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81121 juillet 2008 — Le week end fut moins agité que le précédent (tempête autour de Fannie Mae et Freddie Mac). Ce fut aussi une sorte de “mi-temps de réflexion”, pour tenter de tirer quelques enseignements plus détachés des tempêtes qui se succèdent.
…“Détachés”, certes, pour la distance prise avec l’événement, mais certes pas du tout pour l’état de l’esprit. On choisit au moins trois textes nourrissant cette appréciation et reflétant cet état de l’esprit, de différentes façons et de différents points de vue.
• Un texte de The Independent du 20 juillet sur la crise de Fannie Mae et Freddie Mac, les terribles jumeaux. Le premier d’entre eux (Fannie Mae) fut installé en 1938 pour poursuivre la lutte contre la Grande Dépression que FDR n’arrivait pas à résorber, – et aujourd’hui leur sort est potentiellement porteur d’une nouvelle dépression (« But an ideal born in the dépression […] could cause another one»).
«Many feel they are simply too big to fail. They hold or guarantee over 80 per cent of all US mortgages and as such they are uniquely exposed to the precipitous fall in the value of US housing stock, already down nearly 18 per cent from its July 2006 peak. Moreover, if the asset base of Fannie and Freddie continues its rapid rate of decline, and the US government cannot hold a middle line, then either both businesses will collapse or the debt will be nationalised and move on to the government's books. If either of these extremes occurs, it will make the sub-prime crisis and the current slowdown look like a golden period.
»The contagion of over $5 trillion dollars in securitised mortgage debt has already spread across the planet. Indeed it was Freddie Mac, in 1971, that developed and introduced the first ever mortgage-related security. If the guarantors of this defaulting and devaluing asset base (US taxpayers) decide that the obligations to Freddie and Fannie are strictly speaking non-existent, then it really could be the depression all over again.»
• Un texte plus général du New York Times, du 20 juillet également, avec, en titre, cette terrible et étrange question, cette question inattendue et impensable dans le courant de la pensée américaniste : «Too Big to Fail?» («America too Big to Fail?» dans l’International Herald Tribune, qui reprend l’article), – “impensable” jusqu’à maintenant parce que la question porte sur les USA eux-mêmes, non sur Fannie & Freddy. Le problème soulevé par le NYT concerne le soutien extérieur aux USA, sous la forme de la masse d’argent non-US qui soutient les USA à bout de bras. La forme du texte est si révélatrice de l’état de l’esprit, là aussi, – tous les arguments pour que les amis ne laissent pas “tomber” l’Amérique terminés par un “mais…”: «[T]he United States cannot be allowed to collapse […] But…» Sa publication dans l’IHT, relais US vers le monde extérieur, est également significative, car c’est bien là s’adresser aux “amis” pour leur signifier que tout le monde est solidaire si l’Amérique “tombe”, – et tant pis pour l’hubris américaniste. Enfin, l'emploi du verbe “to fail” (“se tromper”) est complètement ambigu, par sa proximité presque homonymique avec “to fall” (tomber, s'effondrer), alors qu'il est réellement question de “tomber, s'effondrer” avec l'emploi du verbe “to collapse” («[T]he United States cannot be allowed to collapse »)
«In other words, in the estimation of people in control of money, the United States cannot be allowed to collapse, just as Fannie and Freddie cannot be allowed to fail. Too much is riding on their survival.
»The central truth of that logic still seems to be apparent as the Treasury keeps finding takers for American debt.
»So the government offers its rescue of the mortgage companies, and foreigners keep stocking the government’s coffers. “They don’t want the U.S. to go into the worst downturn since the Depression,” Mr. Tilton says.
»But all the while, the debt mounts along with the costs of an ultimate day of reckoning. Debate grows about the wisdom of leaning on foreign credit, and about how much longer Americans will retain the privilege of spending and investing money that isn’t really theirs.
»Bailouts amount to mortgaging the future to stave off the wolf howling at the door. The likelihood of a painful reckoning is diminished, while the costs of a reckoning — should one come — are increased.
»The costs are getting big.»
• Un texte du WSWS.org du 19 juillet, sur une étude intitulée “The Measure of America”, sur l’état sociologique des USA, réalisée par diverses organisations dont Oxfam et publiée par Columbia University Press, ce qui est, à son tour, une mesure de son sérieux; avec comme principal enseignement: «…a portrait of America that shows much of the country’s population living in conditions that are closer to the “Third World” than to the “American Dream”». Le rapport note également ceci qui, par rapport à l’affirmation sociale fondamentale de l’American Dream (l’émergence et le développement d’une classe moyenne), constitue sans aucun doute une mesure de la gravité de la crise socio-économique aux USA: «Social mobility is now less fluid in the United States than in other affluent nations. Indeed, a poor child born in Germany, France, Canada or one of the Nordic countries has a better chance to join the middle class in adulthood than an American child born into similar circumstances.»
• En un sens, l’acceptation par le New Hampshire d’une offre de Chavez pour du pétrole gratuit, qu’il refusait deux ans plus tôt par “patriotisme”, montre à sa façon l’évolution de la situation socio-économique.
Dans un très récent commentaire, du 18 juillet, Paul Krugman tient pour acquise, à moins d’accident extraordinaire, l’élection de Barack Obama. Mais, précise-t-il, ce n’est pas Obama qui sera élu mais la crise économique, à cause de laquelle, aujourd’hui, aucun républicain ne trouve grâce aux yeux des électeurs. Par conséquent, conclut Krugman, ce n’est pas l’élection d’Obama qui nous intéresse mais ce qu’Obama va faire de son élection, – «But what the economy gives [the Obama’s élection,] it can also take away. If the current slump follows the typical modern pattern, the economy will stay depressed well into 2010, if not beyond – plenty of time for the public to start blaming the new incumbent, and punish him in the midterm elections. […] If you ask me, there isn't much suspense in this year's election: Barring some extraordinary mistakes, Obama will win. Assuming he wins, the real question is what he'll make of his victory.»
Ce commentaire, tout comme ce qui précède, signifie qu’un répit dans la pression de la crise en cours permet pour un instant d’observer le plus long terme. Le paysage n’est pas encourageant. A cette occasion, on fait l'hypothèse que l’appréciation de la situation est en train de changer et de se porter, sans que la crise financière soit terminée pour autant, vers les effets de cette crise sur ce que les experts nomment “l’économie réelle”.
Il est donc question de la réalité. Celle que nous offre le rapport qu’analyse WSWS.org est particulièrement remarquable. Puisqu’on aime à faire parler les chiffres, surtout aux USA, laissons-les ici nous dire quelques vérités accablantes. Il est vrai qu’il s’agit de cet immense pays qui prétend être le phare de l’espérance du monde et qui est en voie de “tiersmondisation”, avec une mortalité infantile à la 34ème place, au niveau de celle de la Croatie ou de la Pologne, avec une espérance de vie à la 42ème place, derrière le Costa-Rica et la Grèce, avec 24% de la population carcérale du monde pour 5% de la population, etc. Il est vrai que le calme d’un week-end entre deux tempêtes conduit le New York Times, non pas à rassurer ses troupes sur l’inoxydable vertu du système, mais à poser in fine cette question incroyable, en titre d’un article sur l’économie, après voir constaté sans originalité que cette immense puissance économique et financière dépend aujourd’hui massivement de l’argent des autres: “L'Amérique peut-elle se tromper” (en réalité: “L’Amérique peut-elle s’effondrer ?”)
A la lecture de ces diverses choses, nous sommes conduits à observer que c’est également une nouvelle chronologie qui s’ouvre, à l’occasion de l’élection présidentielle. Nous nous engageons dans la voie de la longue crise (au moins jusqu’en 2010, sans doute au-delà, dit Krugman), accompagnés désormais des spectres multiples de la Grande Dépression, – le fantôme de la grande fracture de l’histoire des Etas-Unis. Nous allons être désormais soumis au journal permanent des interrogations inquiètes, des hauts et des bas, des brutaux effondrements de l’humeur suivant de brusques et irrationnels accès d’espérance. Nous entrons dans une période d’instabilité psychologique chronique, concernant non plus l’hypothétique Ennemi extérieur mais bien l’équilibre intérieur, perçu désormais comme l’Ennemi par essence. (Effectivement, la dialectique rooseveltienne identifiait, à partir de 1932-33, la Grande Dépression comme l’Ennemi mythique contre lequel la population était appelée à se mobiliser comme dans le cadre d’une guerre.) Nous achevons ainsi la présidence Bush, qui voulut instituer une mobilisation générale et une union de fer de la population, avec la “conquête du monde” à la clef, qui se termine par un repli général sur la situation intérieure de crise aux USA. C’est un retournement remarquable de rapidité, qui montrerait à suffisance que la présidence Bush n’a fait que mettre à jour une situation latente.
Sans plus interférer sur les prévisions ainsi présentées, sur la longueur de la crise, voire sur la possibilité que la “sortie de crise” soit cataclysmique, il faut envisager que ces constats constituent un complément intéressant à la réflexion mise en ligne ce même jour. La question devient alors de savoir dans quelle mesure la crise intérieure US ne pourrait pas jouer le rôle complémentaire de deus ex machina pour un Obama devenu président et qui voudrait prendre ses distances de la politique de sécurité nationale traditionnelle (prendre ses distances du complexe militaro-industriel); ou bien, variante, dans quelle mesure cette crise pourrait forcer un Obama devenu président à prendre ses distances de cette politique.
Ce que nous disent ces textes du week-end, c’est simplement que les USA sont brutalement passés, en l’espace de quelques années, de l’état de l’affirmation bruyante d’une hégémonie mondiale à l’état d’un monstre difforme maintenu en situation de survie artificielle. Curieuse situation, dans une civilisation qui vit à l’heure du cloisonnement systématique des grandes tendances qui la secouent: il reste à faire la connexion entre les ambitions poursuivies d’interventionnisme extérieur qu’Obama prend peu ou prou à son compte, volontairement ou pas c’est selon, et, d’autre part, cet état épouvantable du monstre tenu sous perfusion. La similitude de cette situation avec celle de l’URSS en 1985, au moment de l’arrivée de Gorbatchev, est décidément remarquable. Le point d’interrogation demeure, plus imposant, plus écrasant que jamais: Obama peut-il et/ou voudrait-il être un Gorbatchev américaniste?
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