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41124 juin 2008 — L’intérêt de cette étonnante époque se trouve dans la forme de l’enchaînement entre les causes et les effets, parce que les causes et les effets n’ont souvent que peu de rapports apparents entre eux. Pour se dépêtrer de l’imbroglio, pour y comprendre quelque chose, reste l’explication systémique centrale, c'est-à-dire les vrais problèmes dont on refuse de parler parce qu'ils mettent en cause, justement, notre légitimité et, par conséquent, notre système dans son ensemble.
(De même, comme vu dans notre F&C d’hier, la proximité entre la crise alimentaire et la crise du pétrole est une notion qui était, malgré son évidence, incompréhensible jusqu’à ses derniers temps, – et incompréhensible à cause de son évidence. Il y avait un enchaînement de cause à effet qui paraissait insupportable si l’on s’en tenait à la signification/l’explication des causes et des effets séparés les uns des autres, comme si ces choses n’étaient pas causes et effets en vérité. Puis, à un moment l’évidence prend les choses en main et s’impose. Cette évidence est effectivement la référence à la crise systémique, qui explique les crises alimentaire et pétrolière et fait le lien entre elles. Il faut bien y venir.)
Le sujet, aujourd’hui, est la décision de l’opposition allemande d’enfourcher le cheval du nucléaire militaire américaniste, de demander le retrait des armes nucléaires US entreposées en Allemagne. Cette décision s’appuie essentiellement sur des considérations de type sécuritaire, dans le sens de la sécurité sanitaire. Elle suit un rapport officiel dont la FAS (Federation of Atomic Scientists) a obtenu des parties. Il s’agit du Air Force Blue Ribbon Review of Nuclear Weapons Policies and Procedures, qui a impliqué une enquête pour le compte de l’USAF sur elle-même, sur la sécurité dans le dépôt et les manipulations d’armes nucléaires qu'elle réalise.
• Cette enquête suit les graves déficiences de sécurité des armes nucléaires de l’USAF mises en évidence à diverses occasions, notamment le cas d’un B-52 chargeant des missiles en théorie désarmés, et, en réalité, équipés d’armes nucléaires, en septembre 2007. A la suite de l’enquête et de ses résultats, du moins selon la version officielle, le secrétaire à l’Air Force et le chef d’état-major de l’USAF ont été forcés à donner leur démission. Cet aspect de cette affaire renvoie à la crise du Pentagone, aux concurrences entre les forces, aux désaccords entre l’USAF et le secrétaire à la défense Gates, etc. Il s’agit de la crise systémique de la bureaucratie US et, d’une façon plus générale, du complexe militaro-industriel.
• Mais une “dérive” a lieu en ce sens que l’un des aspects soulignés par les documents divulgués par la FAS concerne la sécurité des armes nucléaires US stockées en Europe. (Selon des estimations non officielles, évidemment plus fiables que celles que donnent ou ne donnent pas les sources officielles, on sait que 200 à 350 bombes nucléaires type B-61 restent stockées en Europe, dans six pays de l’OTAN. Récemment, le ministre de la défense belge Pieter De Crem a, par inadvertance, seule occurrence où des informations officielles peuvent être fiables, laisser échapper des précisions: les bases où sont entreposés les armes nucléaires US sont Kleine Brogel en Belgique, Büchel en Allemagne, Volkel aux Pays-Bas, Aviano et Gheddi Torre en Italie, Incirclik en Turquie, Lakenheath au Royaume-Uni.)
Selon AFP via Defense News le 21 juin:
«The 30-member Air Force team looking at the safety of nuclear weapons said that “inconsistencies in personnel, facilities, and equipment provided to the security mission by the host nation were evident as the team traveled from site to site” in Europe.
»A consistently noted theme throughout the visits was that most sites require significant additional resources to meet DOD security requirements…” […] “At some bases, military conscripts with less than a year of active duty experience were assigned the task of guarding the weapons against theft,” the report said.»
• Ces nouvelles ont provoqué une vive émotion en Allemagne, où les partis dans l’opposition ont réclamé un retrait des armes nucléaires US d’Europe. L’opposition réunit dans ce cas des tendances très différentes (entre les libéraux de droite proches des milieux d’affaires et “la Gauche”, parti de la gauche radicale).
Selon une compilation des nouvelles venues d’Allemagne par un de nos correspondants, voici ce que l’on peut dire de cette situation:
«“Les armes nucléaires en Allemagne sont un vestige de la Guerre froide et doivent s'en aller”, selon le cheff du Parti libéral (FDP, droite), Guido Westerwelle, dans le Berliner Zeitung le 23 juin. “L'existence de risques pour la sécurité est une raison supplémentaire pour laquelle il faut retirer toutes les armes nucléaires tactiques entreposées encore en Allemagne”, selon Westerwelle, pour qui de tels retraits pourraient favoriser de nouveaux efforts de désarmement. Le vice-chef du groupe parlementaire des Verts Jürgen Trittin a estimé dans le même journal que la chancelière Angela Merkel devait demander le retrait de ces armes et renoncer à toute disposition rendant possible une participation active de la Bundeswehr à une guerre nucléaire sous le contrôle de l'OTAN. Le chef du groupe parlementaire du parti de gauche radicale Die Linke, Gregor Gysi, a demandé au gouvernement d’exiger des USA “le retrait sans tarder des armes nucléaires”. Le porte-parole du gouvernement Ulrich Wilhelm a reconnu que l'Allemagne était liée par les accords de l'OTAN qui font de l'arme nucléaire un élément militaire de dissuasion. “Dans un avenir prévisible, […] nous restons d'avis qu'une capacité de dissuasion militaire inclut non seulement une capacité conventionnelle, mais aussi des composantes nucléaires. En vertu d'un accord datant de 1999 et toujours en vigueur, le principe des armes nucléaires comme dissuasion a été maintenu”. Malgré cette position du gouvernement, Niels Annen, expert des affaires de sécurité des sociaux-démocrates (partenaires des chrétiens-démocrates au gouvernement) estime que “le désarmement nucléaire serait fortement renforcé si l’Allemagne se débarrassait de ces armes.”»
• En général, les commentateurs pensent que cette affaire ne débouchera pas sur une crise grave en Allemagne, où la sensibilité aux armes nucléaires est pourtant extrême. Les causes citées sont les circonstances politiques aux USA, dans la perspective des élections présidentielles. Selon l’International Herald Tribune du 23 juin :
«But analysts are not convinced this latest issue could stir public feeling. “I am not sure the Germans and Dutch could be mobilized in such great numbers,” said Marcel de Haas, security expert at Clingendael, the Netherlands Institute of International Relations.
»With the Bush administration on the way out and the presumed Republican presidential candidate, Senator John McCain, advocating reduction of nuclear arms and the resumption of arms control talks – a stance supported by the German government – it may be hard for the left to create any momentum over the nuclear issue.
»In a major foreign policy speech last month, McCain questioned the need for NATO to have U.S. tactical nuclear weapons in Europe. If elected, he said, “in close consultation with our allies, I would like to explore ways we and Russia can reduce – and hopefully eliminate – deployment of tactical nuclear weapons in Europe.”»
• Mentionnons enfin la gêne révélatrice de l’OTAN. Des articles et dépêches avaient d’abord annoncé que l’OTAN se lavait les mains de l’affaire, affirmant que les armes nucléaires US en Europe ne la concernaient pas. Des murmures dans les couloirs de la forteresse d’Evere ont ensuite amené quelques nuances. Certes, l’OTAN n’est pas complètement indifférente ni étrangère à ces armes, puisqu’on en parle dans son enceinte, qu’il existe même un groupe de haut niveau chargé de la stratégie nucléaire. Simplement, la question stricte du déploiement et du stationnement de ces armes est exclusivement du ressort des relations entre les USA et les pays hôtes. Ces divers bafouillis montrent qu’on est en terrain miné, c’est-à-dire le terrain de la plus complète illégitimité.
Il est plus que douteux que l’affaire sera si aisément réglée qu’il est dit immédiatement ci-dessus. L’intervention de McCain est perçue, selon certaines confidences de son entourage néo-conservateur, comme le type d’argument destiné à marquer l’aspect maverick (original, dissident ou esprit indépendant, selon l’humeur qu’on met dans l’interprétation du mot) du candidat républicain, qui fait partie de la légende de McCain. Il n’est pas du tout sûr que McCain poursuive dans cette voie, d’autant que les échos de ce discours du côté du Pentagone parlent d’une levée de boucliers contre ce projet de retirer les armes nucléaires US d’Europe. Le Pentagone y verrait une décision fâcheuse au moment où il a des difficultés à imposer son système BMDE. (Toute cette argumentation vaut a fortiori pour une administration Obama.)
Ainsi, contrairement encore à ce qui est dit et qui apparaît comme un argument d’apaisement assez courant vis-à-vis des mouvements pacifistes allemands (ou héritiers des mouvements pacifistes), si rien n’est fait concernant ce retrait après l’arrivée de la nouvelle administration US, la présence des armes nucléaires US en Allemagne sera effectivement un des dossiers de la campagne électorale en Allemagne en 2009. Pour le mouvement “La Gauche” d’Oskar Lafontaine, l’affaire est pain béni pour introduire une dimension anti-US dans le débat allemand à partir d’une situation “objective” dommageable à l’Allemagne.
C’est là que cette affaire montre tout son intérêt. Les hypothèses qu’on envisage ci-dessus manifestent un étrange “mélange des genres”, un enchaînement fortuit conduisant, par contournement, à une question politique en général écartée à toute force par l’establishment européen. Par exemple, on voit dans cette situation Les Verts allemands, devenus aujourd’hui complètement pro-US, obligés de s’engager dans une position qui les conduirait, si elle avait un prolongement politique, dans une attitude politique anti-américaniste.
L’intérêt de cette enchaînement est qu’il y a au départ une de ces “circonstances fortuites”, essentiellement apolitique du point de vue des circonstances évoquées ici. Il s’agit de la crise de l’USAF, de l’affrontement au Pentagone, qui ont mené à une obligation d’enquête serrée sur les capacités de surveillance sécuritaire de ses armements nucléaires par l’USAF. Il s’agit d’un argument qui est surtout un prétexte pour développer la bataille du secrétaire à la défense Gates contre l’USAF, sans aucun rapport avec la situation européenne. L’enquête étant faite, il s’avère logiquement qu’elle implique des systèmes nucléaires de l’USAF en Europe, et, en conséquence, entraîne les réactions qu’on voit. Ces réactions sont sécuritaires au départ mais débouchent très vite sur des questions fortement politiques, tournant autour de la mise en question du stationnement des armes nucléaires US en Europe. Dans cette appréciation, on trouve toute l’interrogation critique sur la logique et la légitimité de la présence US en Europe. Cet enchaînement est essentiellement dû, justement, à la grotesque, criante et affreuse illégitimité de cette présence. Nous sommes arrivés au point central de la question systémique (l'illégitimité de l'hégémonie US consentie par ceux qui la subissent).
Rappelons, pour ceux qui ont la mémoire courte, que dans les années 1968-75, lorsque l’U.S. Army et l’USAF avaient connu un fort problème d’usage de drogue suite à la situation de désordre des forces armées US au Vietnam, la sécurité des dépôts nucléaires US en Europe avait été mise en cause (du nucléaire gardé par des soldats drogués, sympathique perspective). La question de la sécurité fut largement et publiquement débattue. Pour autant, jamais le déploiement de ces armes en Europe ne fut mis en cause. Sa légitimité était indiscutable puisqu’elle tenait au rôle de dissuasion de ces armes face à une URSS déployant des armes nucléaires jusqu’en Allemagne de l’Est et perçue comme agressive. (La justesse de ce jugement sur l’agressivité soviétique est un autre débat ; ce jugement étant unanimement accepté néanmoins, la légitimité existait.)
Aujourd’hui, l’argument de la “menace” est, par rapport à la situation, d’un ridicule qui se fait justice à lui-même. «Foreign policy experts in Merkel's Christian Democratic Union party warned against making any quick decisions on the weapons in Germany. “Of course the sites need security, but we have to consider the threats we face,” said Ruprecht Polenz, chairman of the parliamentary foreign affairs committee.»
«…[T]he threats we face»? Une attaque des Russes, Medvedev et gazoduc en tête? Ou bien, des Iraniens, peut-être? Ou encore, des talibans, puisque les “hommes d’Etat” européens style-Sarko jugent que la civilisation est en péril de leur fait? Ou bien, oui, encore, des Tartares avec leurs terribles steaks nucléaires?
Aujourd’hui, l’illégitimité des situations, dont on évite soigneusement de parler, conduit à ridiculiser ces situations en tournant l’interdiction d’exposer leur illégitimité grâce au mélange des genres. Le ridicule est dangereux, par les temps qui courent et la montée à la cause systémique de l’illégitimité est redoutable à cet égard. Grâce au mélange des genres, – des règlements de compte au Pentagone aux Verts allemands, Cohn-Bendit included, forcés à redevenir anti-nucléaires en souvenir du bon vieux temps, – on redécouvre par complète inadvertance que les USA entretiennent en Europe un stationnement aussi grotesque de forces nucléaires sans nécessité ni justification sinon l’affirmation hégémonique et bureaucratique de la force, – en toute illégitimité.