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4871Philosophe juif et sioniste hérétique (il acceptait l’Ouganda…), Max Nordau appartient à toute cette génération de penseurs juifs politiquement incorrects qui défièrent à Vienne le monde moderne dans le sillon de Nietzsche, et auxquels j’ai rendu hommage dans mon livre sur Kubrick. Schnitzler, le jeune Weininger, l’extraordinaire et éternellement méconnu Karl Kraus et même Freud dans son genre furent, entre beaucoup d’autres, ces êtres qui foraient, sapaient et minaient le monde moderne qui s’était construit depuis beaucoup plus longtemps que ne le pensaient les chrétiens peu éclairés et les traditionalistes de l’époque. Un rappel : Jonathan Swift se demandait déjà par quoi on remplacerait le christianisme au début du dix-huitième siècle. Eh bien on le remplaça par quelque chose qui prit son nom mais qui n’était plus du christianisme (voyez Feuerbach à ce propos). On passait du croisé, du bâtisseur de cathédrale au bourgeois victorien, au possédant trouillard, au pèlerin ferroviaire, au touriste religieux…
Nordau dénonce donc la culture moderne du dix-neuvième, culture de philistin comme dirait Nietzsche. Les symbolistes, y passent, les parnassiens, les Tolstoï, les préraphaélites. Nordau voit aussi le mauvais usage que l’on fait de Wagner… et de Nietzsche ! Pour lui la culture moderne est une pathologie. Comme nous sommes d’accord ! Et cette pathologie tourne en rond comme la modernité depuis des siècles (plus elle prétend progresser, plus elle patauge et tourne en rond mécaniquement, comme ces épisodes de la quête du Graal où l’on voit des chevaliers pris dans des rondes).
Il me parait important de le rappeler. Les nazis ont dénoncé l’art dégénéré lié aux juifs, eh bien un intellectuel juif l’a fait avant eux, tapant sur l’art dégénérant du goy, et qui avait compris la toxicité de la culture wagnérienne qui donnerait Hitler.Il faut renvoyer dos à dos ici antisémites et progressistes libérateurs. Car le problème est bien plus spirituel que politique.
Je donnerai des extraits du texte que Nordau écrit au célèbre César Lombroso :
« La notion de dégénérescence, d'abord introduite dans la science par Morel et développée avec tant de génie par vous-même, s'est déjà montrée extrêmement fertile dans les directions les plus diverses. Sur de nombreux points obscurs de la psychiatrie, du droit pénal, de la politique et de la sociologie, vous avez déversé un véritable flot de lumière, que seuls n'ont pas perçu ceux qui ferment obstinément les yeux ou qui sont trop myopes pour tirer profit de quelque illumination que ce soit. »
Et là, la cible qui fâche, l’art et la littérature dégénérée :
« Mais il existe un domaine vaste et important dans lequel ni vous ni vos disciples n’avez jusqu’à présent porté le flambeau de votre méthode : le domaine de l’art et de la littérature. »
En effet, ajoute Nordau :
« Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes et des fous déclarés ; ce sont souvent des auteurs et des artistes. Ceux-ci, cependant, présentent les mêmes caractéristiques mentales, et pour la plupart, les mêmes caractéristiques somatiques que les membres de la famille anthropologique susmentionnée qui satisfont leurs pulsions malsaines avec le couteau de l'assassin ou la bombe du dynamiteur, et eux avec stylo et crayon. »
On parle de films-culte depuis que le cinéma est crevé comme tel. Mais le culte artistique est énorme à l’époque de Lombroso (Tolstoï attaque aussi Wagner et le symbolisme dans son livre sur l’art que j’ai recensé) :
« Certains parmi ceux-ci dégénérés en littérature, musique et peinture ont pris une importance extraordinaire ces dernières années et sont vénérés par de nombreux admirateurs en tant que créateurs d'un nouvel art et hérauts des siècles à venir. »
Conformément à son époque et à son propos, Nordau certes use et abuse du lexique médical. Il est bien sûr de son temps comme nous sommes du nôtre. Il dénonce aussi l’hypnose massifiée de ce culte artistique, et donc son danger (Tolstoï voit même la dimension hitlérienne de l’art wagnérien) :
« Ce phénomène ne doit pas être négligé. Les livres et les œuvres d'art exercent une puissante suggestion sur les masses. C'est de ces productions qu'une époque tire ses idéaux de moralité et de beauté. S'ils sont absurdes et antisociaux, ils exercent une influence perturbante et corruptrice sur les vues de toute une génération. Par conséquent, ces derniers, en particulier les jeunes impressionnables, facilement excités par un enthousiasme pour tout ce qui est étrange et apparemment nouveau, doivent être avertis et éclairés quant à la nature réelle des créations si aveuglément admirées. »
Nota : le mot impressionnisme était en ce sens tout un programme…
Mais Nordau ajoute :
« Cet avertissement que le critique ordinaire ne donne pas. La culture exclusivement littéraire et esthétique constitue, par ailleurs, la pire préparation concevable pour une véritable connaissance du caractère pathologique des œuvres de dégénérés. Le rhétoricien verbeux expose avec plus ou moins de grâce ou d'intelligence les impressions subjectives reçues des œuvres qu'il critique, mais est incapable de juger si ces œuvres sont les productions d'un cerveau brisé, mais aussi la nature du trouble mental qui s'exprime par leurs écrits. »
Plus loin :
« Maintenant, j'ai entrepris le travail d'investigation (autant que possible d’après votre méthode) des tendances de la mode dans l'art et la littérature ; de prouver qu'ils ont leur source dans la dégénérescence de leurs auteurs et que l'enthousiasme de leurs admirateurs est pour les manifestations de folie morale, d'imbécillité et de démence plus ou moins prononcées. »
Il ajoute avec humour et humeur qu’il est déjà trop facile de taper sur l’Eglise ou les gouvernements :
« Je ne doute pas des conséquences pour moi de mon initiative. Il n’y a actuellement aucun danger à attaquer l’Église, car elle n’a plus de bûcher à sa disposition. De même, écrire contre les gouvernants et les gouvernements n'a rien d'inquiétant, car au pire, il ne pourrait s'ensuivre une incarcération assortie de la gloire compensatrice du martyre. »
Par contre Nordau rappelle avec raison qu’il est plus grave de traiter de l’art et les artistes « dégénérés », et ce bien avant donc que les nazis n’antisémitisent la critique dudit art par leur comportement de « barbares préhistoriques » (Freud) !
« Mais le destin de celui qui a l'audace de qualifier les modes esthétiques de décadence mentale est menaçant. L’auteur ou l’artiste attaqué ne pardonne jamais à un homme de reconnaître en lui un fou ou un charlatan ; les critiques subjectivement ridicules sont furieux lorsqu'il est souligné à quel point ils sont superficiels et incompétents ou à quel point ils sont lâches en nageant avec le courant ; et même le public est en colère lorsqu'il est forcé de voir qu'il a couru après des imbéciles, des dentistes et des charlatans. »
Enfin Nordau dénonçait même le rôle toxique de la presse :
« Maintenant, les graphomanes et leurs gardes du corps critiques dominent la quasi-totalité de la presse et possèdent dans celle-ci un instrument de torture par lequel, à la mode indienne, ils peuvent dégager le dérangeur gênant de la partie jusqu’à la fin de ses jours. »
Notre intellectuel juif antisystème faisait déjà partie de ces nombreux esprits juifs (voyez Cohen, Klein, Kunstler, Zemmour, Finkielkraut et autres) qui envoient promener tous les partis pris et guident la marche des antisystèmes…
Et je rajouterai comme ça en passant cette phrase de Julien Benda qui montre que bien avant Léo Strauss et les néocons les penseurs allemands avaient remis Machiavel au goût du jour… C’est dans la Trahison des clercs :
« On sait que cette apologie du machiavélisme inspire tous les historiens allemands depuis cinquante ans, qu’elle est professée chez nous par des docteurs fort écoutés, qui invitent la France à vénérer ses rois parce qu’ils auraient été des modèles d’esprit purement pratique, des espèces de paysans madrés (voir J. Bainville), exempts de tout respect d’on ne sait quelle sotte justice dans leurs rapports avec leurs voisins… »
Max Nordau – Dégénérescence (Gutenberg.org, en anglais)
Tolstoï – Qu’est-ce que l’art ? Bibliothèque russe et slave.
Julien Benda – La trahison des clercs (classiques.uqac.ca)
Bonnal – Kubrick et le génie du cinéma (Dualpha, Amazon.fr)
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