Maturité de la postvérité

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Maturité de la postvérité

21 décembre 2020 – Je crois et dirais bien que 2020, qui se mélange si bien avec 2002, est l’arrivée à maturité de l’opérationnalisation de la Post-Vérité (disons PV, pour faire court), – la Post-Vérité-PV, ou écrit ‘postvérité’ selon l’usage auquel je me tiendrai. Je tiens par contre avec fermeté à cette expression, ainsi amendée, d’ “opérationnalisation de la postvérité”, et non PV tout court car c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous sommes, c’est ma thèse, en mode-PV complet et achevé dans les opérations du monde et la psychologie collective, bel et bien dans les événements du monde, sans la moindre interstice de vérité pour ne pas prendre froid.

(Laissons par conséquent de côté, puisque ce n’est pas le sujet, l’aspect théorique de la chose, les thèses, hypothèses, affirmations & dénégations, sur la question de la vérité/Vérité et de toutes les variations faussaires, simulacres, etc., sur lesquels les esprits travaillent depuis l’Antiquité, et même avant je vous l’assure. Voyez l’article du Wiki sur le sujet, –en fait, sur « L’Ère post-vérité », – il est absolument kilométrique, un des plus longs sur les concepts qu’il m’ait été donné de feuilleter et de ne pas lire sinon en diagonale modeste [trop long].)

La raison de ce constat en forme d’hypothèses est qu’en 2020, on se trouve avec deux événements, qui sont ces deux crises colossales faisant partie intégrante et quasi-exclusive de la GCES au point qu’elles parviennent à elles seules à définir et déterminer dans l’illimité la Grande Crise ; il s’agit de la crise-Covid et de la crise du système de l’américanisme, ces deux crises dont il est impossible à mon sens et selon ma perception de les apprécier selon une approche à prétention véridique. Nul ne peut dire le vrai de ces deux événements et dans ces deux événements, où chaque élément se trouve comme un mur infranchissable devant vous, que ce soit le nombre de morts-Covid et la valse des vaccins, que ce soit le score électoral de Old-Joe Biden et la validité des machines à compter/à frauder de la marque Dominion.

... C’en est au point qu’à cette occasion vous reviennent les vieilles rengaines poussiéreuses, engourdies dans les débris de la vérité désintégrée, et qui pourtant vous disent le vrai... “Je ne suis sûr que d’une chose, c’est que je ne suis sûr de rien” ; ou bien “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien” ; et ainsi de suite, dans le genre privatif et cadenassé... Inutile désormais, vous disent ces sages formules, d’attendre quelque vérité que ce soit de ce monde encalminé comme un navire errant, un ‘Hollandais Volant’ qui ne saurait plus naviguer, sur le territoire visqueux et spongieux d’une affreuse Mer des Sargasses.

Bref, car il n’empêche que le vieux et vénérablement corrompu Wiki vous signale tout de même que l’expression “post-vérité” a été utilisée publiquement, pour la première fois, en 2004, c’est-à-dire effectivement opérationnalisée dans le langage courant :
« L’expression “post-vérité” (post-truth) apparaît en 2004, quand l'écrivain américain Ralph Keyes l’utilise dans son livre ‘The Post-Thruth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary life’. La même année, le journaliste Eric Alterman parle d’un “environnement politique post-vérité” et de “la présidence post-vérité” en analysant les fausses assertions de l'administration Bush après les attentats du 11 septembre 2001. »

(A noter en passant, pour illustrer les gambades du facteur postvérité avec influence sur les psychologies fragiles, et commençant par cette question : Wiki s’est-il laisser aller à une faiblesse postvérité ? Il écrit effectivement et sans la moindre précaution de dénégation « les fausses assertions » de la bande-GW sur l’attaque 9/11, ce qui fait furieusement complotiste ; comme quoi, la vérité peut aussi sortir de la bouche de la postvérité...)

En vérité (!), si cette chronologie semblait fixer l’usage opérationnel de la postvérité, et par conséquent son origine opérationnelle, je la fixerais pour mon compte à cette fameuse année 2002 déjà signalée, et dans le chef d’un homme dont j’estime qu’il était la crapule la plus douée et la plus inventive de l’infâme administration GW Bush. On a deviné qu’il s’agit du ministre de la défense Donald Rumsfeld, et je prends 2002 par fétichisme et symbolisme égotique, puisque l’article auquel je me réfère est originellement de janvier 2002 dans l’édition papier de dedefensa & eurostratégie. (Reprise sur le site le 15 mars 2003 sous le titre philosophe, – comme Rumsfeld lui-même l’était, philosophe et même métaphysique, – de « Je doute, donc je suis » ; sans doute, dans ce cas, pour fêter joyeusement l’héroïque, vertueuse et triomphante attaque de l’Irak.)

Cet article signalait qu’à l’issue de la courte campagne qu’on considérait “vingt ans avant” comme victorieuse sinon triomphale contre les talibans afghans, de l’automne 2001 et jusqu’en décembre, il y eut un événement remarquable quoique fort peu remarqué :

« L’hebdomadaire américain Aviation Week & Space Technology du 17 décembre 2001, dans sa rubrique Washington Outlook, nous annonce qu’“[i]l ne faut pas s'attendre à voir le Pentagone nous dire comment la guerre a été gagnée, une fois que le conflit sera terminé. Une autre victime du conflit sera le document traditionnel des ‘leçons du conflit’, diffusé publiquement, selon ce que nous dit un officiel de haut niveau. Les études sur les besoins des services à la lumière des enseignements du conflit feront également partie des domaines sur les enseignements techniques et opérationnels qui seront tenus secrets selon la volonté générale du secrétaire à la défense Rumsfeld à cet égard. Des sources officielles indiquent qu'un usage extensif du polygraphe (détecteur de mensonges) sera fait pour prévenir les fuites et un certain nombre de programmes seront transférés du domaine blanc [ouvert] au domaine noir [secret]. »

Cette nouvelle, venue d’une revue spécialisée, mais de très haut vol (AW&ST était alors, – j’ignore si sa réputation est toujours solide au poste, – le New York Times des nouvelles de l’armement et des guerres), constituait effectivement une révolution pour l’information (pour la communication). Bien que cela ne fût pas formellement écrit, elle venait de Rumsfeld spécifiquement et, bientôt, elle ferait tâche d’huile comme doctrine ‘officielle’ de communication dans tous les appareils et bureaucraties de la communauté de sécurité nationale, puis du reste, – ou bien était-ce déjà le cas :

« La décision extraordinaire des autorités américaines n'a aucun caractère formel, elle n'a pas été annoncée comme telle (ni même appréhendée comme telle par nombre de journalistes). Elle n'a pas été spectaculaire dans le sens médiatique du terme, et l'on comprend aisément pourquoi ; mais elle a été précisément exprimée, à un point où l'on peut juger qu’elle porte une signification fondamentale, qu'on peut effectivement mesurer. Cette décision marque un tournant considérable dans l'attitude des autorités politiques en général, dans la mesure où une autorité centrale de cette importance décide de se départir de son rôle formel (apparent) de référence en matière d'information pour se plonger dans la subjectivité générale. Cette autorité décide d'être désormais “de parti pris”. Nous vivons dans un monde où une autorité officielle, censée représenter le bien public, vous dit de façon ouverte qu’elle tentera de vous mentir, de vous induire en erreur, de vous manipuler, selon ses intérêts. Rumsfeld n'a pas caché qu’il ne s’estimait plus tenu désormais à la nécessité de dire la vérité (“La vérité est une chose trop précieuse pour ne pas la protéger d'une forteresse de mensonges”, dit-il, finaud, en citant Winston Churchill en temps de guerre). »

Et cela constaté avant d’être écrit pour débuter puis clore l’écrit, ainsi le pauvre PhG se lamentait-il, en introduction et en conclusion du texte, comme s’il ‘doublonnait’ en langage journalistique :

« Nous sommes, nous, les analystes et les commentateurs, plus que jamais placés devant une tâche d'enquêteur. Notre enquête ne se déroule plus pour trouver les faits, mais pour distinguer, parmi les faits par multitudes incroyables qui nous sont offerts, et parmi lesquels, par multitudes également significatives, sont glissés des faits fabriqués, déformés et ainsi de suite, entre ceux qui valent d'être retenus et ceux qui doivent être écartés. [...]
» Nous autres, journalistes et commentateurs, sommes seuls désormais. Nous sommes “indépendants”, pour le meilleur et pour le pire. Nous disons cela, qui semble impliquer le fait qu'il n'y aurait eu jamais que la source d'information américaine comme référence, parce que nous nous étions mis et avions accepté d'être mis dans une situation où c’était exactement le cas (le “nous” représente les pays européens notamment et tout ce qui prétend, dans ces pays, se trouver dans le circuit de l'information). »

On peut reprendre la citation de Churchill par Rumsfeld pour structurer la perception que je vous expose, expliquer comment et pourquoi l’on parle de mensonges et de propagande ici, et de postvérité là. Churchill est dans un cadre et sur un ton défensifs : « La vérité est une chose trop précieuse pour ne pas la protéger d'une forteresse de mensonges... » Il parle implicitement de surveillances, éventuellement de montages de la part de services de renseignement, de désinformation, etc., bref les habituels attributs de la maison mensonges & propagande. Mais ces attitudes de voiler la vérité, d’en surveiller l’accès n’impliquent nullement, justement, d’en nier l’existence, bien au contraire.

Il ne s’agit pas de créer un univers alternatif, une construction faites de ce qu’on n’ose plus appeler des ‘mensonges’, mais de sortes d’artefacts divers, de narrative destinées bientôt à remplacer la réalité, c’est-à-dire à s’installer là où se trouvait l’expression opérationnelle de la vérité paraît-il. Et en effet, c’est bien cela : avec Rumsfeld, on se trouve sur le mode offensif, de la création d’une nouvelle vérité lorsqu’il précisa en confidences qu’il entendait faire produire à ses services des narrative clefs en main, et tout cela bien sûr pour préserver secrets et complots intimes de la sécurité nationale ; et bientôt l’on arrive au constat que la vérité n’existait pas puisque la vérité-simulacre est là, aujourd’hui, fabriquée de toutes pièces, vérité de la postvérité.

C’est en effet le projet et le programme que développèrent Rumsfeld & Cie. Le ministre de la défense axa une part importante de son action sur la ‘communication stratégique’ comme il nommait le domaine, en accord implicite avec les autres principaux membres du cabinet, et surtout du vice-président Dick Cheney et de sa cohorte de neocons et neo-neocons. En 2003, j’écrivais dans ce livre publié à la fin de la même année (‘Chronique de l’ébranlement’), cette remarque sur une visite d’adieu de l’ambassadeur de France faite à Cheney, où Cheney, justement, lui expliquait entre les lignes que les USA étaient entrés dans un nouveau monde, par conséquent là où il régissait les fredaines de la vérité devenue ainsi postvérité. Pour le reste de la remarque, je me trompais complètement, croyant que les Européens s’affirmeraient d’un point de vue géopolitique, alors que la question était psychologique et pathologique, et notre supposé soumission qui suivit et s’affirma de plus en plus était en vérité (!) une irrésistible fascination pour le maître des vérités multiples ; et ainsi était-il écrit, et j’avais bien mal lu, que nous rejoindrions finalement les mutants et zombies américanistes dans leur ‘Wonderland’ :

« “Vous autres, Européens, vous n’imaginez pas l'ampleur de l'effet qu'a produit sur nous l'attaque du 11 septembre” : ce mot du vice-président Cheney à un ambassadeur d'un pays européen venu lui faire ses adieux, en novembre 2002, résume bien l’effet le plus profond de l'événement, exactement contraire à ce que nous en crûmes, de façon presque unanime, quand il se produisit. L’événement trace une rupture. Nous croyions tous qu’il allait nous rapprocher, nous autres “civilisés”, notre référence américaine avec le reste (ils disent the Rest Of the World, ou ROW, pour nous désigner). Au contraire, l’événement nous déchire et nous sépare, et d'une façon si inéluctable qu'on se demande si la fêlure n'existait pas avant, et qu’elle ne demandait qu’à béer. »

A ce moment-là, les USA de GW Bush étaient entrés dans cet univers parallèle de la postvérité où le chef de la communication de GW Bush, Karl Rove, ne se privait pas une seconde de dire à l’auteur Ron Suskind, à l’été 2002, ces phrases fameuses :
« Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé]. »

Il m’apparaît alors rétrospectivement évident, si je parle depuis 2020 comme je le fais, que nous étions entrés dans la postvérité prétendant à l’opérationnalité puisque rien, aucune catastrophe, aucun désastre, aucune maladresse cosmique, comme les USA avec nous dans leurs pas en accumulèrent durant presque deux décennies, ni même la reconnaissance par Rumsfeld lui-même des échecs terribles dans le domaine de l’expansion de ‘sa’ postvérité (la ‘communication stratégique’), ne les firent modifier leurs certitudes d’être ces créateurs ‘en continu’ de postvérité en postvérité, de la Libye à la Syrie, à l’Ukraine, à l’OTAN, à l’Iran, à la Russie et à la Chine et ainsi de suite. Notre Glossaire.dde a accumulé les concepts qu’il nous fut nécessaire de développer pour affronter cette course de la postvérité en ne perdant pas trop pied, en résistant à cette ivresse complètement fabriquée, – du déterminisme narrativiste pour mesurer leur folie, à la vérité-de-situation pour continuellement leur opposer nos contre-feux.

Ce que nous eûment quelques difficultés à réaliser, parce que nous vivions ces événements au jour le jour, c’est que ce temps dévoré d’une façon hystérique, en dénonçant toutes les menaces du monde et proclamant irrésistiblement nos formidables vertus, aggravait chaque jour un peu plus notre cas en nous enfonçant dans cette postvérité devenue une sorte de ‘plat du jour’ chaque jour recommencé pour satisfaire notre appétit de simulacre. Depuis 2001-2002, nous vivons sur le rythme forcené d’une psychologie absolument exacerbée, une espèce de tension permanente chargée de visions et d’ombres diaboliques comme l’on trouve dans les cavernes platoniciennes. Le monde de la postvérité nous écrase impitoyablement dans nos simulacres vertueux.

C’est ainsi qu’aujourd’hui j’évalue ces longues années de désordre sanglants et de chaos indescriptible. Le fait, c’est-à-dire la vérité-de-situation pour notre compte, est bien que tout le petit monde a suivi, s’enfonçant dans les narrative, inventant les FakeNews des autres, découvrant un complotiste, un Russe, un diable et une Alice au Pays des Merveilles. Tout cela est bien connu et doit être également apprécié à l’aune de ce phénomène de la postvérité, avec un paroxysme offert par l’élection de Trump, tout cela jusqu’en 2020 qui est cette si terrible année que nous vivons tous en direct, entre les divers cauchemars et labyrinthes que nous suivons pas à pas.

Aujourd’hui, en 2020, le fardeau est énorme, considérable et écrasant, il est arrivé à son point d’inflexion, celui où Atlas lui-même titube. Aujourd’hui, en 2020, la postvérité a effectivement atteint son stade de complète opérationnalisation. Elle n’a plus de concurrente à craindre, qui lui dirait que la vérité existe, la mettant dans le plus grand embarras. Elle a rencontré son maître, sa formule magique, dans la conjonction extraordinaire d’un virus venu de l’enfer et d’un bouffon que tant de grands et beaux esprits décrivent comme le gardien de l’enfer. Nous, de la brigade de la postvérité, nous avons atteint ce stade où nous ne parvenons plus à fabriquer des simulacres faisant office de vérités-à-la-place-de-la-vérité, où la postvérité elle-même nous devient insupportable...

Car dans la postvérité achevée, complètement opérationnalisée, plus rien n’est vrai, y compris les choses les plus sacralisées que nous avions mis sur nos offertoires en carton bouilli et en papier mâché. La psychologie n’y résiste pas. Elle se laisse délicieusement emporter dans le paroxysme de l’épisode maniaque auquel nous assistons aujourd’hui avec nos petits soldats du wokenisme, lequel est une représentation acceptable de la maturité de la postvérité, de son opérationnalité finale. C’est à ce moment-là que naît le temps des opportunités : quand ils n’ont plus de vérités-simulacres à mettre à la place de la vérité pour tenir le rythme de la postvérité, à se mettre sous la dent, parce que comme moi ils n’ont plus de dent. (Seulement, moi je ne prétends pas mordre.)

En d’autres mots un peu plus brefs, je dirais que la postvérité est née de la crise qu’on jugea terminale de la vérité alors qu’on était soi-même cause de cette crise. Que faire alors lorsqu’on réalise que l’opérationnalité finale de la postvérité érigée en créatrice de mondes nouveaux ressemble à s’y méprendre à la crise finale de la postvérité ?

Cette question se pose à eux, qui se disaient en 2002 “créateurs de l’histoire”, pas à moi. Je suis de ceux qui attendaient ce moment, qui se lavent les mains du trouble terrible où ils se trouvent plongés. J’attends avec intérêt, sinon une certaine jubilation nécessairement angoissée, de voir ce que l’Histoire va juger opportun de faire de ces débris sinistres de cette tentative extraordinairement arrogante de maîtriser l’univers avec des incantations de sorciers de pacotille.

Voyons cela... Nous verrons bien, répondit le sphinx avec un sourire malicieux.