Message d’un modéré US aux Européens (et au reste du monde)

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Message d’un modéré US aux Européens (et au reste du monde)


13 février 2005 — On trouvera dans le texte de commentaire de Reginald Dale, publié hier dans l’International Herald Tribune, ce qui nous paraît être une bonne illustration du sentiment américain après la tournée européenne de Condoleeza Rice.

Pourquoi Reginald Dale? Il est rédacteur en chef de la revue “European Affairs”, certainement une des revues du genre les plus engagées dans le multilatéralisme et les liens transatlantiques ; il est aussi enseignant (spécialisé dans les médias) détaché de la Hoover Institution, à l’université de Stanford. Il a été pendant plusieurs années le chroniqueur de Wall Street à l’International Herald Tribune. C’est un représentant typique de l’establishment, d’opinion dite “modérée” (?) puisque proche des milieux financiers, occupant une bonne position d’influence, de tendance multilatéraliste et internationaliste, partisan du libre-échange et du socle transatlantique. Il représente, par rapport aux idéologues qui soutiennent GW Bush, une opinion plutôt centriste représentative de la tendance atlantiste qui triompha aux USA durant la Guerre froide. On a ainsi une bonne appréciation de l’évolution radicale de l’establishment le plus modéré et le plus pro-européen.

Son texte présente une bonne conclusion du point de vue américaniste du voyage de Rice en Europe et fixe clairement la position américaniste par rapport à l’Europe. La “modération” de Dale s’exprime dans les termes, certes, et rien d’autre. Sur le fond, la position US vis-à-vis de l’Europe est claire: capitulez sans conditions, nous ferons le reste. Ainsi doit-on comprendre le titre: « Your turn, Europe ». C’est une version à peine policée du constat, néanmoins sans doute trop optimiste pour le résultat final (du point de vue US), fait le 4 février par Danielle Pletka, de l’American Enterprise Institute, le quartier-général washingtonien des néo-conservateurs: « Yet those who think the transatlantic relationship is at an end are writing it off prematurely. Today, more than ever, Europe is singing Mr. Bush's tune. »

Allons un peu plus en détails dans les constats et recommandations de Dale.

• D’abord, ce constat: les Européens se sont complètement trompés. Ils ont cru qu’il suffisait d’applaudir Rice pour emporter l’affaire. Ils ont cru que cette venue signifiait une éventuelle modification, au moins dans les nuances et aux marges, de la politique US. Il n’y a pas plus erroné.


« As the new U.S. secretary of state dashed around their capitals, Europeans sat comfortably auditioning Rice for the new role they want her to play in drawing the Bush administration closer to Europe. They produced copious reviews of her performance, from the glowing to the snide. But none felt the need to step up on the stage themselves.

» The overwhelming message from the audience was that a fresh start in trans-Atlantic relations would require the United States, and not Europe, to make all the concessions. Typical was the comment of an EU diplomat, who demanded “a complete convergence of views,” meaning that Washington should swallow European viewpoints hook, line and sinker. »


• En fait, les Américains ont fait leur concession essentielle pour la relance de la très-grande-Alliance du monde libre, la plus belle, la plus grande Alliance de tous les temps. Ils vont se tenir un peu mieux. Ils n’insulteront plus les Européens. Ils souriront en disant bonjour. Ils arrêteront de roter à table. Ils seront aimables avec les dames, notamment avec la plus respectable d’entre elles, — dame-Europe. Dame, si ce n’est une concession…


« It is true that Rice was not seeking decisions of substance. In repairing trans-Atlantic relations, the first prerequisite was to improve the political climate and the style of discourse, as she has done. A principal complaint of the Europeans has always been President George W. Bush's rough-hewn Texan style.

(...)

» Bush has been loudly signaling his wish for better relations with Europe. He is making the first foreign trip of his new term to meet European leaders in Brussels, to show respect for the EU institutions. He is answering European demands that he take the European Union more seriously and get more involved in the Middle East peace process. He has overcome his reluctance to discuss global warming in the G8.

» Bush first sent out doves across the stormy Atlantic waters last May. U.S. officials muzzled their previous anti-European rhetoric; Bush bowed to European insistence that he work more closely with the United Nations, and Iraqi reconstruction contracts were opened up to noncombatant countries. These doves did not return with any sprigs of greenery, at least in part because many European leaders wanted Senator John Kerry to win the U.S. elections. »


• Maintenant, Dale se fait plus précis. Il est temps que les Européens comprennent ce qui peut se dire et ce qui ne peut se dire, ce qu’on est en droit d’attendre et ce qu’il est folie d’attendre. Pour bien enfoncer le clou et montrer qu’on ne fait ni détail ni cadeau, Dale prend dans ce cas comme archétype des Européens à qui il s’impose de donner une bonne leçon… le très malheureux Tony Blair. Le Britannique se croyait allié privilégié. Il devra déchanter. «If, however, the Europeans think they do not need to do anything to respond to Bush's conciliatory efforts, then the rebirth of the alliance will be stillborn. Rice made that clear in responding to this much-quoted remark by Britain's prime minister, Tony Blair: “If America wants the rest of the world to be part of the agenda it has set, it must be part of their agenda too.” Her riposte came in Paris: “America stands ready to work with Europe on our common agenda, and Europe must stand ready to work with America.” » En d’autres termes et pour ceux qui auraient été inattentifs, le propos est simple: “our common agenda», c’est l’agenda US, et l’Europe “must stand ready to work with America», c’est-à-dire sur et selon l’agenda US.

• Enfin, Dale se fait plus précis encore, en expliquant ce que doit être l’action européenne en réponse aux concessions considérables faites par la partie américaine. Ces précisions sont intéressantes, au-delà de la rhétorique. Elles nous indiquent où en est l’état d’esprit à Washington aujourd’hui. Elles nous renseignent sur les perspectives politiques de Washington, d’ailleurs d’une façon assez large dans cette mesure où Reginald Dale représente la tendance modérée classique de la politique américaine, qu’on jugerait extrêmement méfiante, voire réticente vis-à-vis de la politique de GW Bush, — et qui, finalement, semble avoir digéré la couleuvre GW.


« It is not necessary for France and Germany to send soldiers there if they do not wish. What is needed is that the Europeans raise the tone of the dialogue far above the nickel-and-diming over such issues as where NATO should train Iraqis, and whether a few more trainers should be added. It is time to show genuine, overarching political support for what Washington is trying to achieve in Iraq and the broader Middle East, without petty, nit-picking reservations.

» Washington has now concluded it erred in building a coalition against Iraq by assessing the value of allies simply in terms of the number of countries participating and the number of troops contributed. It ignored the vital importance of winning broad political and psychological support, even from countries that did not send troops, so the world could see the West united behind America.

» That is what France, Germany, Spain and other European critics of the United States must now offer. Their governments say they want to put past disagreements behind them. If they mean it, they should not be calling for better relations one minute, and fomenting anti-Americanism the next.

» Elevating the discussion and supporting America's broad goals, such as freedom and democracy, need not mean “pledging allegiance” to the United States, which Michel Barnier, the French foreign minister, scornfully rejected this week. It means acknowledging that Europe and the United States face a wide range of common global dangers that they can best — perhaps only — tackle together. »


Le message pourrait être déchiffré de cette façon:

1). Oublions l’Irak du point de vue des travaux pratiques (engagement militaire). Au fond, depuis le 30 janvier, grosso modo, la partie est gagnée en Irak puisque la démocratie a fait son œuvre (c’est dans tous les cas le sentiment qui prévaut actuellement à Washington où la politique virtualiste, plus que jamais). L’idée implicite est que les élections du 30 janvier, organisées par Washington dans les conditions qu’on sait, ont objectivement montré que Washington avait eu raison d’attaquer puisque désormais triomphe la démocratie. Ce sophisme confondant est aujourd’hui dans tous les esprits à Washington (Ralph Peters dans le New York Post du 4 février: « But Iraq has already succeeded, no matter the tribulations that lie ahead. The Iraqi elections made every sacrifice worth it. The Middle East will never be the same. »)

2). Ce dont Washington a besoin, c’est d’un soutien plus sophistiqué que matériel; non pas nécessairement qu’on aide Washington à gagner ses guerres (les Américains s’en arrangeant brillamment tous seuls puisque la démocratie, c’est-à-dire l’Amérique, a triomphé à Bagdad) ; plutôt qu’on assure Washington d’un soutien moral et politique qui permette de dire : « [T]he West [is] united behind America. »

3). Bref, il s’agit de soutenir le programme grandiose de GW Bush, qui est si objectivement grandiose qu’il dépasse l’Amérique et qu’on ne peut alors parler d’“allégeance” aux USA : « Elevating the discussion and supporting America's broad goals, such as freedom and democracy, need not mean “pledging allegiance” to the United States, which Michel Barnier, the French foreign minister, scornfully rejected this week. » (Le “mépris” du gentil et accommodant Barnier pour l’“allégeance” aux USA a été mal vu à Washington. Le gentil Barnier manque de pommade à cet égard.) Ce qui se traduit par cet axiome: si vous voulez de meilleures relations avec les Etats-Unis, eh bien cessez donc de critiquer les Etats-Unis (« If they mean it, they should not be calling for better relations one minute, and fomenting anti-Americanism the next »). Là aussi, le sophisme est rare, où le jugement critique d’un acte est perçu comme un acte d’hostilité pour une nation et, au-delà, pour une conception du monde par ailleurs universellement applaudie. (Au reste, nous en arriverons un jour à comprendre cela: effectivement, la critique de la politique US ne peut conduire, dans sa logique face à la prétention américaine à exprimer objectivement le Bien parce que l’Amérique est le Bien, qu’à la mise en cause de l’Amérique elle-même, et du Bien par conséquent.)

4). Implicitement, nous comprenons bien que le premier acte d’application de cette époque nouvelle sera que les Européens abandonnent leurs couillonnades iraniennes (la négociation) pour se regrouper derrière la résolution morale américaine en faveur du Bien (diplomatie de la menace, de l’attaque ponctuelle au projet de “regime change”, etc).