Mark Twain, la littérature américaine et le système

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Les nombreux détails donnés sur la publication semble-t-il non expurgée de l’autobiographie de l’écrivain américain Mark Twain, un siècle après sa mort (voir notre Ouverture libre du 12 juillet 2010), donnent une foule de détails techniques témoignant de la minutie avec laquelle ont travaillé ceux qui sont chargés de cette tâche, comme ceux qui l’ont assumée depuis plus d’un siècle. Quelle tâche ? Celle de publier l’œuvre de Twain, ou ce qui reste de l’œuvre de Twain qui ne fut pas publié de son vivant.

Cette minutie, cet aspect technique particulièrement soigné tendraient à obscurcir ou à écarter la question politique du cas, où Twain lui-même joua un rôle, qui concerne au travers d’un des plus grands écrivains américains la question, absolument spécifique aux USA dans ce cas, de la pression de la censure sociale (implicite, non juridique) qui est la courroie de transmission protectrice des intérêts du système, et de la psychologie de l’autocensure qui s’en déduit pour l’écrivain. Le cas de Twain est d’autant plus éclairant que Twain est vénéré, et le cas de la littérature américaine est d’autant plus révélateur qu’il concerne une activité jugée par le système, de tous les temps, comme à la fois nécessaire au système et dangereuse pour le système.

@PAYANT Mark Twain est une gloire nationale, et a été traité comme tel. Aux USA, cela signifie que la “gloire” est célébrée jusqu’à l’emphase et le dithyrambe, pourvu qu’elle reste dans les normes. Henry Mencken, l’un des plus féroces critiques de la kultur (comme il disait lui-même) américaniste, écrivait en 1932 : «La littérature se voit continuellement malmenée par les partisans de la kultur puritaine et chaque manifestation d'un talent véritable est attaquée avec violence. Les critiques officiels du pays furent tous contre Poe en son temps ; ils furent ensuite contre Whitman, puis essayèrent de ravaler Mark Twain au rang de simple clown.» Les trois noms cités sont effectivement ceux de trois des plus grandes gloires de la littérature américaine, et chacun eut son traitement particulier (Baudelaire en savait quelque chose, lui qui s’était attaché au sort social épouvantable d’Edgar Allan Poe, en même temps qu’il traduisait en français les oeuvres du poète et romancier américain). Effectivement, Mark Twain était classé dans la catégorie “amuseur public”, si possible à l’avantage des yankees et aux dépens du reste du monde. A cette condition seulement, il serait célébré et aurait tous les avantages de la gloire.

Analysant Le déclin de l’individualisme chez les romanciers américains contemporains, le professeur de Lettres et de Philosophie Alfred Bawir écrivait en 1942 : «La fuite [de Twain] dans l’idéalisation romantique ne réussit cependant pas à apaiser le pessimisme qui trouva finalement son expression dans deux œuvres courtes, mais terriblement significatives, “What Is Man ?” (1898) et “The Mysterious Stranger” (1999), que jamais Mark Twain n’osa livrer à la publication. Dans la préface qu’il écrivit en 1905 pour la première, il s’exprime en ces termes qui jette sur sa personnalité un jour douloureux: “La documentation pour ces pages commença il y a vingt-cinq ou vingt-sept ans. Les pages en furent écrites il y a sept ans. Je les ai lues et relues depuis et n’y ai rient trouvé à changer. Je viens juste de les examiner à nouveau et je suis toujours persuadé qu’elles expriment la vérité . Chaque remarque en elles a été pensée (et acceptée comme l’inévitable vérité) par des millions et des millions d’hommes – et pourtant cachée, tenue secrète. Pourquoi ne se sont-ils pas exprimés? Parce qu’ils craignent (et n’auraient pu supporter) la désapprobation des gens autour d’eux. Pourquoi n’ai-je pas publié? La même raison, je pense, m’a retenu. Je n’en ai trouvé aucune autre.”» Bawir rapporte également ce passage d’une lettre de Twain à son ami, le révérend Joseph Mitchell : «Suis-je honnête ? Je vous donne ma parole (entre nous) que je ne le suis pas. Pendant sept ans, j’ai conservé ce manuscrit dont ma conscience me disait que c’était mon devoir de le publier. Il y a d’autres difficiles devoirs que je peux mener à bien, mais pas celui-ci.»

Nous parlons bien, ici, d’autocensure, qui est le traitement le plus remarquable que parvient à susciter de façon aussi remarquablement efficace et déguisé le système de l’américanisme, notamment et particulièrement chez nombre de ses artistes et de ses écrivains, qui constituent la catégorie sociale la plus imprévisible, la plus indisciplinée et la plus dangereuse pour un système de cette rigidité conformiste et animé de “valeurs” vénales et matérialistes. C’est pour écarter cette pression de l’autocensure que des générations d’écrivains américains s’installèrent en France, non pour y émigrer puis s’y intégrer, mais pour y trouver le climat qui leur permettait de faire leur travail d’écrivains américains. La “génération Beat” crut, en un sens, pouvoir écarter ce maléfice. Malgré les années 1960 qui suivirent aussitôt et le désordre qu’on prit pour une révolution, et la révolution qu’on prit pour une solution à tous les maux, cette génération fut également passée à la moulinette. Kerouac mourut de son succès, qui impliquait, comme si le système parvenait à tourner tous les obstacles avec une maîtrise consommée, une véritable éradication de l’identité de l’écrivain. (Il faut lire la description de l’état d’effondrement de Kerouac lors du succès de On the Road, en 1956-1957, par son amie Joyce Johnson, dans Personnages secondaires; il faut lire la description de Kerouac se réfugiant dans son lit devant l’avalanche prédatrice du système de communication, pour repousser cocktails, réceptions littéraires, émissions de radio et de télévision, et demandant au poète John Clellon Holmes de venir le voir : «Holmes vint chez moi voir Jack, qui se calma un peu. [Jack] dit à Holmes qu’il ne savait plus qui il était.»)

Le traitement de la littérature aux USA est très particulier. A la différence des nations réellement constituées en tant que telles, les USA, en tant qu’ils sont d’abord un système, ce qui est notre conviction chaque jour renforcée, ne considèrent pas la littérature américaine comme quelque chose d’intégrée, quelque chose qui fait partie de soi, – disons, comme l’on dit que “la littérature française fait partie du génie français”, — pour se référer à la littérature (française) qui fut de tous les temps le modèle des écrivains US. Le système juge la littérature comme un composant indépendant, un “centre de pouvoir” (ou plutôt “d’influence”) comme il y a d’autres “centre de pouvoir” (d’influence) dans la mosaïque qui constitue ce système. Il s’agit donc à la fois de la favoriser pour ce qu’elle peut apporter au système, et de la contrôler pour qu’elle ne critique pas fondamentalement le système. Comme la censure en tant que telle n’existe pas légalement, au nom de l’artifice de communication fondamental du “fredom of speech” qui est avancée comme glorieuse supériorité des USA sur le reste, il s’agit d’agir sur elle par les pressions sociales habituelles appuyées sur le conformisme, les associations sociales diverses, etc., non comme réflexe social mais comme arme politique. Cette sorte d’attitude est à la base du maccarthysme, bien sûr, qui est effectivement une attitude sociale de publiciste transformée en une attitude politique spécifiquement américaniste, et nullement une version US de l’hydre fasciste internationale que les intellectuels utilisent avec tant de brio comme faux nez pour pouvoir mieux faire la promotion du libéralisme, – c’est-à-dire du système, au bout du compte, bouclant ainsi la boucle. Il y a chez les écrivains américains (nous n’employons pas le qualificatif d’“américanistes”) une terreur permanente implicite devant l’arme du lynch (ici équivalent figuré des actes réels contre les Africains-Américains lorsqu’ils étaient encore des “nègres”), qui s’exerce au niveau de la réputation, de la critique, de la vie et de la considérations professionnelles et sociales, etc.

Le 3 novembre 1992 (entretien dans Le Monde), Philip Roth observait : «Les enfants de mes amis, qui viennent de milieux intellectuels privilégiés, sont désormais des Américains très isolés . Je ne dis pas qu’ils vont être persécutés […] mais ils sont dans une sorte de ghetto intellectuel. La partie se joue sans eux, sans les gens cultivés. Il n’y a rien à faire pour arrêter cela. Alors, que nous soyons les derniers romanciers me paraît évident. Au moins, dans ce pays…» Roth, en un sens, n’avait pas tort. Il y a encore des romans mais la littérature américaine n’existe plus guère, non plus que la française, non plus que la littérature tout court d’ailleurs, ce qui montre que l’américanisation et le système sont accomplis. De ce point de vue, en même temps, nous sommes en phase terminale et le système, qui est dans sa crise finale, ne passe plus rien à personne, ce pourquoi il a effectivement éclaté la littérature en autant d’écrivains qu’on peut ainsi mieux soumettre. Roth, lui, s’est acheté une conduite depuis 1992. Il est devenu chaud partisan d’Israël et proclame qu’il n’est nulle place au monde où les juifs, comme lui-même, sont mieux traités qu’en Amérique. Il est devenu impeccablement antifasciste, et anti-“islamofasciste”. On peut donc éditer Mark Twain dans le texte.


Mis en ligne le 13 juillet 2010 à 14H39

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