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655Nulle autre part qu'en Allemagne, l'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis n'a généré autant de trouble.
Si la surprise devant un événement dont on avait au fond refusé de sérieusement envisager la possibilité est compréhensible, certaines réactions sont tout de même surprenantes...
Depuis que la victoire de Trump a été annoncée le 9 novembre, les commentaires et articles surpris et inquiets voire furieux n'ont pas manqué dans la presse européenne. Dirk Kurbjuweit, rédacteur en chef adjoint du plus grand magazine d'informations allemand Der Spiegel, écrivait ainsi le 14 novembre un essai soutenant rien de moins que L'Amérique a abdiqué la direction de l'Occident (lien en anglais, ici l'original en allemand)
Sans doute, ce genre de réactions se voit aussi en France et dans les autres pays. Il est cependant difficile de ne pas remarquer que la tonalité est de manière générale au moins d'un niveau plus stridente et stupéfaite en Allemagne qu'ailleurs.
Et ce qui est particulièrement intéressant dans l'essai de Kurbjuweit c'est cette idée comme quoi Washington aurait "abdiqué" son "droit" à diriger l'Occident, que ce serait donc nécessairement à l'Europe de reprendre ce rôle, et que, "hasard" qui pourrait porter à sourire, tiens c'est justement l'Allemagne qui est la mieux placée pour tracer la route et regrouper tout le monde à sa suite. Surtout étant donné que l'Allemagne, c'est Angela Merkel, et qu'elle a "de forts principes moraux, comme elle l'a prouvé lors de la crise des réfugiés".
Lisons donc Kurbjuweit :
L'Amérique a abdiqué la direction de l'Occident
Pendant 100 ans, les Etats-Unis ont été à la tête du monde libre. Avec l'élection de Donald Trump, l'Amérique a maintenant abdiqué ce rôle. Il est temps pour l'Europe, et pour Angela Merkel, de prendre la place vide.
En janvier 2017, quand Donald Trump prêtera serment comme 45ème président des Etats-Unis, l'Age américain célébrera son centième anniversaire – et ses funérailles.
L'Occident a été constitué dans sa forme moderne en janvier 1917 (déclaration de guerre américaine à l'Allemagne)
(...) Nous sommes maintenant face au vide - la peur du vide. Qu'arrivera-t-il à l'Occident, à l'Europe, à l'Allemagne sans les Etats-Unis à leur tête ?
(...) C'est la peur qui règne maintenant, plus que jamais, mais ce n'est pas seulement la peur du terrorisme. Ce n'est pas tant non plus la peur de perdre la liberté, mais la peur de la liberté elle-même. Voilà le changement de paradigme qui a ouvert à Donald Trump la voie de la Maison Blanche.
(...) Jean-Paul Sartre disait : l'enfer, c'est les autres. On pourrait ajouter : s'ils sont libres.
Libres de traverser les frontières à la recherche de nouveaux lieux où s'établir. Libres d'exporter leurs produits et donc entrer en compétition avec les biens d'autres pays. Libres de se battre pour des droits égaux en tant que femmes, qu'homosexuels ou que non-blancs.
(...) La tragédie peut être résumée dans cette seule phrase : Ce qui est unique à l'Occident - la liberté - est perçu comme une menace. Aucune crise ne saurait être plus fondamentale que celle-là.
(...) L'Amérique a longtemps été la référence de l'Occident. Mais si Trump gouverne comme il l'a promis, le "pays des libres" (NB : l'hymne américain loue "the land of the free") abdiquera son rôle de guide du monde libre. Alors, ce sera le tour de l'Europe.
(...) (les Européens ont longtemps eu) ce luxe de pouvoir ne poursuivre que tièdement l'idée européenne, parce que les Américains étaient là. (...) Aujourd'hui l'Europe devra sans doute assurer sa propre sécurité - ceci à l'époque de Vladimir Poutine, de Recept Tayyip Erdogan et d'un Etat islamique qui existe dans le voisinage de l'Europe.
Les chefs de l'Occident, moins l'Amérique, sont face à des tâches immenses. Ce sont des tâches pour la chancelière allemande Angela Merkel. Elle représente un pays fort, et elle a de forts principes moraux, comme elle l'a prouvé lors de la crise des réfugiés. Elle n'a pas à être un Woodrow Wilson, mais elle devrait devenir un dirigeant ferme pour l'Europe.
S'il faut résumer d'un trait le propos de ce grand éditorialiste allemand, il y a là un composé:
• de trouble halluciné devant le président Trump, dont l'élection signerait une véritable déchéance des Etats-Unis
• d'ambition basée sur une perception de sa propre supériorité morale, ambition européenne et allemande à la fois, supériorité que l'accueil en désordre d'un million de migrants en 2015 aurait prouvée
• et d'attachement perinde ac cadaver à la compréhension de la Liberté la plus démesurément étendue et donc la plus floue et détachée des contingences, liberté qui suivant l'auteur devrait inclure libre-échange et liberté d'immigration, comme si la victoire du Nord protectionniste dans la guerre de sécession américaine en 1865 avait été une défaite de la liberté, comme si le Japon contemporain avec sa politique d'immigration très restrictive n'était pas une démocratie
Ce composé n'est guère convaincant, si l'on s'en tient à des arguments raisonnables, mais... il y a lieu de soupçonner que c'est une drogue puissante.
Et qui souffre de dissonance cognitive et de peur - mais où est donc le protecteur attitré de notre pays ? qu'est devenu notre référence et notre exemple ? - pourrait bien être tenté par cette drogue. Peut-être en doses de plus en plus fortes ?...
Il faut souhaiter plutôt que ce trouble ne dure pas, que les éditorialistes allemands se reprennent et qu'Angela Merkel refuse cette drogue. L'heure pour ceux qui ont toujours prôné le "dépassement" des souverainetés nationales au nom d'un idéal européen doit être à la réflexion et au retour sur soi, non à la fuite en avant. Les Européens n'ont en aucun cas besoin d'un "dirigeant ferme" autoproclamé.
Ce texte a été publié sur Le nœud gordien, le 17 novembre 2016. Le titre initial, que nous avons modifié pour des raisons techniques, était le suivant : « Merkel comme dirigeant ferme pour l'Europe, le trouble devant Trump est une drogue puissante ».
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