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126823 mars 2009 —La fureur et la panique, tels sont les deux mots qui caractérisent la réaction de Wall Street, et, d’une façon plus générale, de l’establishment financier anglo-saxon (Wall Street + la City), après le vote du 19 mars de la Chambre des Représentants du Congrès des Etats-Unis d’une loi qui impose à 90% les bonus dont les établissements financiers gratifient leurs employés. («Thursday’s approval by the House of Representatives of a bill that would impose 90 per cent tax on bonuses to employees whose gross income exceeded $250,000 at bailed-out firms.») Cette fureur et cette panique étaient visibles et lisibles dans le Financial Times (notre FT), ce week-end, avec une série d’articles dénonçant ce vote comme du “maccarthysme”.
Même si l’on comprend sans hésitation la comparaison du point de vue méthodologique, il y a un curieux et amusant contre-sens politique dans cette accusation de maccarthysme, lorsqu’un banquier nous dit, pour caractériser l’action de la Chambre: «It’s like a McCarthy witch-hunt...This is the most profoundly anti-American thing I’ve ever seen.» C’est un contresens parce que le maccarthysme fut précisément une machination constitutionnelle (usant de moyens constitutionnels), une machine de terrorisme de communication, dans le cadre le plus légal du monde, contre les attitudes jugées “anti-américanistes” (ou selon le terme ambigu de “unamerican”, – les commissions de l’esprit maccarthyste étaient des commissions d’enquête sur les “unamerican activities”). Ainsi, les banquiers de Wall Street, pourtant archétypiques de l'américanisme, se jugent-ils, étrangement, comme s’ils étaient dans la position des communistes, ou assimilés aux communistes d’hier, et harcelés par McCarthy. Un chroniqueur (Caldwell, voir plus loin) observe que la sentiment des Américains ressemble désormais au soupçon pathologique (maccarthysme) selon lequel les banquiers de Wall Street seraient comme une sorte de monstrueux KGB infiltrant le cœur du système de l’américanisme: «Americans are beginning to view those who wrecked the financial system like the secret police in a former communist country – you need to keep them from wreaking havoc in a new sphere.» Goûteuse comparaison, n’est-il pas…
Un article du FT du 21 mars 2009 nous rapporte ce sentiment. C’est le registre de “fureur et gémissement”, – à la fois une immense colère et une plainte pathétique, – tout cela, comme le sentiment exacerbé d’un grand amoureux découvrant qu’il est trompé par l’objet de sa flamme, dito le capitalisme financier découvrant la tromperie de ses tant aimés Etats-Unis d’Amérique. Dans ce cas, le FT, en deuxième ligne, reflète indirectement l’étonnement douloureux et catastrophique du monde financier anglo-saxon, dont l’âme historiquement inspiratrice est encore plus la City que Wall Street, devant la trahison de “son Amérique à lui”. Cette civilisation si superbe et vertueuse menacée, en même temps que les bonus, d’être renvoyée à l’âge de pierre
«Bankers on Wall Street and in Europe have struck back against moves by US lawmakers to slap punitive taxes on bonuses paid to high earners at bailed-out institutions. Senior executives on both sides of the Atlantic on Friday warned of an exodus of talent from some of the biggest names in US finance, saying the “anti-American” measures smacked of “a McCarthy witch-hunt” that would send the country “back to the stone age”.
»There were fears that the backlash triggered by AIG’s payment of $165m in bonuses to executives responsible for losses that forced a $170bn taxpayer-funded rescue would have devastating consequences for the largest banks. “Finance is one of America’s great industries, and they’re destroying it,” said one banker at a firm that has accepted public money. “This happened out of haste and anger over AIG, but we’re not like AIG.”»
Pourquoi le Congrès a-t-il agi ainsi? «Politicians acting in haste rarely act wisely, least of all when guided by rage», nous dit sentencieusement le FT (son édito du 21 mars 2009.) Mais la réponse à la question vient plutôt d’une chronique de Christopher Caldwel, du FT du 21 mars 2009 également. Il rejoint notre appréciation de l’affaire AIG, du 19 mars 2009, lorsque nous écrivions : «L’intérêt de cet épisode brutalement intervenu est qu’il fait passer brusquement l’attention, la mobilisation, etc., de la lutte contre la crise économique en général à la dénonciation du système, donc à la crise du système en général.». Caldwell écrit notamment, – mais principalement car ceci dit tout: «What until recently looked like discontent with a slow economy is starting to look like opposition to a system.»
Caldwell développe également une étrange logique, comme dans le cas de la logique du soi-disant “maccarthysme”. Pour lui, le populisme est un mouvement de protestation, disons en gros et pour faire court, de l’esclave contre son maître, et rien d’autre, et surtout pas destiné à se battre et à réussir, – ou alors, “c’est pas d’jeu”. («Populism implies that the protesting class is subjugated by, or at least socially subordinate to, the class against which it is protesting.»). Cette fois, constate-t-il, le “populisme” conduit une classe solidaire de la «class against which [populism] is protesting» à agir contre cette dernière; c’est-à-dire le Congrès, normalement solidaire de Wall Street, agissant contre Wall Street sous la poussée du populisme. Ce qui conduit Caldwell à la conclusion vue plus haut, où le “discontent” figurant le populisme dont on ne craint rien de vraiment grave, passe à l’“opposition“ qui est la guerre ouverte où les amis (le Congrès) passent du côté de l’ennemi (le peuple furieux): «What until recently looked like discontent with a slow economy is starting to look like opposition to a system.»
Cela suggère à Caldwell sa conclusion, fort juste à notre sens, et d’une façon absolument menaçante pour le système: «Most people have looked to the Great Depression and the New Deal for clues about will become of US society in this downturn. It is unlikely to provide a reliable basis for prediction.»
Caldwell a tout compris. L’intervention de Roosevelt en 1933, avec le New Deal et le reste, fut ce qui sauva le système de ses propres excès. FDR, magicien du verbe et personnage exceptionnellement ambigu, était un populiste disons temporaire mais il était aussi, et surtout à la lumière de l’Histoire, un homme du système. Son action, qui fut de soulager immensément le peuple en pleine colère et désarroi, revint également à lâcher le lest qui importait (son action de communication plus le New Deal) pour satisfaire et apaiser la colère et le désarroi populaires qui menaçaient le système, et sauver le système. Aujourd’hui, constate Caldwell, ceux qui sont dans la même position que FDR passent avec armes et bagages du côté de l’ennemi; ils ne détournent pas le cours de la colère et du désarroi du peuple, au contraire ils l’orientent vers le pire, ils l’alimentent dans sa fureur antisystème et même créent cette fureur si elle n'existe pas, ils sont eux-mêmes le peuple furieux et désorientés. Ce n’est plus du populisme, c’est de l’opposition mortelle. (On dira aussi, et joyeusement, que c’est temporairement et par inadvertance la démocratie.)
Qui est qui dans ce Katrina du symbolisme antisystème, levé par un formidable ouragan de communication? Il faut comprendre que, dans cette affaire des bonus d’AIG, à côté de Wall Street qui accuse le Congrès d’être un McCarthy antiaméricaniste, les républicains accusent Obama de n’être pas assez à gauche (version US), de ne pas taper assez fort contre Wall Street. Démagogie? Manœuvre? Oui et non. “Oui” quand ils demandent le tête de Geithner, le secrétaire au trésor sans-personne-dans-son-ministère, – mais c’est pour n’avoir pas cogné plus tôt sur AIG.
Car, “non”, ce n’est pas seulement manœuvres et démagogie… Il y a sacrément de la substance dans tout ça, à côté des gesticulations. Quand la Chambre vote une telle loi et que le FT se déchaine comme il le fait, nous sommes au cœur de la substance du système. Quelles que soient leurs pensées secrètes, tous ces gens sont les outils d’un destin qui accélère au-delà de tout ce qui est concevable, et dont le terme est la destruction du système. Nous sommes au cœur d’une Révolution qui n’a pas besoin de foules dans les rues, – et dans une Révolution comme nous le dit notre cher Joseph de Maistre, il se passe ceci: «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.»
D’ailleurs, même sans pas grand’monde dans les rues, la trouille de type Ancien Régime suffit à créer une atmosphère révolutionnaire, avec piques et tambourins, et l’ombre de la chose de monsieur Guillotin. Lisez donc ceci, de l’Observer du 22 mars 2009, et demandez-vous si ce n’est pas “révolutionnaire”, circa-postmoderne:
«For many Americans AIG has become the unacceptable public face of the economic crisis. The AIG brand has in fact become so toxic that security guards have been placed outside the firm's offices and the homes of senior executives. Yesterday in Connecticut a group of protesters toured the state holding demonstrations outside houses owned by senior AIG management. They were hand-delivering a letter that asked for the executives to pay their bonuses back.
»Many AIG executives have also faced death threats in the wake of bonus revelations as ordinary Americans, struggling in the face of the deepest economic crisis since the Depression, have wondered why financiers who helped cause the disaster should profit so much from it. An internal security memo issued last week by AIG warned its staff to travel in pairs in public, to avoid going out at night, to keep an eye out for unfamiliar faces near their work or homes and not to wear an AIG logo in public.»
Certains diront qu’il s’agit d’un épisode, d’un épiphénomène de la crise, que des choses bien plus graves ont eu lieu et que d’autres se préparent. L’agitation du FT leur répond. Simplement, il ne faut pas chercher un sens direct, immédiatement rationnel, dans l’épisode, ni nécessairement attendre qu’il se transforme en un événement plus large et plus aisément identifiable, une “vraie” révolution comme nous sommes accoutumés. Il ne faut pas nécessairement attendre des prolongements logiques immédiats. (Obama, très ambigu dans cette affaire, est plutôt en train de tenter de réparer les pots cassés, tandis qu’il s’apprête à batailler rudement pour son budget. Le Sénat, qui vote sur la même loi votée par la Chambre, mettra sans doute beaucoup d’eau dans le vin de la Chambre.)
L’épisode maccarthyste de la Chambre versus Wall Street marque une étape de plus. La révolution en cours est antisystème, elle ne se caractérise pas par la prise de la Bastille ni par celle du Palais d’Hiver, ni ne se marque par des événements d’une telle envergue et d’un tel symbolisme, qui semblent marquer un achèvement et une rupture sans retour. Nous n’avons pas besoin, à tout bout de champ, dans cet enchaînement qui est lui-même symbolique et extraordinaire, d’événements fracassants et historiques, à la fois symboliques et extraordinaires, qui rompent définitivement la situation; tout cela se trouve déjà dans nos têtes nourries par un système de communication si puissant, et c’est dans nos têtes que se livre la bataille et que monte la révolution; pour la susciter et l’alimenter, nous avons le désordre et la confusion qu’alimente le système plongé dans cette agitation intense.
Ce qui se passe, et dont l’emportement autour des bonus d’AIG est un épisode (une étape) après d’autres et avant d’autres, c’est un travail de déconstruction qui touche d’abord les psychologies, sème le trouble et la discorde dans les certitudes des esprits, répand le désordre dans l’assurance des psychologies. Personne n’y comprend plus rien, lorsque les mannes de McCarthy sont convoquées pour justifier d’une attaque qui est le contraire de ce qu’il fit. Pourtant, derrière tout cela se cache la possibilité de plus en plus probable d’un monstre qui, lui, est plein d’un sens d’une formidable puissance, qui est l’ébranlement mortel du système.
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