Marshall, avant Petraeus

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Les mots divers du général Petraeus le 16 mars devant le Sénat US ont ouvert une sacrée polémique, on l’a vu. Ils ont touché un nerf à vif au cœur du système et conduisent désormais à une mise en cause du plus beau “révisionnisme” possible, avec une querelle à mesure. Il s’agit de l’attitude des USA à la naissance, en 1948, de l’Etat d’Israël, plus particulièrement de l’attitude du Pentagone et, surtout, du secrétaire d’Etat de cette époque, le général George C. Marshall, certainement l’un des plus grands soldats de l’histoire militaire des USA avec le général Robert E. Lee. (Selon notre classification, qui se garde des anathèmes mais tient compte des qualités humaines d’un gentleman, même au cœur d’un système si pervers.)

• D’abord, le 5 février 2010, il y avait eu, sur Intifida-Palestine.com un texte de Jeff Gates, excellent auteur critique de la politique US et anciennement (dans les années 1980), conseiller de la commission des opérations bancaires de la Chambre des Représentants. Gates attaquait les divers mythes qui ont cours aujourd’hui sur Israël. Un passage nous intéresse, qui concerne les conditions dans lesquelles Truman décida de reconnaître l’Etat d’Israël (ou, dans tous les cas, certaines de ces conditions, Gates présentant par ailleurs Truman comme un chrétien fondamentaliste, type GW Bush, ou “chrétien-sioniste”, acceptant l’idée biblique de la nécessité du retour du peuple d’Israël sur sa “terre ancestrale” avant le retour du Messie).

«White House counsel Clark Clifford cautioned Truman that his reelection was unlikely absent the funding that Jewish-Americans—with Israel’s recognition—were eager to provide. In early May 1948, General George C. Marshall, Truman’s Secretary of State, argued vigorously against recognition. Strong objections were also heard from the diplomatic corps, the fledgling Central Intelligence Agency and the Pentagon’s Joint Chiefs of Staff.

»Marshall, the top-ranked U.S. military officer in WWII, was outraged that Clifford put domestic political expedience ahead of U.S. foreign policy interests. Marshall told Truman that he would vote against him if he extended sovereign status to an enclave of Zionist terrorists, religious fanatics and what Albert Einstein and Jewish philosopher Hannah Arendt called “Jewish fascists.” Marshall insisted that State Department personnel never again speak to Clifford.

»In March 1948, a Joint Chiefs paper titled “Force Requirements for Palestine” predicted the “Zionist strategy will seek to involve [the U.S.] in a continuously widening and deepening series of operations intended to secure maximum Jewish objectives.” Those objectives included an expansionist agenda for Greater Israel that envisioned the taking of Arab land, ensuring armed clashes in which the U.S. was destined to become embroiled.»

• L’intérêt de la chose est que, le 1er avril 2010, sur Foreign Policy (texte qui nous est signalé par War In Context, le même 1er avril 2010), Mark Perry, l’auteur du texte du 13 mars 2010 qui mit le feu aux poudres avant la déposition du 16 mars de Petraeus, reprend le même thème des débats entre Truman, Marshall et Clifford lors de la création d’Israël.

«That Marshall was an anti-Semite has been retailed regularly since 1948 — when it became known that, by that time as US Secretary of State, he not only opposed the U.S. stance in favor of the partition of Palestine, but vehemently recommended that the U.S. not recognize the State of Israel that emerged. Harry Truman disagreed and Marshall and Truman clashed in a meeting in the Oval Office, on May 12, 1948. Truman relied on president counselor Clark Clifford to make the argument. Clifford faced Marshall: the U.S. had made a moral commitment to the world’s Jews that dated from Britain’s 1919 Balfour Declaration, he argued, and the U.S would be supported by Israel in the Middle East. The Holocaust had made Israel’s creation an imperative and, moreover, Israel would be a democracy. He then added: Jewish-Americans, were an important voting bloc and would favor the decision.

»Marshall exploded. “Mr. President,” he said, “I thought this meeting was called to consider an important, complicated problem in foreign policy. I don’t even know why Clifford is here.” Truman attempted to calm Marshall, whom he admired — but Marshall was not satisfied. “I do not think that politics should play any role in our decision,” he said. The meeting ended acrimoniously, though Truman attempted to placate Marshall by noting that he was “inclined” to side with him. That wasn’t true — the U.S. voted to recognize Israel and worked to support its emerging statehood. Marshall remained enraged.

»When Marshall returned to the State Department from his meeting with Truman, he memorialized the meeting:

»“I remarked to the president that, speaking objectively, I could not help but think that suggestions made by Mr. Clifford were wrong. I thought that to adopt these suggestions would have precisely the opposite effect from that intended by him. The transparent dodge to win a few votes would not, in fact, achieve this purpose. The great dignity of the office of the president would be seriously damaged. The counsel offered by Mr. Clifford’s advice was based on domestic political considerations, while the problem confronting us was international. I stated bluntly that if the president were to follow Mr. Clifford’s advice, and if I were to vote in the next election, I would vote against the president.”

»Put more simply, Marshall believed that Truman was sacrificing American security for American votes.

»The Truman-Marshall argument over Israel has entered American lore – and been a subject of widespread historical controversy. Was Marshall’s opposition to recognition of Israel a reflection of his, and the American establishment’s, latent anti-Semitism? Or was it a credible reflection of U.S. military worries that the creation of Israel would engage America in a defense of the small country that would drain American resources and lives? In the years since, a gaggle of historians and politicians have weighed in with their own opinions, the most recent being Ambassador Richard Holbrooke. Writing in the Washington Post on May 7, 2008, Holbrooke noted that “beneath the surface” of the Truman-Marshall controversy “lay unspoken but real anti-Semitism on the part of some (but not all) policymakers. The position of those opposing recognition was simple – oil, numbers and history.”»

Notre commentaire

@PAYANT Comme on le lit, mention est faite, dans le texte de Perry d’un autre texte, à prétention historique, de Richard Holbrooke, dans le Washington Post du 6 mai 2008. Ceux que cette lecture tente découvriront qu’il n’est question, c’est bien connu avec Holbrooke, que de morale et de rien d’autre, plus quelques accusations d’antisémitisme par allusion, comme d’habitude dans ce cas, – on ne l’a pas vraiment dit mais cela est dit. Dans ce cas, ce n’est pas du “révisionnisme”, mais de la morale type-Wall Street. Clark Clifford, dont Holbrooke fut un proche du temps de ses propres activités à Wall Street et d’un livre à la gloire de Clifford écrit par les deux, est largement cité par Holbrooke (comme il l’est dans les textes de Gates et de Perry, par rapport à sa querelle avec Marshall). Tout cela, la connexion Holbrooke-Clifford, n’a rien pour étonner puisque Clifford, dont Holbrooke rapporte que ses conseils à Truman (reconnaître Israël) était de pure et stricte morale, termina sa carrière comme président de la First American Bankshares, Inc., fut impliqué dans le scandale de la BCCI (qui absorba frauduleusement la First American Bankshares, Inc.) et condamné par un Grand Jury. On reste dans le domaine de la morale, donc. Holbrooke jure en effet ses grands dieux qu’il ne fut jamais question, dans les conseils de Clifford à Truman de reconnaître l’Etat d’Israël, de vils calculs politiques comme celui de s’attirer le vote des juifs américains pour l’élection présidentielle. On s’incline devant l’évidence morale de l’affirmation.

Perry nous rapporte également dans son article qu’il présenta en 2006 un livre sur les relations entre Marshall et Eisenhower, et que la réponse qu’il s’attira, avec un refus poli, du premier éditeur contacté fut bien: «Marshall n’était-il pas antisémite?» La grande maladie de notre temps n’est donc pas l’antisémitisme des méchants esprits mais bien le soupçon d’antisémitisme des petits esprits, ou la pensée américaniste et occidentaliste réduite à une enquête permanente de vile police, – cela est conclu et nous assure sur l’état du système. Cela pour l’anecdote, mais aussi pour introduire une remarque sur le fait qu’effectivement, la polémique qui entoure aujourd’hui les propos de Petraeus et la tension entre les USA et Israël commence à remuer des perspectives intéressantes.

Avec cette extension du débat à l’attitude du Pentagone en 1948 (notamment du JCS, unanime contre la reconnaissance d’Israël), de Marshall et d’autres personnalités proche des milieux militaires de l’époque (Forrestal, Lovett, etc.), en même temps que d’autres rappels possibles (la position la plus ferme contre la politique d’Israël par les USA fut prise en 1956, lors de la crise de Suez, sous la présidence d’un autre militaire, Eisenhower, et on ne devrait pas tarder à proposer de l'étiqueter rétrospectivement “antisémite” puisque nous y sommes), – tout cela élargit la crise de la confrontation entre deux forces fondamentales du système, – le système du Pentagone et le système de l’influence sioniste, ou “parti israélien” à Washington. C’est un débat antagoniste intéressant parce que c’est l’alliance de ces deux systèmes qui a conduit et permis la politique de déstructuration globale lancée depuis le 11 septembre. Nous sommes donc sur le terrain rêvé de “la discorde chez l’ennemi”, qui touche directement le cœur du système.

Il ne fait guère de doute que cet article de Perry n’est pas fortuit. Il s’inscrit dans la polémique née de son propre article, de la déposition de Petraeus qui a suivi, des remous qui, depuis, soulignent tout cela. Il y a de très violentes attaques, rumeurs, etc., dans l’espace semi-public des blogs, des confidences, des articles qui ne sont pas dans la grande presse, qui concernent l’“antisémitisme” de Petraeus, désormais implicitement étendu aux chefs militaires US en général. D’où ce retour de Perry sur Marshall, qui est certainement l’homme honorable par excellence qu’ait jamais produit le corps militaires des Etats-Unis (de Gaulle tenait Marshall en très haute estime, comme un homme d’une exceptionnelle qualité). La défense de Marshall par Perry implique que l’offensive des flics maccarthystes de l’antisémitisme n’est pas loin de toucher aux figures les plus sacrées du système du Pentagone, qu’elle est donc passée au niveau le plus élevé dans le domaine de l’exacerbation et de l’excitation hystérique. Plusieurs remarques ont déjà été publiées ici et là sur les risques que prenait le “parti israélien” de Washington, AIPAC en tête, de se lancer dans une telle offensive, d’abord à propos de Petraeus puis, par enchaînement, à propos des chefs militaires US en général.

Une seule conclusion doit être tirée de cette polémique pour l’instant à un niveau discret et très feutré, mais qui est potentiellement explosive. Cette conclusion est la confirmation que le “parti israélien” se sent effectivement très menacé par la position exprimée par Petraeus, et que ce “parti” ‘interprète bien cette position comme la probabilité d’un virage stratégique du Pentagone qui menace tout son édifice d’influence et de manipulation de la politique extérieure des USA en sa faveur. Il n’est pas sûr que la réaction offensive de tenter de discréditer les militaires grâce à l’arme du soupçon d’antisémitisme soit particulièrement habile. Il s’agit là, avec le Pentagone, d’une puissance redoutable, du pilier du système, avec une influence et un poids énormes. Le risque pris est considérable, et les effets peuvent être dévastateurs et incontrôlables. Encore une fois, l’explication tient simplement à la crainte extrême que la position nouvelle du Pentagone a fait naître chez ceux qui prennent un tel risque.


Mis en ligne le 6 avril 2010 à 08H49

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