeons, d’ailleurs sans la moindre acrimonie, être un réel aveuglement. Il écarte tout constat, et donc tout jugement, sur la dynamique des événements, notamment du côté d’Obama et de sa politique.
D’une certaine façon, Obama est prisonnier d’un système et de la politique que ce système non seulement autorise, mais suscite. Cela nous paraît incontestable. Accessoirement et sur tel ou tel point, il peut se tromper et paraître accentuer en telle ou telle occasion une conséquence ou l’autre de sa position de prisonnier, obligé de composer, sinon de se soumettre à la politique du système. Au contraire, il nous paraît plus contestable de laisser entendre qu’il est complice actif, consentant et zélé.
Sa priorité est la situation économique et financière, la crise intérieure. C’est là que son emprisonnement se fait le plus sentir. Sa dépendance de Wall Street est tout simplement stupéfiante. Un billet récent de Paul Jorion (18 avril 2009) met bien en évidence cette situation, en soulignant son “avantage” paradoxal avec l’exposition crue et sans fard de cette dépendance qui implique des conséquences psychologiques puis politiques terriblement dommageables pour le système. (Comme dans le cas des lobbies, comme l’a montré l’affaire Freeman, l’influence du système, pour être efficace doit rester dissimulée; si elle apparaît au grand jour elle est en danger de mort; elle n'est plus influence mais ingérence illégitime.) Du fait de cette priorité intérieure, la politique extérieure est devenue secondaire, mais elle n’en reste pas moins un domaine de grande activité et d’une immense importance. Et là, contrairement à ce qu’avance Cockburn, des changements très importants se dessinent, qu’on a souvent documenté sur ce site (Russie, Iran, Israël, etc.). Il ne s’agit pas d’événements mais d’une dynamique, ce qui nous paraît bien plus importants. Les événements réclamés par Cockburn pour mettre en œuvre un véritable changement de la politique extérieure (mise en accusation des pratiques de la CIA, retrait immédiat d’Irak, etc.) sont à la fois difficiles sinon impossible à mettre en œuvre, porteurs de conséquences intérieures paralysantes, d’un effet général limité même s’ils sont symboliquement puissants; par conséquent, ils porteraient surtout le risque de compromettre gravement la dynamique en question.
Cette dynamique, parce qu’elle nourrit les actes et les choix d’une façon générale, nous paraît le facteur essentiel. Son sérieux, voire sa pérennité, reposent dans ce fait qu’elle est l’enfant d’une nécessité de concentration sur la crise intérieure, et de l’affaiblissement qui va avec pour l’extérieur. Tout cela n’est pas le fait du seul Obama mais Obama permet de la réaliser, et il soutient cette dynamique qui ne dépend pas de lui avec une certaine alacrité qui peut en dire long sur ses arrières pensées, si c’est le cas, sur ce qui pourrait être révélé d’assez révolutionnaire chez lui à l’une ou l’autre occasion. Pour l’essentiel, comme les autres quoiqu’avec plus de brio que les autres, Obama est un “personnage maistrien” comme les autres. Il n’agit qu’en fonction de ce que les événements lui permettent en fait d’action.
Mais l’attitude de Cockburn est surtout significative pour elle-même, pour ce qu’elle dit d’un certain état d’esprit qu’on trouve chez nombre de “dissidents” US, qui est basé sur une incompréhension de ce qui, à notre sens, constitue le moteur de l’Histoire, surtout dans les circonstances “maistriennes” présentes. Cette incompréhension est d’ailleurs compréhensible, pour une conception qui tend à faire de forces humaines cohérentes, et des individus qui les représentent, le moteur essentiel voire unique de l’Histoire. Ils s’engagent ainsi dans une voie où ils iront d’incompréhensions en incompréhensions, de surprise en surprise. L’action d’Obama, notamment, voire essentiellement en politique extérieure puisqu’en politique intérieure il est prisonnier, ne peut être jugée stricto sensu ; elle doit être appréciée sur ses aspects indirects, sur la substance dynamique dont elle témoigne, et le sens que manifeste cette dynamique, – et elle doit être jugée comme un processus indirect, développée en fonction de nécessités d’une puissance déclinantes, – selon l'orientation de “contraction” que nous identifions et que nous avons déjà signalée; et elle doit être comprise, dans ce sens, avec ses potentialités révolutionnaires qui, si elles apparaissent pour ce qu’elles sont, apparaîtront brutalement, d’une façon inattendue et imprévue même pour ceux (Obama) qui la conduisent ou croient la conduire.
De même, selon ce schéma, des effets indirects ont toutes les chances de se manifester en retour au niveau intérieur. Là aussi, l’inattendu et l’imprévu en seraient les caractère. La “glace mince” vaut dans tous les sens ; elle vaut également pour les aspects conformistes et conformes du diktat du système; ce diktat, malgré les apparences, ne tient plus qu’à un fil. Le problème des “dissidents” US dans la circonstance est qu’ils attendent, plus que les surprises de l’Histoire, la confirmation de la justesse de leurs théories et la réforme des fondements d’un système auxquels ils tiennent, et qu’ils estiment trahis par les développements pervers qui lui ont été imposés. Ils ne croient guère à la puissance intrinsèque de l’Histoire et tout à fait à la justesse de leur théorie. Cette attitude n’est certes pas déshonorante ni indigne mais elle n’est pas la nôtre parce que notre conviction est qu’elle ne rencontre pas la réalité de l’évolution des choses dans la situation présente où le phénomène de la crise est devenu paradoxalement la structure même des relations internationales et de la politique; et notre conviction est également que les événements sont dans une phase ultime où leurs effets vont permettre de trancher entre ces deux approches, – celle qui privilégie l’Histoire et celle qui privilégie les théories et les constructions humaines, – au profit de la première.
Ils, – les “dissidents” US et ce qu’ils représentent, et avec eux leurs correspondants en Europe, – seront surpris et désorientés par Obama, bien autant qu’Obama lui-même pourrait l’être par lui-même. Le grand événement de l’élection d’Obama n’est ni Obama ni une bataille de doctrines; c’est le fait que cette élection est une translation puissante dans la politique générale d’un changement de dynamique historique; et ni les électeurs d’Obama ni ses fonctionnaires, ni ses adversaires et ses critiques, n’en sont pour autant nécessairement informés.
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