Mémoires du dehors: une passion si française

ArchivesPhG

   Forum

Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1757

Mémoires du dehors: une passion si française

Les Mémoires du dehors est un vaste projet entrepris par Philippe Grasset au début des années 2000. Deux extraits en ont déjà été publiés (le 5 novembre 2005 et le 6 novembre 2006). Ces Mémoires du dehors, dont une partie non négligeable est rédigée, font partie disons d’une sort de “fonds PhG”, dont la destination et l’usage sont pour l’instant imprécis, après divers projets et suggestions à cet égard, qu’on retrouve mentionnés dans les introductions des textes référencés.

Ici, l’extrait forme l’essentiel de la huitième Partie du premier tome de ces Mémoires du dehors, qui concerne les années de jeunesse de l’auteur, jusqu’à la fin des années 1960. Cette partie concerne la passion du même pour l’écriture, pour les livres, bref pour le métier de l’écrit, ou la passion de l’écrit. Même si le passage a un rapport avec les années 1960 pour certains aspects, il concerne bien entendu un aspect général de la personnalité de l’auteur, qui perdure naturellement, ô combien, aujourd’hui, en 2014. Ainsi cet extrait est-il mis en ligne spécifiquement pour accompagner la mise en vente en ligne de La Grâce de l’Histoire, et la Chronique du 19 courant... du 19 février 2014 qui a choisi ce thème.

Dans l’extrait, comme dans tous les extraits de ces Mémoires du dehors, on trouve parfois mentionnée une date, présentée en italique gras pour la distinguer. Il s’agit de l’indication de la date de la rédaction, ou d’une remarque ou d’un passage rajouté lors d’une relecture. Ainsi sait-on que ce passage a été rédigé pour l’essentiel en mars 2003, relu plusieurs fois, et bien entendu également ces jours derniers avant sa publication.


Une passion si française

Chapitre 1

• Cette “passion si française” n’est pourtant le foyer d’aucune réussite remarquable. • Tentative d’analyse: l’écriture et le livre, la langue française, la littérature. • De l’écrivain qui ne le fut jamais, complètement et anonymement raté, à la conviction de l’éternité dans mon temps historique.

J’attends cette partie de mes Mémoires du dehors depuis quelques semaines, je la prépare, je la construis rêveusement et comme languissamment, pourtant avec une vivacité extrême, je veux dire avec à l’esprit et au bout de ma plume encore en suspens une poésie si révélatrice et une conviction déjà pressante. Je la savoure d’avance, comme un mets mystérieux que l’on dit délicieux, et que je connaîtrais depuis le fond des temps, un vin dont je ne sais rien encore mais dont je sais pourtant, par le souvenir incompréhensible d’une pratique assurée qui me viendrait du dehors, qu’il dispensera son ivresse légère, quelque chose d’inconnu et quelque chose de connu à la fois, si l’on comprend ce que je veux exprimer ; quelque chose qu’il faut toujours commencer comme une nouvelle conquête de soi et qui est toujours recommencée, comme une partie assurée de soi. Je suis transporté et je prends mon temps, d’un même élan, avec une ardeur semblable. Je suis plein de fièvre et envahi d’un calme sans fin ; je suis au cœur du cyclone, là où le mouvement se fait apaisement et cesse de mouvoir, et devient ainsi mouvement parfait où la fin rejoint le début jusqu’à la contraction totale du temps et de l’espace, et ainsi cessation du mouvement, jusqu’à l’implosion silencieuse de l’énergie, jusqu’à cet océan au cœur de moi, que je nomme ma Mer de la Sérénité. Je n’écris pas encore, j’attends ; je sais que tout viendra sous la plume.

(Certes, cela, ce “tout viendra sous la plume”, c’est moins sûr – l’on est parfois déçu dans ces entreprises, dans les moments où on les fabrique dans l’esprit, avec l’aide puissante du rêve, là où la certitude vous sert de guide, certitude parfois si trompeuse, si enveloppante, si lénifiante, si enivrante. Le monde de l’écriture est une luxuriante forêt de miroirs déformants perdus dans un labyrinthe à l’illusion bien rangée, dont on dit qu’il débouche parfois, par surprise et sans crier gare, et sous la plume de l’un ou de l’autre, sur un jardin à la française appuyé sur une perspective grandiose et insaisissable. Je m’interroge de plus en plus souvent sur le point de savoir si ce jardin et sa perspective n’étaient pas tracés avant qu’on ne les décrivît, et ainsi donnés du dehors à l’écrivain choisi comme messager.)

Nous sommes, aujourd’hui, dans le mois des fous, dans l’année des fous, dans le siècle des fous du monde des fous, le 12 mars 2003, – mais rien de moins fou que cette folie qui me poursuit, cette “passion si française”. Je parle de l’écriture, des livres, de la langue, du français, de la littérature ; je parle de mon échec et de ma résistance, de mon espoir et de ma vocation, de mon destin inaccompli et toujours chevillé au corps d’être écrivain, qui ne cesse de renouveler sa flamme, de clamer son exigence ; je parle enfin de ma carrière si complètement insaisissable et inexistante, et qui s’effaça avant que d’exister, comme l’on dit d’une rêverie... Pourtant, rien ne montre assez de force pour me rebuter et je jaillis à nouveau à chaque occasion, je suis saisi en un instant d’une ardeur nouvelle. S’il n’y avait cela, ma passion si française pour la littérature, laquelle littérature dans ce terrible temps historique où il n’y a plus d’écrivains m’ignore, me semble-t-il, aussi complètement que possible, – s’il n’y avait elle, en vérité je ne serais rien. C’est à ce point une situation si complètement remarquable, même à la juger le plus objectivement possible, qu’il est au-delà des capacités de mon esprit de me représenter moi-même sans cette passion, qu’une telle audace insensée et destructrice de mon imagination serait pour moi la preuve d’une complète schizophrénie, – moi sans l’écriture, sans le métier d’écrivain, sans la vocation toujours brûlante du livre... Eh bien, sans cela je ne suis rien.

C’est une vocation, certes ; c’est bien plus, c’est une prédestination, c’est cette “vocation impérieuse” comme une part de sacré qui vous habite vous sollicite ; et si je voulais compléter cette mise en place de cet aspect si important de moi, il me faudrait me rappeler dans quel temps, dans quelles circonstances j’ai réalisé l’existence de ce flux si important qu’il s’est très vite installé comme quelque chose de vital. Cette recherche-là a toujours été vaine. Je dirais alors que je suis “né avec”, comme avec un don des dieux – mais c’est une image, et l’expression “don des dieux” pourrait faire croire à une facilité, à une destinée aussitôt maîtrisée, aussitôt enfourchée, aussitôt accomplie, à une vertu magnifique qui vous précède. Ce n’est pas du tout le cas. Le don des dieux, quand on le détaille, plutôt cadeau empoisonné, fardeau, rien de moins ... Au contraire de ma rencontre avec Nietzsche qui est du même domaine, je n’ai pas le moindre souvenir d’un événement, d’une circonstance qui ait fait naître cette passion secrète, ou, plutôt, qui me l’ait révélée à moi-même en m’ouvrant à son investissement, cette passion cachée, dévorante et furieuse, et pourtant froide comme de la glace, tranchante comme la lame d’une résolution que rien n’arrête. Il s’agit d’un mystère et je n’ai de cesse, dans ces pages, de l’explorer, de l’éclairer voire de le comprendre, de lui donner la vraie place qu’il occupe dans ma vie, de mesurer l’influence qu’il exerce sur cette existence qui serait si misérable sans lui, de retrouver la signification qu’il a par rapport aux événements du monde que j’ai traversés. Je cherche à lui restituer sa place dans mon destin dans la mesure où ce destin est un événement du monde qui englobe ma vie sans la distinguer particulièrement, mais néanmoins en l’y maintenant impérativement. Je ne traite pas cette passion comme une chose qui m’est personnelle jusqu’à être interdite aux autres et qui ne peut être expliquée qu’en fonction de moi-même. Je crois que c’est un événement fondamental de mon caractère et un lien de ma psychologie avec le monde, et par conséquent une fonction vitale de mon être compris dans le destin du monde, et dépendante au fond de ce destin du monde. Par conséquent, je crois que c’est aussi quelque chose en-dehors de moi. Je crois que cette passion m’a été donnée comme si elle venait de l’extérieur, et en ce sens “don de Dieu” évidemment, et qu’elle est restée constamment comme un lien entre moi et l’extérieur de moi. Je suis assuré de croire que c’est le lien le plus constant, le seul lien de moi avec le monde qui n’ait jamais été rompu, malgré les vicissitudes, les espoirs déçus, les abandons, les sarcasmes et les peines, malgré la fatigue, le trébuchement de l’âme et l’indifférence du corps, malgré l’absence, dans ma vie, de la littérature publique qui vous reconnaît et fait de vous un homme de son temps, lu par ses contemporains. J’ajoute que c’est, naturellement, un lien qui est parfois comme une prison qui vous ligote ; j’en termine en observant que vous n’y pouvez rien que vous y soumettre, comme quelque chose qui n’est pas du domaine de votre choix, ou de votre “libre arbitre”, cette drôle de chose qui ne marche que pour les choses déjà conclues…

Je ne relève dans l’exercice de l’écriture aucun sentiment commun particulier, aucun plaisir au sens du “plaisir” terrestre dont nous parlent les charlatans de la petite lucarne qui présentent des émissions littéraires. D’autres me contrediraient, me surprenant à tel ou tel instant d’affaiblissement, lorsque ce qu’ils nomment “plaisir” semblerait survenir, comme venu d’ailleurs, que la chose semblerait m’effleurer, – mais c’est complètement accessoire, une circonstance sans conséquence parmi d’autres. “Plaisir”, dans ce cas, n’a aucune puissance de définition parce que sans substance centrale, infécond de toute essence à venir. S’il s’agit de substance dont on peut attendre une essence à venir, alors c’est le domaine de la nécessité qui importe, qui n’a pas cette irresponsabilité qui peut paraître charmante mais qui n’attache à rien, qui s’attache au “plaisir” dans ce cas. Il faut, pour définir cette substance féconde, parler, avec la force simple des choses sans sophistication, d’un besoin, comme respirer, d’un besoin tout à côté de ce réflexe vital de la respiration, — voilà que j’y reviens, le livre comme réflexe vital, l’écriture, la langue, cette activité qui tient ma vie comme la respiration tient mon corps. Je constate que l’écriture est une part de ma vie aussi bien qu’un organe de mon corps, pour en fixer la place qu’elle y a prise et ne cesse plus d’occuper, mais sans parler d’une exubérance, sans rien qui puisse faire croire au brio et aux paillettes de l’émotion qu’on peut faire jaillir devant les caméras. Il n’y a rien dans mon sentiment qui puisse satisfaire le plaisir social et la vanité qui va avec. Il n’y a rien qui puisse satisfaire les lectrices d’un magazine qui classerait annuellement ses romans favoris ; rien de romantique, rien d’émouvant dans cette histoire de passion vécue avec un détachement dont on me fera crédit, après ma mort. S’il est terrestre, ce sentiment est ombre, voire noir comme de l’encre, et il ne me rapproche nullement du genre humain. Au contraire et sans voir de contradiction entre des domaines incomparables, il y a parfois une joie aérienne qui me soulève au-delà des espaces connus, qui ne peut se comparer qu’au souffle de la vie, par exemple comme ceci qu’on éprouve lorsque, au bord de l’étouffement, on retrouve une complète respiration.

On sait déjà que cette passion d’écrire ne me fut jamais, ni un prétexte, ni une clef pour le triomphe social, que je ne suis pas un écrivain à vrai dire bien qu’il s’agisse de mon ambition ultime, que je n’ai jamais publié sinon par raccroc, que j’ai des malles pleines, ou tout comme, de manuscrits achevés et auxquels le destin n’accorda nulle part ses indulgences, ni même son attention sinon en passant et comme par inadvertance. Je pourrais dire que, pour ce domaine de ma passion essentielle, pour cette passion que je me suis donnée, je suis un écrivain notablement, anonymement et parfaitement raté. Aucune mesure sociale ne me donnera jamais le moindre baume à mettre sur cette blessure. Cela n’est pas si grave mais cela doit être dit, et cela doit être su. Sans en dire plus, il me semble que cela justifie le désespoir le plus sombre, dans quelques instants fugitifs pas plus, lorsque je cède à la tentation des nourritures terrestres, — quelques instants fugitifs. Cette passion froide qui me brûle secrètement, qui embrase silencieusement mon âme, colore ma pensée, sans aucun doute, et pèse de toute son incroyable puissance dans mon jugement sur les hommes, cette passion se retourne alors contre moi et, pour un instant, se fait châtiment suprême en me faisant goûter l’amertume terrible du désespoir. Je me reprends aussitôt, paradoxalement grâce à l’aide de cette même passion.

Aussi loin que remonte ma mémoire, je ne retrouve rien qui puisse m’aider à reconstituer ce pan-là de l’architecture de ma vie, du côté des fondations, là où tout a commencé jusqu’à me précéder et là où tout finira. Il semble, je reviens avec cette idée, que la chose soit née avec moi mais en-dehors de moi et, qu’à un moment choisi elle m’ait été donnée comme on assigne une tâche, comme on ordonne une mission. Quel fut mon premier livre à lire, et à quel âge? Je ne trouve pas de réponse. Est-ce L’île des mouettes (ou L’île aux mouettes ?), Le petit Lord Fountleroy (pas sûr de l’orthographe), Le Bossu de Paul Féval ? J’écrivis une longue lettre, — ce devait être à l’âge de huit ou neuf ans, donc en 1952 ou 1953, — à mon frère aîné en pension à Paris, où je racontais un album de bande dessinée que je venais de lire, sur une bande de jeunes scouts menant une enquête ; je faisais ainsi le chemin inverse à celui que suppose la bande dessinée dans l’esprit de ses jeunes lecteurs, – la facilité superficielle de l’image qui attire d’abord l’œil contre la complexité aride du texte qui m’avait arrêté en premier. Mon frère en parla avec enthousiasme à mes parents et il me dit que j’avais un talent pour écrire. C’est le premier signe chronologique dans ma vie que cet intérêt pour le livre, pour la langue, pouvait dissimuler une vocation, – mais rien d’autre qu’une anecdote, qui ne dit rien de la prédestination qui avait déjà élu domicile en moi. Je me souviens du plaisir si vif que me procura cette appréciation. (Ainsi est-on pris en flagrant délit d’inexactitude du souvenir : le voilà, le plaisir, – mais certes anecdotique, rien d’autre.) Dès ce jour je commençai à être investi par l’assurance, comme on l’est par une révélation qui prendrait son temps au long d’une appréciation mesurée, que j’étais né pour écrire. Cette idée fut bientôt transformée en certitude, sans crier gare ni tambour ni trompette, puis elle vécut par elle-même et devint un mythe. Je ne pouvais plus m’en passer et, en même temps, je me regardais avec curiosité croire à cette baliverne de ma prédestination. C’est une ambiguïté tenace, qui existe dès cette époque de la fin de l’enfance, qui existe encore aujourd’hui, après ces années d’expérience : “Je suis convaincu d’être né pour écrire mais est-ce bien sérieux, n’est-ce pas plutôt un théâtre que je monte, où j’occupe le siège central, devant ce bureau, en train d’écrire, d’écrire, — et le monde attendant, haletant, que le génie se révèle ?” Je n’ai jamais tranché cette question étrange, même après tant de pages et tant de pages, et tant de livres écrits et oubliés, et quelques-uns publiés, — cette question de “mais enfin et au fond du fond, est-ce bien sérieux ?”. Cette dualité d’attitude est, pour moi, et toutes réflexions faites, le signe de l’ubiquité forcée du personnage, confronté à une obligation si lourde et dont il ne sait rien de l’origine et du caractère sinon qu’elle lui impose silence et de suivre ses consignes.

Très vite, il m’apparut que cette passion qui m’avait été donnée était bâtie sur la conviction qu’elle m’imposait, qu’elle-même représentait, par l’intermédiaire de la spécificité unique de la langue française, avec son riche cortège historique, sa puissance conceptuelle, sa “magie” du verbe qui représente une âme et une vision du monde, pas moins, enfin que cette passion représentait le lien d’une transcendance entre la communauté nationale perçue comme une entité collective, le biais de cette dépendance “de ce destin du monde” dont je parle plus haut, et moi-même. Pour autant, et il est naturel de le comprendre selon ce que j’ai déjà dit de cette question par ailleurs, cette conviction ne m’a jamais donné le sentiment de faire partie de cette “communauté nationale” en tant qu’institution organisée, régentée, etc. (Et certainement pas, on l’a compris, à l’intérieur d’elle à la communauté des hommes de lettres, dits “gensdelettres” avec une ironie un peu lourde de ma part qu’on est en droit de supposer amer.) C’est, là encore, si l’on veut, quelque chose comme une “transcendance du dehors”, selon une allusion étrange à une géographie bien terrestre, et moi, un écrivain du dehors de la littérature au point où l’écrivain n’édite rien ou tout comme. Ces phrases écrites aujourd’hui (en mars 2003, revues avec des ajouts le 23 novembre 2008), marquent ce qu’on pourrait juger comme l’échec d’une vie, l’échec du point de vue romantique sans aucun doute si l’on fait un roman de moi. A côté de cela, ces mêmes phrases me procurent une jubilation qui paraîtrait déplacée, qui est contenue mais bien réelle, et d’une force rare ; c’est-à-dire, éprouver cela comme une légèreté inattendue, comme celle qu’on éprouve en se percevant comme esprit au-delà de tout examen social, de toute pression vaniteuse, de toute rêverie qu’on utilise comme une fuite ; éprouver, dans ce cas, avec une sérénité dont je ne me serais jamais cru capable alors, dans les jeunes années, dans mes années de rage. Mais je dois me faire bien comprendre, – légèreté et sérénité qui n’ont, à aucun moment, rien de vraiment terrestre, rien du “plaisir” entrevu plus haut, et aussitôt dédaigné, – et l’on sait pourquoi, désormais.

Il y a un paradoxe et vous savez qu’il me convient à merveille. La transcendance entre mon destin d’écrire et la communauté nationale, ce sentiment de cette “transcendance du dehors” marquée par mon absence de la littérature officielle, tout dommageable que cela est, tout cela est aussi une paradoxale recette de la liberté. Je suis infiniment triste de ce temps passé qui aurait pu être différent, des livres en plus que j’aurais pu écrire si j’avais été reconnu, de cette gloire échappée qui aurait pu être le miel de mon inspiration, – et, en même temps, balivernes que tout cela ! En même temps, presque la certitude de l’éternité dans mon jugement que non, pas du tout, mon destin ne m’a pas trahi et j’ai fait ce que je devais même si ce n’est pas ce que je pouvais, même si j’aurais pu beaucoup plus, – et alors, sornettes que ce “beaucoup plus”-là ! Ma tristesse sans fin, avec sa lumière crépusculaire, celle qui m’assombrit l’âme quotidiennement, qui me rapproche de mon néant, devient soudain dérisoire lorsque naît et s’enfle cette vague puissante, qui me soulève, qui emporte mon âme, sentiment soudain d’avoir été un des moteurs du temps historique où je me suis trouvé, d’avoir rempli ma mission, d’être à cause de ce destin habité d’une conviction inexplicable de l’éternité, écartant les images de néant et le sentiment de dérision qui l’accompagne. L’idée du néant disparaît alors, sans fracas, comme poudre d’escampette, simplement par manque de substance comme une chose qui se dissout. Sentiment de la liberté secrète, la plus profonde, celle de mon âme, en même temps que s’accomplit la mission qui est d’être de cette communauté nationale, avec sa dimension de spiritualité, même du dehors. La voie de ces Mémoires est tracée, droite et lumineuse.

Chapitre 2

• Le mystère de cette passion : mon inexistence d’écrivain, la solitude où m’enferme l’échec... • Pourtant ma passion du livre comme moteur de mon rôle puissant dans la société de mon temps. • Cette façon de sublimer l’échec, sans importance, pour soulever le monde contre son gré.

Il y a un mystère. A retracer ma mémoire avec l’esprit du temps d’aujourd’hui, c’est-à-dire avec cet espace de temps parcouru que me donne mon âge, ce qu’on nomme “expérience” si l’on veut, s’imposent des réflexions qui concernent toute mon existence, qui l’expliquent, voire qui la justifient, et qui ne peuvent être faites naturellement que dans le temps présent. Je trouve dans ma conscience présente, c’est-à-dire dans ce que je perçois de la réalité du présent et à partir duquel je scrute mon passé, la justification de ce passé ; mais j’ai vécu cette vie, ce passé justement, comme si cette justification existait déjà, acceptée presque en connaissance de cause, comme si je la connaissais depuis l’origine de cette existence ; elle seule, et sa connaissance avec une pleine conscience, ont pu me donner la force de cette existence comme elle s’est déroulée. Il y a un mystère, – il y a une dimension spirituelle qui emporte et soulève cette existence, que la seule réflexion à partir de la dynamique de l’élan vital ne saurait expliquer, – et elle n’y prétend pas une seconde, la mienne dans tous les cas. Il existe quelque chose comme une explication transcendante selon laquelle l’existence qui se déroule est une anticipation de la force que, plus tard, en l’observant comme je fais, on y met nécessairement. (La justification de l’existence passée comme si vous étiez sorti de cette existence, et cette justification après coup semblant bien plus que l’existence elle-même, c’est une force intellectuelle. C’est un acte de force de l’esprit, de concevoir la justification des actes d’une vie, quasiment en étranger de cette vie, après cette vie passée, comme si vous contractiez le temps à votre guise, sans lien avec la chronologie, dédaignant l’avant et l’après, écartant comme autant de références futiles, passé, présent et avenir. Cela vous ouvre les portes de l’univers, cela vous fait vivre vieux, cela vous épargne la peur de l’anéantissement.)

Ce constat de la justification transcendante vaut particulièrement et délibérément pour mon amour des livres, bien au-dessus de tout le reste ; il vaut pour mon entêtement extraordinaire à poursuivre ce travail, à tenter de satisfaire l’ambition qui l’anime, comme s’il allait de soi que des justifications existent, qu’il est impossible de trouver dans l’argument terrestre habituel, y compris dans celui de l’élan vitaliste ; il vaut parce que cet entêtement extraordinaire est appuyé sans aucun doute sur des arguments transcendants. (Comment peut-on se lancer dans une œuvre à l’architecture si ambitieuse que ces Mémoires avec tout un passé de revers, d’éditions presque clandestines réduites à rien par l’insuccès d’une notoriété inexistante, d’espérance nulle ou presque de parvenir à renverser ce cours dans les entreprises à venir ? Il me faut esquisser une réponse.) J’ai montré dans ma carrière qui n’en fut pas une, une obstination, une alacrité, un enjouement dans la certitude de cette démarche, qui sont confondants lorsqu’on compare ces traits du caractère à l’angoisse du monde, à la dépression du caractère, à l’interrogation sans réponse, qui constituent l’essentiel de ma conscience du présent. Le temps qui passe n’a pas érodé ces traits enlevés et conquérants du caractère, au contraire on dirait qu’il les a affinés et qu’il les a rendus plus ardents. L’impression prévaut d’un vieillissement avec une volonté et une détermination sans cesse renforcées. Cela semble écarter les lois de la nature : dans ce cas l’érosion et l’usure n’érodent rien ni n’usent quoi que ce soit, mais elles affinent, elles débarrassent le nerf et le muscle de la graisse superflue. Ces traits de caractère, cette obstination, cette alacrité, cet enjouement, qui montrent tant d’allant et de zèle pour vivre directement contre la loi centrale de l’entropie du monde réduit à sa matière, ils sont au moins inconscients de leur sort terrestre. Ils sont “agis” plus que spéculés. Ils se transforment en action avant même de faire l’objet d’une spéculation, et, ainsi, ils ne sont l’objet d’aucune spéculation. On les découvre plus tard, comme je fais maintenant. Mon entreprise littéraire qui fut le fait si marquant que je veux signaler ici, qui porte absolument ma vie, qui en fait sa justification indiscutable et paradoxale malgré qu’elle donne si peu en retour, cette entreprise à laquelle je m’attarde pour sa compréhension est un acte de force principalement. C’est un produit de cette volonté inconsciente, s’exprimant dans l’acte avant même d’être identifié et ausculté.

C’est un ressort caché qu’on ne découvre jamais tout à fait. Ce que je nomme “élan vital” se fixe sur un domaine qui devient le sens d’une vie, et l’élan ainsi devenu transcendantal du fait de son ardente obligation. Il y a un aspect complètement fait de matière car, lorsque je parle d’un “acte de force”, c’est presque en référence à un phénomène nerveux, quelque chose de la psychologie et du système central, une tension qui est d’abord le phénomène physique qu’il y a dans tout phénomène psychique. Certains en resteraient là. Pour mon compte, à côté se trouve, impalpable et irréfragable, cette dimension spirituelle que l’on devrait appeler évidemment, qui s’exprime de toutes les façons, qui s’exprime toujours ; qui s’exprime d’autant plus, dans mon cas, qu’il s’agit de l’écrit, de la langue et du livre, avec les espérances artistiques, d’inspiration, avec le travail de l’âme qui est une chose évidente. Même cette dernière affirmation qui renvoie sans aucun doute à mon appréciation extrêmement haute de l’activité artistique, et littéraire par-dessus tout, est sujette à caution par elle-même, – on peut aussi bien la juger comme du bavardage d’intellectuel. Elle n’acquiert de réalité, de force, de “sérieux” si l’on veut, que lorsqu’elle est expliquée par la “réalité” quasiment objective de l’individu, comme l’est une réalité qui devient objective à cause de ses aspects physiques et, dans mon cas, celui de l’élan vital lorsqu’il devient outil de la transcendance. On se trouve au seuil de l’aspect fondamental de la vie comme nous la connaissons, qui est cette conscience de vivre en même temps qu’on vit, l’aspect spirituel enfanté par le phénomène physique ; et le constat que le phénomène physique n’est rien sans cet aspect spirituel

Dans ce cadre général, l’échec de l’écrivain autant que la dimension humaine de l’œuvre, c’est-à-dire la réussite sociale, tout cela sans guère d’importance, tout cela me trouve de plus en plus indifférent. Voilà encore un sentiment vécu avant d’être éprouvé, cette insignifiance de l’échec dans la matière précise de la carrière littéraire et sociale, et voilà un sentiment que j’explore depuis peu, depuis la conscience pleine que j’en ai ; voilà un sentiment qui n’a cessé de grandir dans ma conscience, qui est devenu une véritable force par cette réalisation, qui m’a soulevé ces dernières années, m’a rajeuni alors que je vieillissais. Cette insignifiance de l’échec, qui suppose l’indifférence pour une mesure sociale de sa propre réussite, qui n’est pas le mépris de la société, non, c’est naturellement l’indifférence dans ce cas précis. La mesure de vous-même n’est pas à ce niveau.

... Et là-dessus, voici qu’au contraire je n’ai jamais été plus conscient et plus persuadé du rôle social de l’écrivain, assuré et convaincu que sa substance n’existe que par rapport à son rôle social. Mais ce n’est pas dans mon cas la position de succès que j’occuperais par rapport à la société qui mesure ce rôle. Ainsi en est-il de ma situation, – cette indifférence complète pour mon sort social, pour ce qui est de l’écrivain que je suis, qui ne s’est jamais signalé, qui n’a jamais connu ni la notoriété, ni l’influence directe ; pourtant cette préoccupation passionnée pour cette même société, la certitude complète de trouver dans ce cadre le sens de la vie d’écrivain, le sens de sa vie pour un écrivain, – ou bien, c’est le nihilisme qui menace. J’ai en moi une certitude, qui me conduit à penser, sans en rien expliquer, que je suis “habité”. Cette certitude, sans aucun doute, ne m’assure de rien. Je ne suis pas insupportable ! Je n’en suis que le messager, “celui qui porte”.

Chapitre 3

• Mes débuts en littérature, ce que le monde n’a jamais su de moi quand cela eut lieu. • Mon premier manuscrit, cette vanité extraordinaire du propos, ce travers horrible de la jeunesse. • Mes premières tentatives, ma solitude volontaire dans Paris, mon ambition d’emporter Paris et ma certitude que je ne le ferai pas.

C’est en 1963, à Paris, que me vient l’idée, aussitôt perçue comme fondamentale, si importante, inoubliable, comme si je rencontrais mon destin pas moins, que je dois commencer à écrire avec une ambition et un projet d’écrivain. Il s’agit de livres, de romans, de littérature, rien de moins. Secondairement, c’est l’idée que la carrière s’ouvre à moi. Cette détermination est aussitôt tragique. Retour d’Algérie, il n’est pas question que je considère un autre sujet que cette guerre, sa fin tragique, l’exil où elle me précipite. C’est le produit de la sensiblerie que cet événement exacerbe chez moi. Je me convaincs que mon destin est tragique. L’ivresse s’empare de mon esprit, sans coup férir. Tout cela est forcené, mon cœur plein d’un bonheur fiévreux et l’esprit exacerbé par l’ivresse de sa pensée. Je suis assuré d’avoir trouvé ma voie et que mon destin sera également collectif, ou national. C’est dans ces dispositions que je me mis à la rédaction de Et la mer enfin...

J’ignore quelle mouche m’a piqué, ou bien est-ce que j’avais l’esprit de cette forme, je veux dire le goût aussi peu formé. Le titre, déjà, nous dit tout, du pathos, et du pesant, la phrase lourde, l’adverbe inutile et qui prétend poser des tonnes, les trois points, — ah, ces “trois petits points” comme on me dira plus tard, quand on m’engagera involontairement à inaugurer ma période Céline, quel prestige, quelle façon d’en savoir plus, d’en dire bien plus long, ce côté qu’il faut “savoir lire entre les points” comme on lit entre les lignes. Tout le bouquin est à l’avenant. S’il faut donner une définition de ce mot-là, la “retape”, eh bien le livre fait l’affaire.

J’ai bien du mal à définir l’exacte signification et la substance de ces instants où j’écrivais Et la mer enfin..., puis quand j’entrepris de le faire éditer, sollicitant mon oncle Jules, du ministère, obtenant son aide, lui faisant savoir l’importance de cette démarche. (Il me fit recevoir par Roland Laudenbach, de La Table Ronde, un de ses bons amis, du même bord politique, qui m’encouragea à attendre avec espoir l’avis de ses lecteurs, qui me dit en me raccompagnant le long du couloir de ses bureaux de la rue du Bac, vieille enfilade d’un appartement vieillot converti en bureaux, sombre et poussiéreux, les murs encombrés de rayonnages et d’empilement de bouquins, en un mot plein d’un charme sans fin, – qui me dit, sans doute sous l’influence d’Antoine Blondin : «Comme au rugby, espérons que votre essai sera transformé» ; et, six ou huit semaines plus tard, moi recevant l’avis motivé du refus, avec la fiche analytique d’un lecteur, moi-même, honteux jusqu’à aujourd’hui d’avoir présenté ce manuscrit.)

Je n’ai qu’un mot pour définir ce livre, l’esprit de ce livre, le style, la prétention qui l’habitait, pour ne pas dire qu’elle l’animait jusqu’à la singerie de la caricature, — et c’est: “pompeux”. Je n’ai jamais relu ce livre ; ou bien, parfois, une ligne ou deux sur le manuscrit original écrit au stylo. Je m’étais forcé à écrire à la plume, imaginant que c’est là démarche d’écrivain, que la frappe directe est indigne. Je ne songeais qu’à l’apparence autour de ce livre, comment il serait perçu, l’interprétation qu’on en ferait, les louanges dont on le couvrirait. J’y songe à l’instant, bien sûr, en écrivant ces lignes et d’une façon assez impitoyable. La gêne m’envahit et je ne m’aime pas. (Je crois que je ne possède plus rien de ce livre, envolé, pffuitt ! Et qu’importe.)

La hargne que je ressens pour ce premier essai, quarante ans plus tard encore, est un autre mystère, – au point où je me demande si je m’aime particulièrement, à l’instant, aujourd’hui, en émettant ce jugement, – ne point s’aimer à l’instant de ne pas s’aimer pour ce qu’on fut et ce qu’on fit quarante ans plus tôt. La transformation que j’ai connue depuis, le changement de ma psychologie, ma perception sens dessus dessous, cette évolution qui n’a cessé depuis jusqu’à faire de moi quelque chose qui est peut-être le contraire de ce que je fus, et particulièrement dans ce domaine de l’écriture qui m’est si essentiel, voilà qui n’est pas commun. (Ou bien c’est commun mais cela l’est moins de le mesurer de cette façon sans qu’il y ait, sur ce point, l’esquisse de la moindre nostalgie, sans que cela me paraisse tragique.) C’est toute ma personne, mes opinions également, qui ont changé. Je suis un autre.

Mais là s’arrête l’acte de contrition ; je suis un autre, pourtant né du premier, avec les liens indissolubles qui vont avec. Il y a entre les deux toute la cohérence d’une évolution bien aussi longue qu’une petite moitié d’une vie, et promise à continuer ; l’un sans l’autre n’a aucun sens, et l’un réduit à lui-même n’est qu’une absurdité qui prétend réduire le temps et son histoire au seul instant d’un être coupé de tout. La durée, la différence, la référence au passé, voilà les choses qui font la valeur du présent, et l’on voit que le passé lui est complètement nécessaire. L’exploration se poursuit et me fait découvrir d’autres raisons de ne point rejeter ce que je fus. L’expérience décrite ici se révèle beaucoup plus large que ma seule littérature, encore que ce domaine de la littérature embrasse pour moi des territoires considérables. Quoi qu’il en soit, l’évolution entre cet autre et moi-même, entre cet autre moi-même et moi-même, embrasse également ce changement d’être que j’ai évoqué ici et là dans les pages qui précèdent, qui est si important, qui est mon passage du domaine américain devenu américaniste au domaine français. (Je dirais aujourd’hui, ce 17 février 2014, “mon passage du domaine de la modernité au choix de l’anti-modernité”.)

Les premiers “livres” que j’écris, dont l’histoire de la littérature ne garde nulle trace, renvoient naturellement à cette partie de moi, à cette part de mon existence où s’exerçait sur moi une complète fascination pour l’Amérique, ses ors et ses pompes. Les œuvres de ce temps-là en portent la trace, il n’y a rien qui doive nous étonner. Il n’y a pas d’allusion à l’Amérique et mon sujet m’en tenait irrésistiblement éloigné. Mais tout m’y rattachait, dans mon style, dans ma façon de raconter, dans cette façon de poser que j’ai dans ces pages inconnues, dans une irrésistible disposition à geindre en arrière-plan, comme une basse continue cultivant l’art de la fausse note qui soutient le récit, et vous capture l’attention, pour vous dire, à chaque page, à chaque instant : “vois, lecteur, vois comme je suis malheureux, combien l’histoire m’a maltraité.” Cela dit ce que je pense de l’esprit américain, ou américaniste, qui est ce mélange de suffisance et de geignement, sensation d’être assez rare et vertueux pour se juger exceptionnel à suffisance, sensation aussitôt d’être surveillé, épié, jalousé, par l’histoire trop terrestre, et geindre effectivement de cette attention policière, de cette malveillance jalouse. A l’époque, il arrivait que je me prenne au sérieux comme un pape ; cette haute considération de soi, de la sorte du “on ne plaisante pas avec”, c’est toujours le même implant général du même travers ; c’est un autre caractère du même trait de l’esprit que je dénonce, qui est celui du “dernier homme”, l’esprit du nihiliste, celui qui a achevé tout l’empire de l’homme sur le monde, qui n’en attend plus rien en fait d’expérience, qui vous laisse le reste du monde. C’est l’homme responsable de son histoire, responsable comme on est coupable dans ce cas, mais avec la différence qu’il se proclame irresponsable et qu’il s’en lave les mains.

Enfin, Et la mer enfin... fut refusé ; quelle chance, dira-t-on ; quel mystère, aussi : j’étais si mauvais qu’on aurait dû m’éditer, il me semble. Sans doute ne parlais-je pas assez de l’Amérique ? Effectivement ce livre, d’un état d’esprit assez américaniste pour attirer l’attention “des investisseurs” comme l’on dit, – comme l’on ne disait pas encore, – mais le sujet, le sujet ! Je perdis, je crois, tout mon avantage avec ce choix de ma jeunesse algéroise. Le thème de l’Algérie n’avait pas bonne presse, vu sous l’angle que je choisis, qui est celui de la nostalgie, implicitement de l’erreur historique, sans thèse politique, sans rien pour attiser les passions toujours en cours. (Au reste, je me soupçonne d’en faire trop par sarcasme et généralisation. Pour être un peu moins leste avec la vérité, il faut noter que Laudenbach et La Table Ronde n’étaient pas du genre de ces cohortes à la mode. La littérature sur l’Algérie française, ils prenaient. Leur refus était justifié, je crois, et, comme on a pu le deviner, par l’immaturité du texte ou par l’absence de talent, — bref, par des raisons littéraires, et évidemment fondées. Le procès que je fais ici ne s’adresse pas à eux et ne me concerne pas vraiment. Si j’avais essayé plus d’éditeurs, peut-être m’aurait-on édité, sur l’état d’esprit qui régnait dans le manuscrit, rien qu’à le humer je veux dire.)

C’est aussi cette époque où je ne voyais mon avenir qu’à Paris, où je le devinais, où je le saisissais à pleine main. Devant mes yeux défilait un kaléidoscope de clichés, aussi lourds les uns que les autres. J’allais m’installer. Je deviendrais une célébrité. Rien ne semblait m’arrêter, rien ne pourrait m’arrêter dans cette marche à la gloire. “Quel roman que ma vie” disais-je fameusement, déjà célèbre avant d’être connu. C’est à partir de cette expérience d’événements à venir et qui n’eurent jamais lieu que se forma cette conviction, réalisée plus tard, construite et renforcée à mesure, que Paris a un côté américain, et les Parisiens les plus typiques parli ceux qui tiennent le haut du pavé en sont marqués, c’est ce qui les fait différents des autres Français, qui les fait être Français différemment, qui les fait être Français du-devant comme moi je suis Français du-dehors, c’est-à-dire qu’ils sont Français du-devant comme des imposteurs, entrés dans la place comme autant de chevaux de Troie. Mon succès littéraire promis allait de pair avec cette intégration, ce passage d’être Français du-dehors jusqu’au du-devant, sans coup férir mais en maniant l’imposture comme d’autres un sauf-conduit. J’étais prêt à m’éteindre complètement dans ce brasier où s’agitent la vanité et la suffisance, où l’âme se corrompt absolument, où la vertu se négocie, sonnante et trébuchante. J’avais d’autres projets de livre, j’escomptais que mon style se resserrerait, se libérerait, deviendrait elliptique et novateur, et l’on m’accueillerait alors comme “révolutionnaire” sur les plateaux de télévision où l’on commençait à se donner rendez-vous. Le romantisme de hall de gare de Et la mer enfin... allait le céder à des démarches audacieuses, à une certaine dureté de l’esprit, l’âme et le cœur bronzés aux brasiers interlopes des quartiers à la mode. (Ce côté “américain” de ces Parisiens-là, qui faillit m’attirer dans ses rets, est parfois suffisant pour témoigner d’une exaspération historique. C’est le cas de l’écrivain Richard Wright, en séjour d’exilé volontaire à Paris, qui ne put jamais s’entendre avec Boris Vian, le jazz, le be-bop, le Tabou, précisément pour cette raison. «I hate that place», dit-il du Tabou ; et son biographe James Campbell, qui commente : «He wanted France to be France, not a paler version of America.» Belle leçon du black américain, pardon de l’Africain-Américain Richard Wright.)

On comprend que cette période parisienne que j’évoque n’a rien à voir avec celle de ma jeunesse dorée et marginale, entre janvier et octobre 1964 ; parti pour mon service militaire le 2 avril 1965 comme je l’ai signalé, six semaines au Centre de Formation Maritime de Brest ; revenu à Paris, place de la Concorde, matelot de 3e classe sans spécialité balancé au Service Presse et Information qui a pignon sur la Concorde, par deux ou trois fenêtres sous les arcades, côté en face du côté Crillon en traversant la rue de la Paix ; soumis à un régime de faveur car doublement “planqué”, puisque planqué dans ce service qui me prenait deux à trois demi-journées par semaine pour me permettre de poursuivre mes études, planqué par rapport aux planqués de mon service puisque je simulais des études que je ne faisais pas. L’intervention d’un ami de mon beau-frère, joueur de whist, membre du Lyon’s Club et sans doute franc-maçon, entraînant une intervention auprès d’un amiral, et l’affaire avait été faite. Je me rappelle mon arrivée dans le service, venant de Brest via quelques semaines à la caserne de la Pépinière à coller des enveloppes et à noter les adresses dans le grand livre de la bureaucratie navale, moi au milieu de mes nouveaux camarades de service, tous en train de poursuivre leurs études, qui à l’ENA, qui à Science Po, et eux-mêmes posant des questions pour savoir où j’en étais, si j’étais du bâtiment, et moi balbutiant je ne sais quoi, peut-être que je terminais une thèse, en littérature ou bien en histoire, en vérité déguisé en étudiant extrêmement mystérieux. (J’aurais pu leur dire : “‘Le séjour de Richard Wright à Paris et ses rapports avec le Tabou, rue Saint-Benoît’, voilà ma thèse”, ils auraient été eus à l’estomac.) De plus, je n’avais pas ces noms à particule qui sont nombreux dans la Marine, qui vous mettent à votre place ; encore une fois marginal, doublement planqué puisque planqué des planqués, puisque sans étude à suivre à mon palmarès, jouant la fille de l’air et jouant à l’homme pressé, ou au matelot pressé je ne sais ; non en vérité, tuant mes après-midi à flâner, solitaire, puisque mes amis de la période janvier-octobre 1964 s’étaient égayés, oui, remâchant cette solitude, déjà avec des nostalgies extrêmes, déjà mesurant combien le poids de mon passé et l’absence de mon passé (l’Algérie et sa guerre, et l’Algérie perdue) tout ensemble me tenaient l’âme emprisonnée. Je préparais des livres (je travaillais à la fin, au polissage de Et la mer enfin..., j’en entrevoyais un autre) et j’étais solitaire. Je me préparais à conquérir Paris comme il est prévu dans la littérature mais je n’y croyais pas, et je ne croyais plus que ce Paris-là en valût la peine. Ma solitude ne m’était pas imposée, elle était à la fois accidentelle, – les circonstances, moi-même un peu marginal, avec des horaires volés, sans ami au fond dans mon milieu de travail, plutôt avec des soupçons ; ma solitude était également voulue, comme par abdication, par timidité, par faiblesse du caractère, – je n’essayais ni de retrouver des estimes un peu délaissées, ni même de me raccrocher aux branches familiales non négligeables que j’avais à Paris. Ma solitude, ma nostalgie, de cette sorte qui paraît aux autres le désarroi du caractère et qui n’est pour moi que le poids de mon âme, le souvenir des années passées et heureuses, tout cela formait un équipage d’infortune qui ne me déplaisait pas, où je trouvais le miel de mon inspiration. Que le résultat fût détestable n’empêche pas que la source était claire et chantante.

C’est à cette époque où je me jurais que j’aurais Paris, que je sus aussi bien que je n’en avais aucun goût, que je leur laisserais Paris. Je sus que je garderais un lien serré avec cette ville mais que, paradoxalement, je n’y serais jamais enchaîné. Je commençai à conquérir ma liberté, ce qui ne procure pas la satisfaction qu’on croit mais qui pèse au contraire, – la liberté est une absence de chaîne qui vous donne le vertige. J’écartais par nature, c’est-à-dire par incapacité d’agir dans un autre sens, le conformisme de l’ambition satisfaite qui m’attendait dans Paris où je n’aurais pu être qu’une proie facile à cause de ma faiblesse de mon caractère de ce temps et de mon désintérêt dans le déroulement des intrigues. Dans le cadre social général, ces démarches qui semblent ressortir des vertus qu’on recommande d’habitude en théorie, le choix de la liberté et le refus du conformisme représentent lorsqu’ils sont faits et conduits d’un pas ferme un calvaire du caractère, avec la sensation, extrêmement vive jusqu’à être insupportable par instants, de perdre le miel de la vie. Il s’agit bien du refus de la tentation de la corruption des temps et du choix de la liberté, qui sont des choix de rupture. C’est comme si vous décidiez de vous exclure de tout ; je ne serais d’aucun groupe, ni de celui des écrivains édités, ni de celui des écrivains en attente de l’être, ni de celui des matelots, ni de celui des élèves de l’ENA et de Science Po. Je ne clamerais aucune des pensées à la mode, qui vous font célébrer les vertus de la libération du temps, parce que je ne suis satisfait en rien par mon temps et que j’ai peine à reconnaître ce qui est à la mode. Mon isolement serait immense et ma nostalgie d’instants que je ne connaîtrais jamais, que j’imaginais, contre mon gré, d’une puissance et d’un plaisir intenses, – ma nostalgie baignait déjà des sentiments en arrière de ma pensée, imprégnant par instant cette pensée. Je compris alors que la vie est un long apprentissage du malheur et du paradoxe social, et les plus belles attitudes, comme cette liberté si chèrement conquise, lorsque vous les rencontrez dans la réalité, lorsque vous les réalisez dans les actes et qu’elles s’avèrent être le contraire de ces fausses vertus qu’on vous recommande de proclamer sans jamais les saisir, vous isolent du reste comme le sont les lépreux qui font tourner leurs moulins à prière.

Pour autant, il n’est pas vrai que je dessinai mon univers d’un trait aussi net. Je le reconstitue aujourd’hui, sans doute en enjolivant, c’est-à-dire en l’assombrissant du côté des sentiments. J’étais en partie inconscient, à l’époque de la Royale et de mon premier essai littéraire, de ces événements de la psychologie que je décris aujourd’hui. Mais la souffrance est réelle, cet enfermement de l’isolement, la sensation qu’on ne satisfera aucune ambition légitime parce qu’on repousse le jeu social, – “repousser le jeu social”, la chose en réalité revient à ceci : on ignore comment jouer le jeu social, même en en connaissant les règles, le “comment” est complètement fondamental. Je n’ai jamais pu, même lorsque je les connaissais et qu’on m’invitait à y entrer, appliquer les règles du jeu social. (Je n’applique pas les règles du jeu social, ni ne les considère un instant, par incapacité de jouer, – mauvais acteur que celui qui ignore qu’on est en train d’interpréter une pièce.) Je n’avais pas conscience de cette singularité que je décris ici mais il est assuré que je la mesurais déjà, que j’en supportais le poids. Ce qui me vient plus tard, c’est la perception de la singularité de cet état, lorsque je vois autour de moi tant de capitulations, de compromis délicieux, d’ambitions satisfaites. Cette vertu quasiment romaine que je dessine ici de manière implicite, que je découvre au fur et à mesure que je la vis, que je m’attribue par conséquent, ne se comprend qu’à mesure de la comparaison qu’on en fait avec l’extraordinaire attachement que je porte au livre et à l’écriture. La première dépend du second, – si je suis impuissant à jouer le jeu social et, par conséquent, à en appliquer les règles, c’est par attachement à la chose écrite. Ma vocation exclusive et fondamentalement glorieuse, mon honneur, ma puissance, étaient et restent antagonistes et antinomiques de toutes les règles du jeu social. Il se trouve que, dans certaines circonstances, l’un exclut l’autre, l’autre interdit la première. Il se trouve que mon cas fut effectivement ce cas.

Ma carrière littéraire fut un chemin de croix qui n’était pas exempt des délices du Crucifié, une litanie de défaites et d’accusations de vilenie qui leur répondait. Je fis une carrière de déserteur, dans ce cas où l’enrôlement (dans les règles sociales) vous paraît le comble de l’abdication. Ce n’est pas un culte mais il m’arriva de cultiver ce penchant comme si c’était une poutre centrale du caractère. J’en avais une certaine fierté, qui m’exaspère en même temps que je l’éprouve en la rappelant, car je me soupçonne de la goûter parfois encore, secrètement, sans même m’en aviser, ni vu ni connu. Ma carrière fut une longue suite de refus (des éditeurs, pour mes manuscrits) que je n’arrive pas à considérer comme autant d’échecs. Au contraire, certains de ces refus sonnent comme une charge d’orgueil, comme une capitulation de la compromission, en même temps que je mesure la vanité du sentiment. En 1978, j’envoyai mon nième roman aux éditeurs, un manuscrit dont j’ai même oublié le titre ; (est-ce Le cœur en double ? Il y avait un cœur là-dedans, battant la chamade avec une légèreté de hussard, galopant dans des aventures picaresques quelque part au cœur de la Renaissance, avec une belle jeune fille énergique et un jeune homme droit et candide. C’était une sorte de Hussard sur le toit, trois siècles plus tôt. Je me taillais une plume buissonnière pour ces aventures, j’étais de ce parti-là). Je reçus des refus sans circonstance notable, moi qui en avais l’habitude comme personne jaugeai la réponse stéréotypée avant de lire. L’un détonna, quand vint son tour. La réponse était de François Régis-Bastide, du Seuil. Il m’expliquait sa décision par le fait général du style du manuscrit, et, au-delà, de son esprit j’imagine, qui transparaît du style. Il m’expliquait que je retardais, que j’étais d’un autre temps. «Vous écrivez comme Stendhal» me disait-il, et cela dit tout, pour lui et pour moi. Ce refus fut un de mes plus beaux fleurons. Je ne cessai plus de m’en affubler, me rengorgeant comme on n’imagine pas. J’avais écrit un roman et l’on me disait que c’était du Stendhal. J’étais le plus heureux des hommes. Je montrai cette lettre de refus aux amis, comme je leur aurais dédicacé le roman édité.

La même année est publié mon premier livre, La drôle de détente, un livre d’analyse politique sur les rapports est-ouest. J’en suis moyennement heureux. L’événement est paraît-il d’une incontestable importance dans la vie d’un apprenti auteur. D’autre part, ce n’est rien ; pour moi être écrivain, c’est dit, c’est écrire des romans.

Chapitre 4

• Mes quelques livres publiés (six si l'on y inclus “La Grâce de l'Histoire”), cela justifie-t-il des Mémoires ? • Je n’ai pas eu de vie littéraire et voilà que j’écris mes mémoires. • Il y a ce mystère de ma vie : cette fascination sans fin, comme une respiration, pour le livre.

J’ai publié mon premier livre en 1978-79, à l’âge de 34 ans, alors que je tentais de me faire publier depuis l’âge de 20 ans. Ce livre était assez inattendu et peu espéré, j’attendais plutôt la publication de mon roman écrit “à-la-Stendhal”, je considérais que rien de plus sérieux que ce roman ne pouvait m’arriver. C’était un livre, celui qui fut choisi, sur la politique extérieure et la sécurité, les relations entre les deux blocs idéologiques plus précisément. Son titre, excellent sans aucun doute, autant pour le jeu de mots que pour sa signification, La drôle de détente, est dû à l’éditeur. Le livre eut deux jours de célébrité à cause d’un incident cocasse et stupide : des douaniers bloquèrent une cargaison du livre à la frontière française, venant de Belgique, parce que la couverture du livre montrait un globe terrestre comme une bombe avec une mèche allumée, et cela fit croire aux gabelous que ce pouvait être un manuel de terroriste. J’ai toujours eu bien du mal à croire cette histoire vraie, mais il est vrai que le livre fut retenu quelques heures et relaxé quelques heures après. Mon éditeur sauta de joie et téléphona au ministre des affaires étrangères Simonet, une relation de chasse mondaine, pour lui annoncer que la liberté de pensée était menacée par la censure sur la frontière de Picardie, lui demander d’agir, exiger qu’on se mobilise, marteler les mots, l’air martial, le doigt levé. Il y eut même un échange de courrier, comme au temps de la dépêche d’Ems, la guerre menaçant entre la république française et le royaume de Belgique. Après cela, on n’en parla plus guère. Dans quelques textes de critique, on trouve des marques d’estime pour ce livre. J’avais pour moi d’être ce qu’on nomme “un auteur rare”, – rarement lu, et d’une pensée aussi rare, d’abord parce que non diffusée...

J’entamai une carrière entêtée d’auteur complètement raté, – ou bien devrais-je dire que je la poursuivais en passant à l’acte, disons par un acte manqué, – avec cette première publication comme la promesse non tenue d’une gloire qui paraît encore plus élusive chaque fois que je m’en rapproche. Mes autres livres (Le regard de Iéjov en 1990, Le monde malade de l’Amérique en 1999, Chroniques de l’ébranlement en 2003, Les Âmes de Verdun pour le texte, en 2008) sont également des échecs presque patentés, je veux dire qui mériteraient la qualification d’“échecs” de façon très officielle, qui établissent presque le copyright de ce que c’est qu’un échec, qui en sont le stéréotype, et ce sont aussi des ouvrages rares qui eurent quelques appréciations très élogieuses. De cette façon et me considérant selon ce passé-là, j’éprouve l’impression d’une sorte de sombre jouisseur de cette sorte de solitude, cette infortune acceptée avec hauteur, vite bue et goûtée, et même affichée avec insolence à l’occasion. Je méprise la fortune du monde comme je méprise ceux qui y sacrifient l’essentiel et même l’accessoire, et je me méprise également d’ainsi mépriser, un peu par facilité, la fortune du monde. Je me perds dans les entrelacs de mes contradictions, je joue avec mes mépris comme un virtuose du billard à bandes, par la bande. Je n’ai jamais su précisément si je désirai la gloire. Je me garde de la gloire dans un monde dont je ne cesse de me défier chaque jour plus âprement et que je veux changer, et dont je sais bien qu’il faut la gloire pour pouvoir agir et espérer le changer si l’on en reste aux méthodes habituelles et aux références courantes. Pour le changement, on verra.

Une seule chose guide ma carrière, dont je n’ai jamais su distinguer si cela était une bénédiction de l’âme ou le calvaire d’un destin. Rien n’entame ma vénération extrême, passant tout le reste, pour le livre et pour l’écriture. Rien n’y fait, surtout pas l’échec qui semble agir au contraire comme un défi appuyé sur les certitudes paradoxales que donne la solitude des êtres. Cela, le livre et l’écriture, n’est rien d’autre et de moins que l’axe de ma vie, comme si cela était une part de moi-même, faite à la fois de magie et de certitude sacrée, de l’envoûtement des rêves brumeux et magnifiques, de la rigueur des croyances séculaires et sacrées, et chaque chose considérée à sa valeur et hiérarchisée à mesure. Cet amour si ferme et dénué de tout caractère émollient, de toute cette sensualité où se perd l’amour en général, me paraît un événement si prodigieux qu’à lui seul, il me semble, il pourrait donner la clef de l’énigme qui ne cesse de me fasciner, qui est ce lien indescriptible entre l’être pur que je suis, refermé sur sa pulsation vitale, et la communauté à laquelle j’appartiens aussi (cette “communauté nationale perçue comme une entité collective, le biais de cette dépendance ‘de ce destin du monde’ dont je parle plus haut”). Ce serait un “lien du dehors” pour tenir et justifier cette appartenance, également du dehors.