Métadonnées, action métahistorique et rolling stone

Ouverture libre

   Forum

Il y a 4 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 722

Métadonnées, action métahistorique et rolling stone

Aux jeunes générations

J’avais écrit dans un post du forum – enfin, je croyais avoir la chose – que je migrais autant que possible, dans la mesure des faibles moyens à disposition de chacun, hors de PRISM et consorts, par dégoût suite à la révélation de l’ampleur de la chose (l’espionnage de mon usage électronique, comme celui de milliards d’autre personne sur la planète) plus que par le savoir de la faisabilité technique de la chose (les échanges électroniques étant par essence perméables à l’interception et aux manipulations). Je dois avouer qu’à la lecture du F&C du 10.08.13, j’ai réalisé que j’avais pêché par manque d’approfondissement des conséquences, moins des conséquences seulement possibles (ce qui ne relevait encore que d’un confortable exercice de littérature de science-fiction), que de l’incroyable rapidité avec laquelle elles se sont concrétisées, une rapidité bien plus grande que tout ce à quoi l’on pouvait s’attendre et des conséquences qui se déploient aujourd’hui dans toute leur formidable ampleur. En un mot : c’est pire que ce que j’imaginais ! Et les conséquences sont à la hauteur…

Voici les réflexions engendrées par la lecture des dépêches proposés en liens par le F&C (au paragraphe commençant par « Presque comme anecdotiquement, alors qu’en temps normal on en ferait ses choux gras, on remarque peu combien parallèlement on assiste aujourd’hui à une avalanche, à une pluie diluvienne de “fuites” de documents qui renforcent la troué effectuée par Snowden »), traitant tous de la diffusion (assurée par le SOD) des communications espionnées par la NSA dans le fonctionnement de la société US (impôts, lutte antidrogue, justice, sécurité intérieure) et de l’usage réel qui en est fait (bis) :

UN. SOD et DEA (Reuters du 5 août 2013), FBI (USA Today, repris sur Russia Today du 6 août 2013) et IRS (Reuters du 7 août 2013) :

Il est frappant de constater à quel point la révélation de l’utilisation de l’espionnage global (incluant l’espionnage « domestique », c’est-à-dire de la population des USA) dans les enquêtes liées au trafic de drogue (DEA) – mais également à la fiscalité, à la sécurité intérieure etc. –, discrédite définitivement et en totalité le système judiciaire des Etats-Unis, à commencer dans le chef des juges eux-mêmes. Le citoyen ne peut plus avoir confiance dans le système judiciaire, alors que, comme l’analysent dedefensa.org et d’autres (p. ex. ici), celui-ci est la substance même de ce qui tient ensemble les Etats-Unis, à défaut d’un principe de légitimité, nécessairement issu d’une élévation à partir de l’Histoire et dont ils (les Etats-Unis) sont historiquement dépourvu.

(On pourrait parler, à propos du rôle de la Loi aux Etats-Unis, d’une pseudo-légitimité, comme le fait Ferrero (Pouvoir. Les génies invisibles de la cité, 1942), mais d’une pseudo-légitimité qui ne pourra jamais atteindre le niveau de la légitimité, contrairement à d’autres cas. Avec les révélations de Snowden, Reuters etc., on quitte définitivement le temps bénis des feuilletons « justificateurs » ou à visée de « légitimation », tels Colombo et Kojak (qui fonctionnaient ensemble, l’un sur la côte Ouest contre les riches et l’autres sur la côte Est contre la « racaille », pour montrer que sur toute l’étendue géographique des Etats-Unis et à travers tout le spectre des couches sociales la justice était assurée – voir par exemple le bel article de Ignacio Ramonet dans Le Monde diplomatique de février 1977 repris dans Propagandes silencieuses en livre de poche, 2002). On quitte définitivement cette ambiance qui était celle de mon enfance (ici, en Europe aussi, hé oui) pour entrer dans une réalité grise, opaque et totalitaire, façon stasi globalisée.

Mais ce que je viens de traiter peut-être un peu lestement, vu d’Europe, est en réalité un véritable séisme souterrain aux Etats-Unis, relevant de l’équivalent de la tectonique des plaques dans la psychologie : c’est le tissu même de « légitimité » qui tenait ensemble les habitants et le système centralisé qui est dramatiquement, fondamentalement, remis en cause. Citoyen lambda sans rien à vous reprocher, vous n’êtes plus sûr de ne pas être poursuivi ou victime d’une injustice ou d’illégalités de la part même de ce qui est censé garantir la justice et l’impartialité, et ce sans recours possible ni examen de l’information première, qui reste secrète et relève peut-être d’une erreur, d’une confusion, d’un malentendu, si ce n’est d’une manipulation policière puisque le FBI y est autorisé. On tombe dans l’arbitraire total, institué comme système.

(Et la différence est grande, abyssale même, entre l’un cas ou l’autre qui révèle l’arbitraire mais à travers des tiers auxquels on ne s’identifie pas réellement (Snowden, Manning, ou tel ou tel) et que l’on peut rejeter du revers de la main comme d’un problème qui ne nous implique pas encore, pas tout de suite, pas vraiment, pas au quotidien, et la réalisation qu’on est personnellement concerné – tout comme nos enfants, nos parents, nos connaissances, nos amis et, de fait, comme l’ensemble de la société –, que l’on est possiblement et, en réalité, déjà traité comme un criminel avéré).

Si, au niveau institutionnel, c’est à travers la bataille Systèmes - antiSystème du Congrès que l’autodestruction du Système peut devenir concrète et effective (hypothèse de l’Analyse du 26.07.13), au niveau de la population de l’Amérique du Nord, c’est à travers le discrédit du système judiciaire US, qui a lieu sous nos yeux, maintenant, aujourd’hui, que le Système et les Etats-Unis vont imploser.

(Je ne peux m’empêcher de penser que cela sera plus dur pour la population des Etats-Unis que ce ne le fut pour la population russe (et dieu sait si ce fut dur - et que cela l’est toujours) lors du discrédit de l’URSS et du soviétisme puis de son effondrement en 1989-1991. Eux avaient au moins, dans le sac de leurs ressources disponibles pour affronter cette crise, d’autres références structurantes possibles (la vielle terre de la Sainte Russie et sa dimension spirituelle, tout de même, n’est-ce pas ? même si ce fut souvent la vodka qui l’emporta). A quelle dimension structurante transcendante la population d’Amérique du Nord pourra-t-elle se référer lors de la disparition de l’illusion des Etats-Unis ? – je veux dire : peut-elle se référer, maintenant, puisque le discrédit est là et que l’implosion des Etats-Unis, avec « l’affaire Snowden/NSA », a eu lieu dans la tête et les tripes de sa population – je ne suis pas encore habitué à écrire les choses ainsi, non plus au futur, mais au passé ou au présent !)

La même question vaut pour tous les autres habitants de « l’Empire » – à savoir l’Europe et autres régions « globalisées » de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud, mais en moins tranchant, en moins urgent, puisque d’anciennes références structurantes y existent toujours en profondeur (références de loin toutes pas nécessairement adéquates, tant s’en faut).

(J’ai quelques intuitions derrière la tête, puisque aujourd’hui, il est une échelle et un espace, une unité et un tissu d’interdépendances que nous devons absolument considérer et avec nous devons absolument apprendre à vivre…)

DEUX. Relations Europe – Système d’espionnage globalisé de la NSA (Spiegel du 7 août 2013)

J’ai traité du point de vue anecdotique la perception de ceci que nous pouvions avoir en Europe (à travers les deux feuilletons TV mentionnés, datant des années soixante-dix – cela s’étant considérablement empiré et brouillé depuis, de manière quasi exponentielle). Mais pour rendre les choses concrètes ici aussi, il n’est qu’à ouvrir les yeux sur ce fait que la base de transmission et d’écoute satellitaire de Bad Aibling, près de Rosenheim en Bavière participe activement au réseau d’espionnage globalisé de la NSA, puisque l’interception et l’analyse des données des communications électroniques allemandes se sont faites là-bas avant d’être transmises et intégrées aux USA. Autrement dit : l’interception et la livraison (sur les « 30 derniers jours » ?) de 500 millions de métadonnées concernant les courriels et les téléphones passés depuis ou vers l’Allemagne par vous et moi – et je vous parie ma selle et mon cheval, comme dirait John Wayne avec son accent trainant – «ooouaip !» – qu’il ne s’agit pas seulement des métadonnées mais des données tout court (le contenu des communications : ce que vous écrivez et ce que vous dites).

En Suisse, puisque c’est là que j’habite, la même chose se déroule. La base de télécommunication de Loèche-les-Bains au Valais (que nous appelions « les oreilles de Loèche » ou « les grandes oreilles » pendant la Guerre froide) est également utilisée par la NSA (RTS, Forum du 17.06.13, suppléments ici et ), et des instituts universitaires tout-à-fait voisins et spécialisés dans l’analyse vocale et la transcription automatique travaillent, entre autres mandats privés – financement privé des universités, n’est-ce pas ? - pour le gouvernement US (rts.ch, Forum du 19.06.13).

Voyez ces images des bases de télécommunication en Bavière ou en Valais. Cela a un indéniable côté esthétique, au soleil couchant ou dans les montagnes, n’est-ce pas ?

Mais l’intuition seule dicte ici que les barbelés, caméras de surveillance et l’aspect finalement totalement militaire et parfaitement en activité, et en activité silencieuse, montrent la véritable image de ce qu’il en est (militaire, sécuritaire, actif, silencieux…)

Et que vous soyez en Belgique, au Luxembourg, en Italie, en Espagne, en Tchéquie, en Angleterre évidemment ou ailleurs encore, vous allez trouver le même genre d’installation œuvrant dans le même sens. (Je n’ai pas cité la France, parce que son cas est un peu à part, de fait. Aux Français de me dire ce qu’il en est…).

Tout cela (quelques radomes peints à neuf) semble en premier lieu plus anodin et inoffensif que les bases militaires et aériennes US installées depuis 1945 partout en Europe, que les milliers de têtes nucléaires US stationnés en Europe (le vieux Nike-Hercule à tête nucléaire, déployé entre 1959 et 1988, ici au musée de Redstone, là en Grèce en 1970 ou 1971, ici en Allemagne en 1974 ou 75), que les bases de missiles Pershing et autres cruise missiles installés dans les années quatre-vingts lors de la crise des SS-20 et des « euromissiles » (hé oui, ce sont les années de mon adolescence, on ne s’en défait pas), et autour desquels nous nous écharpions (à plus ou moins bon escient d’ailleurs).

Mais la situation, sous nos latitudes y compris donc, possède actuellement quelque chose de pire que sous la Guerre froide – pire pour l’esprit et la psychologie. La chose militaire possède une certaine légitimité dans le cas de la défense de pays obéissant à des principes de souveraineté et d’autonomie. Elle possède également, dans le cas contraire (occupation, régime illégitime ou agression), une concrétude qui éclaire les enjeux et fixe assez nettement les fronts ou les actions possibles, tant au niveau individuel que collectif (sans que cela soit facile ou dénué de terribles dilemmes, et avec toute la gamme des réactions humaines possibles).

La situation actuelle d’espionnage indiscriminé, aléatoire, globalisée, hors contrôle, menées par des structures étatiques, s’attaque, elle, directement au lien social, au lien civique, au lien politique, au lien de confiance entre une population et tout ce qui permet à une société de vivre (justice, politique, police, fiscalité, économie, affaire, emplois, communication officielle et échanges privés), et ceci non seulement dans les pays directement victimes « d’agression douce » où ces moyens d’espionnage sont utilisés activement dans un but de manipulation électronique de l’information, mais dans nos pays mêmes, qui utilisent, servent et promeuvent ce système. Et ceci, que ces moyens soient utilisés activement par certaines industries, certaines compagnies, certains services, certaines branches du gouvernement, ou qu’elles le soient passivement, dans leur simple présence et par leur simple potentialité. (On retrouvera l’agression fondamentale contre l’identité (la nécessité d’identité, identités collective, individuelle, plurielle…) et la prétention métaphysique du Système clairement analysée par dedefensa.org.)

C’est cela que signifie «Goulag électronique global». Cela pour dire que cela nous concerne aussi, et au premier chef, et intimement, et collectivement. Que l’on habite en Bavière ou à Londres, sous les Tropiques ou en terre orthodoxe, dans le bassin lémanique ou en Amazonie. (Quoique les Indiens d’Amazonie soient peut-être mieux armés que nous pour défendre leur indépendance, même au niveau des moyens électroniques et autres choses modernes – je parle de leur indépendance d’esprit et de corps chèrement défendue, mais avec cet avantage de savoir la défendre et de connaître les enjeux et la ligne de front.)

A nous – à chacun de nous – de voir où est le front toujours mouvant. A chacun de nous de trouver les moyens et l’action de son échappée – individuelle ou collective. Individuelle et collective.

Christian Steiner

Post-Scriptum

Et puisque, je ne sais pas sous quel impulsion, j’ai dédié pompeusement mais amicalement ceci aux jeunes (et à 45 ans, je le suis également encore ! et ceci vaut donc pour moi également), et que je suis retombé « par hasard » sur la bibliothèque de dedefensa.org. et ses archives, lisez-les : elles sont pleines de trésors ici ou , lisez et écoutez ce que les anciens disent (vous risquez d’être surpris comme cela vous parle !). Et puis après, ne les croyez pas trop, critiquez-les un peu, et puis surtout, surtout, sortez faire vos propres expériences, testez et découvrez, agissez, tracez votre voie. Mais toujours, relisez et réécoutez les vieux et rappelez-vous de leurs paroles. Sinon, cela risque de revenir à partir pour l’ascension du Mont Blanc sans chaussures : on peut trouver cela fun et croire les premiers kilomètres qu’on peut le faire, mais ça va être problématique à la longue…)

(Il va sans dire qu’ailleurs aussi on trouve des perles étonnantes – même s’il manque parfois malheureusement les référence. Et puisqu’il y est question du 1984 de Georges Orwell, peut-être peut-on le relire, comme semblent le faire beaucoup de gens aux Etats-Unis, mais aussi écouter cette voix, cet homme qui, ayant passé une jeunesse tumultueuse et aventureuse dans différents endroits de la planète, se retire soudain des forces de police, du journalisme, de l’engagement idéologique et de l’action militaire pour s’isoler, en 1946 et durant la majeure partie de ses quatre dernières années de vie, dans les Hébrides intérieures, là où pour le joindre « il faut prendre la mer et marcher longtemps ». Il s’isola physiquement, pour écrire son célèbre roman (qui tient de la critique, donc de la négativité) mais surtout, pour chercher quelque chose de plus fondamental et de plus profond, une inspiration du grand large, un contact oublié, une nouvelle manière de vivre ou plutôt, une manière renouvelée de vivre (et c’est là où l’on commence à déboucher sur des choses plus positives, plus actives, plus vives… Et c’est cela aussi, écouter une voix : entendre d’où elle parle, les souffrances qu’elle transcende, les énergies qui la font parler…)

Alors… bon vent à chacun !

Et comme le chante Bob Dylan, ailleurs:

«The answer, my friend

»Is blowin’ in the wind

»The answer is blowin’

»In the wind»